mardi 18 février 2014

La complétude de la volonté

Le complotisme se distingue du complot en ce que le complot exprime la volonté de laisser entendre que les hommes peuvent changer le cours des choses, en cas de pépin (de crise). Le complotisme serait l’interprétation qui systématiserait la puissance de l’homme jusqu'à la rendre toute-puissante : dans le sens selon lequel l’homme peut prendre le contrôle du réel. Cette puissance de l’homme s’appuie sur la volonté, ainsi que Schopenhauer l’a expliqué.
Schopenhauer réussit à faire de la volonté, non la clé de voûte explicative de l’homme, ce qui constitue déjà une exagération de son influence, mais du réel, ce qui relèverait du fantasme visible, s’il n’avait eu le génie de faussaire de rendre la volonté absurde. Absurde : sans cause (grundlos), ce qui interdit de s’interroger sur sa dimension, sa nature ou son origine. C'est une cause aussi absurde que l'absurde qu'elle revendique.
Le complotisme part de cette idée selon laquelle l’homme, non seulement peut diriger le réel, mais encore doit le diriger. Selon cette optique, si le monde est absurde et que la volonté le régit, l’homme dispose, avec sa volonté et son intelligence, des moyens de régenter le monde. Le complotisme va encore plus loin : il décrète que le monde doit être dirigé par l’homme et que ce qui survient par hasard correspond à de l’imperfection, au sens où la volonté humaine n’a pas eu le temps de le polir.
Pour le complotiste, la volonté est humaine, puisque le monde est inféodé à l’homme. Avec le complotisme, le fonctionnement du monde est explicable; le hasard (synonyme de l’absurdité) se trouvent expliqué par la toute-puissance humaine. Du même coup, le hasard ne l’est plus sur un point décisif : il n’est plus la force aveugle et incompréhensible qui dirige le monde, si l’homme s’y substitue. Par contre, l’homme en se substituant au principe fondamental qui explique le réel n'explique pas pour autant le fonctionnement des choses. Il reste du hasard, puisque l'on ne peut expliquer l'ensemble du réel, mais ce qui importe, c'est que l'homme puisse se substituer au hasard, pour la seule partie qui importe soit le monde de l'homme.
A l'explication, l'on substitue la puissance. Il est superfétatoire de chercher à expliquer le fonctionnement du réel si ce qui prime à al compréhension, c'est la domination. Cette conception contient des éléments d'immanentisme, même si le complotisme est la radicalisation de l'immanentisme, plus précisément de Schopenhauer (étant entendu que Schopenhauer est plus proche de Spinoza que ce qu'on veut bien reconnaître). L'immanentisme se contente d'affirmer que seul importe que l'homme soit maître de sa sphère d'influence, tandis que le complotiste généraliserait ce raisonnement et rendrait l'homme responsable du cours du réel.
Le complotisme s'avance comme l'extension aberrante de l'immanentisme, plus exactement de la doctrine que professait Schopenhauer. Selon le complotisme, non seulement l'homme par sa volonté dispose des moyens de dominer le réel, de le façonner à sa guise, mais encore il se trouve doté de l'autre privilège exorbitant d'être capable d'extirper ce que l'on nomme l'inconscient de l'homme. Si l'homme peut ne pas connaître certains éléments du réel, ce sont des éléments de connaissance qui sont secondaires. Le prioritaire est que les hommes puissants prennent la place de ce qui est inconnaissable (au sens où il est caché de l’homme, mais dénué d'importance).
Cette connaissance s'apparente à la puissance. Son objet est de rester caché, en ce que si elle n'était pas visible, c'est qu'elle était inaccessible à la majorité de ceux qui vivent dans le superficiel. Superficiel qu'il conviendrait de distinguer de l'apparence, en ce que le règne de la puissance est caché comme l'apparence véritable de la nature humaine derrière l'autre apparence usuelle, et non l'essence derrière l'apparence. 
Ce qu'on nomme le caché, c'est la connaissance véritable, en ce qu'elle a longtemps été incomprise. Elle s'apparente à la domination. Elle est cachée : elle n'est pas comprise par la majorité - c'est une connaissance aussi élevée qu'élitiste. Le caché signe sa rareté, au contraire de la possibilité d'extension de ce qui est inconnu à la majorité (au plus grand nombre). Le caché sert de catalyseur à l’élitisme.
Au lieu d'estimer que ce qui est caché peut être connu, on estime que ce qui est caché ne peut être connaissable de manière que de façon élitiste, par les initiés qui pourront jouir de la véritable connaissance - à partir du moment où ce que l'on nomme connaissance se trouve mal compris et où elle désigne l’accroissement de la domination.
Outre que le complotisme assume ce que le spinozisme fait mine de manière hypocrite de pouvoir étendre à tous (en tout cas de rendre tous concernés), alors qu'il s'agit d'une doctrine de l'élitisme et de la domination (l'accroissement de la puissance en lieu et place de la liberté), le complotisme subvertit la connaissance qui porte sur l'ensemble du réel (de type philosophique) et dont les applications sont scientifiques, pour en rendre le type politique (dans un sens très particulier et restrictif), avec une inflexion oligarchique qui réduit encore la sphère politique à une réalité seulement individualiste.
Le complotisme revendique d’avoir défini la connaissance comme domination et le principe de domination comme politisation paradoxale, de type individualiste. Le complotiste est individualiste, tout comme la lecture de Schopenhauer conduit à l’individualisme forcené (mais le spinozisme aboutit à des considérations politiques qui sont d'obédience libérale, et il faudrait étudier les parentés de pensée entre Spinoza et Grotius). La négation de la connaissance de type traditionnel s’effectue par le refus de reconnaître que la connaissance est collective (et concerne l’humanité, pas tel individu particulier). La connaissance complotiste est individualiste; et ne concerne dès lors plus que la possibilité de dominer.
Elle résout le problème scientifique, puisque son aspect se trouve relégué au deuxième plan : ce qui compte est bien de dominer. La dimension toujours incomplète et à compléter de la connaissance se trouve résolue par sa mise au second plan : c’est la domination qui compte, ce qui fait que les dominateurs sont les dépositaires d’une connaissance dont le propre est de ne rien connaître du tout et de remplacer l’acte de connaissance à venir par la domination palpable et présente. L’exercice de la domination implique que la connaissance soit obtenue ici et maintenant, que le dominateur détienne la connaissance principale, celle de la domination. 
Cette domination est une connaissance particulière, en ce qu’elle ne vise pas à rendre visible (connu) ce qui est inconnu, ce qui implique que le caché soit visible pour tous, mais à localiser le connaissable dans la sphère du caché, en décrétant que le caché ne peut être visible et doit rester tel. Le caché n'est pas inconciliable avec la connaissance, il constitue au contraire la condition d'existence et de possibilité de la connaissance.
La domination résout aussi le problème du caché. Ce dernier possède une fonction primordiale dans le complotisme : autant dans l'entreprise de connaissance, ce qui est caché est appelé à devenir visible; autant dans le complotisme, il est besoin de créer une niche où le caché doit non seulement rester tel, mais en outre possède la fonction capitale : celle de proposer que la véritable connaissance soit cachée. 
L'immanentisme proposait une nuance : le caché est ce qui n'est pas connu, mais qui se place sur le même mode que ce qui est connu. Il n'y a rien à apprendre de l'inconnu sinon qu'il est du connu possible (de ce fait, il n'existe pas d'inconnaissable, plutôt le refus de voir ce qui est visible et qui ne veut pas être vu du fait qu'il dérange, ce qui est un problème moral, non plus épistémologique).
Rien d'autre à objecter à l'immanentisme, sinon qu'il déforme la structure du réel pour empêcher que la connaissance dépasse la sphère du désir (définie et revendiquée comme complète). Et Schopenhauer propose une inflexion dans l'immanentisme, en ce qu'il considère que le réel étant absurde, la connaissance est absurde. Elle est de deux sortes : 
- soumise à un ordre que l'on peut connaître, qui est absurde; 
- avec la musique, révélant qu'il est une extériorité (au demeurant absurde) à l'absurde, avec cette précision que ce réel est inconnaissable (tout comme la musique ne veut rien dire). 
De telle sorte que la connaissance est selon cette conception quelque chose d'inutile au possible : rien ne sert de connaître, puisque ce qui sera découvert sera tout aussi absurde que ce qui était connu (aussi égal, prévisible et morne).
L'immanentisme apporte une inflexion à Schopenhauer - plus lointainement à l'immanentisme : le monde serait absurde s'il n'existait une connaissance. Cette dernière est individualiste, cachée et élitiste. Ce n’est plus la connaissance classique, au sens où elle ne permet pas de connaître de manière définitive, c’est la connaissance qui permettrait à la fois de connaître l’ensemble du savoir capital et de considérer que ce savoir capital n’existe que dans la mesure où il est cantonné à un domaine restreint, dont la particularité éclatante est d’être caché. Le caché est ici moins ce qui change de la structure du visible que la zone qui séparerait le non-être de l’être.
Le non-être serait le lieu où rien n’est, tandis que l’être désignerait le visible. Le caché serait ainsi le lieu de l’exception, qui n'est ni du non-être, ni de l’être. Il serait ce qui est supérieur à l’être, en ce qu’il permet de le dominer, de le commander, de l’influencer. En ce sens, il est le lieu de l’exception qui confirme la règle, le lieu où l’exercice du pouvoir est possible, le lieu sans lequel on ne peut rien expliquer. Toutes les lois du réel, qui nient le complotisme (et non le complot, comme tentative désespérée de changer le cours du réel visible et de tenir le visible pour la plus haute expression du réel tel qu’il apparaît donné), se trouvent dominées par l’arbitraire supérieur du caché.
Le caché est le lieu de la domination par excellence, au sens où le complotisme fait de l’homme le dominateur du réel. Cet homme qui domine le réel n’est pas l’homme ordinaire, tout comme le caché n’est pas le réel ordinaire. C’est l’homme qui possède les caractéristiques pour vivre dans l’extraordinaire, qui ne peut être que - caché. C’est un superhomme qui possède les qualités exceptionnelles de la domination et de la connaissance (dans ce sens tendancieux).
Cet homme privilégié n’est pas le surhomme nietzschéen, pas davantage que le surhomme fasciste (les nazis essayeront de déformer la philosophie de Nietzsche, non qu’elle leur soit antithétique, mais qu’elle se situait bien au-delà de leurs prétentions idéologiques, dans le lieu de l’oligarchie esthétique). Le surhomme nietzschéen n’est pas l’homme du caché, mais l’homme de l’hypervisible. Quant au surhomme fasciste, il feint de croire que le surhomme serait cantonné à l'expression politique.
Le politique est encore trop vaste (étendu) pour l'optique du caché, qui n'accepte que l’élitisme, le plus viscéral de préférence. La domination de l'homme intervient par la création de catégories qui sont intenables et contradictoires : l'individualisme est perclus de contradictions et sa légitimation s'organise par le caché. 
Mais qu'est-ce que le caché, sinon un mythe oscillant entre le mensonge et le surnaturel? Le complotisme fonctionne si bien par temps de crise parce qu'il offre des repères à une époque où les repères vacillent (quand l'époque est sûre de ses repères, le complotisme est la dérive de quelques esprits échauffés).  Mais le complotisme n'est que la partie émergée d'une manière de penser qui est implantée en l'homme et sans laquelle le complotisme ne pourrait fonctionner. 
Cette conception est philosophique, et exprime des pensée aussi subtiles et nuancées que le spinozisme ou Schopenhauer, que je regroupe sous le terme d'immanentisme. Le complotisme est la dégénérescence qui ne pourrait jamais passer auprès des populations d'une société dont les valeurs sont en crise, s'il n'était adossé sur des valeurs plus générales et moins caricaturales, comme l'immanentisme. Il resterait à déconstruire la théorie philosophique qui se trouve derrière l'immanentisme, plus encore que la théorie politique. 
On le mesure avec le débat Nietzsche le philosophe, qui aurait été récupéré par le nazisme, alors qu'il n'est politiquement pas nazi. Mais il faudrait ajouter qu'il existe une correspondance à toute conception oligarchique (de laquelle ressort avec virulence le nazisme) dans le domaine philosophique : c'est le nihilisme, dont l'immanentisme est une expression importante à l'époque moderne.

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