vendredi 29 mai 2015

Le marqueur du faux

Que le mensonge puisse exister, alors qu'il dessert le dispositif de la vérité, ou que le néant puisse exister sous une forme admissible pour la pensée transcendantaliste : comme ce qui est dit, mais aussi comme ce qui n'existe pas - voilà qui montre l’ambiguïté de nos concepts qui relèvent de l'être. Car l'on voit mal comment ce qui est, s'il est tout, pourrait laisser place aussi à ce qui n'est pas (à cet égard, le mensonge définissant le faux, relève du néant). On ne peut dire, comme le fait la philosophie depuis Descartes, que ce qui n'est pas existe pourtant, seulement sous la forme langagière, sans que cette existence paradoxale, pour ne pas dire déniée, ne soit aussi existence ontologique.
Cette incohérence est tellement énorme à l'examen que je ne comprends pas comment la philosophie moderne a pu y souscrire - sinon parce qu'elle se retrouvait coincée sinon, étant contrainte d'admettre, de manière déniée, qu'il ne peut y avoir que de l'être, bien que l'être admette le néant. On voit mal, pour reprendre la terminologie de Descartes, pourquoi la perfection souffrirait l’imperfection, ce qui suffit à remettre en cause la définition même de la perfection.
Cette prétention de la philosophie à n’accepter que de l'être au prix de l'incohérence - l'admission du néant - relève, non de la seule philosophie moderne, de la pensée atavique, celle de type transcendantaliste : comme il n'est pas possible de penser le réel autrement que de manière univoque et homogène, alors l'on n'accepte que l'être comme texture du réel; puisque l'on ne peut le définir sans se trouver obligé d’accepter le néant, la tentative platonicienne de le définir au sein de l’Être comme l'autre ayant échoué; alors s'explique l'hypothèse cartésienne : le néant existe uniquement sous forme langagière, donc n'est pas. 
CQFD.
L'immanentisme d’obédience spinoziste radicalisera la position cartésienne en décrétant que ce défaut, fût-il langagier, implique que l'on ne se préoccupe que de son désir, décrété complet - donc que cette question se révèle inutile. Cette position permet de proposer une définition de l'être qui soit complet, au sens où il forme un ensemble délimité et stable, et où il élimine la reconnaissance intenable du néant. Mais l'élimine-t-il de manière langagière? Spinoza n'a-t-il pas ajouté une couche supplémentaire de déni - sans résoudre le problème?
Chez Descartes, le complet occupe une place ambiguë, puisque Dieu peut y prétendre, mais de manière incompréhensible; ce qui explique encore moins l'existence du néant, à moins de consentir à ce que Dieu ait créé le néant, mais alors le néant serait un sous-produit de l'être, et serait un dogme à respecter parce qu'on considère qu'il émane de Dieu, sans qu'on puisse ni le concevoir, ni le rendre cohérent.
Mais le fait que l'être, soi-disant complet, soit contraint d'admettre le néant (ou quelques-uns de ses paronymes) implique qu'il n'est pas ce qu'il annonce, démentant ses prétentions, tant à la complétude et à la perfection. Et le néant n'est jamais qu'une définition paradoxale, qui, non seulement résiste à tout effort de définition, mais ne peut se passer de l'être dont elle n'est que la négation paresseuse - autrement dit : elle ne sort pas de l'élément dont elle entend renier le caractère indépassable.
Si bien que les véritable fondement de la pensée de l'être se révèle en réalité duel : l'être et le néant, ce que rappelle leur carence réciproque, eux qui, malgré leurs dénégations, se tiennent par la barbichette. Le non-être a autant besoin de l'être que l'inverse - il prétend ne pas être, à condition d'être d'autant plus. De même, l'être ne peut se passer du non-être pour asséner sa toute-puissance, ce qu'illustre la position de Descartes, qui entend corriger l'erreur de la métaphysique qui le précède en énonçant la coexistence de l'être et du néant (le défaut, aussi minimaliste soit-il, n'en demeurant pas moins quelque chose en trop, fût-ce sur le mode négatif).
Il s'agit de reconnaître, non que l'être n'est pas, position intenable défendue par Gorgias, sanctionnée dans le temps par le discrédit, mais que l'être n'est pas seulement, autrement dit que la complétude n'existe pas, puisqu'elle reconnaît un complément inavouable, qui plus est sous une forme incohérente. Mais qu'est-ce alors que le faux, si le non-être constitue la mauvaise définition de ce qui n'est pas de l'être, et qui se définit autrement que la définition de l'autre?
Le faux n'existe que s'il signale en creux qu'une certaine forme se révèle ne pas être. Dès lors, il ne survient dans l'être que comme potentialité : l'être peut changer ce qui est en ce qui est identifié comme n'étant pas, parce qu'il existe un potentiel qui l'y amène, et qui autorise l'erreur. Mais cette potentialité qui change l'être n'est pas à situer à l'extérieur - de l'être, surtout s'il s'agit d'une anti-réalité (comme chez Aristote). Sinon, le faux désignerait l'existence de quelque chose d'autre - bien de quelque chose. 
Le fait que le faux soit désigné, comme chez Descartes, par le manque ou le défaut, soit ce qui est en n'étant rien, implique que la reconnaissance de cette existence impossible (être rien, si l'on veut), oxymorique, renvoie à un objet mal défini, mal envisagé, qui n'est pas la réalité alternative à l'être que tant prétendent, après l'avoir dénié, ni la réalité identique à l'être, bien que distincte et connexe, mais une forme interne à l'être, sans laquelle l'être incomplet manquerait de cette complémentarité qui lui permet de se déclarer complet, parfait, total et couvrant. 
Le néant ne saurait se présenter comme une anti-réalité, terme qui n'a pas de sens - sinon, qu'est le négatif, vu qu’il ne peut se passer du positif auquel il s'oppose? Il ne s'agit pas d'estimer que le faux serait supérieur au vrai, mais de constater ce que l'existence de ce faux faussée révèle en fait. La possibilité qu'il y ait du faux implique que le vrai tel que l'être le répercute n'est pas total (et non que le fax existe en tant que concurrent au vrai) et que la latence qu'il implique relève d'autre chose que de l'être connu - justement de la possibilité.
Ce qui est intéressant - et significatif, c'est que l'on puisse mentir, et non que l'existence du faux soit tenue pour telle à tort, comme un Nietzsche a pu le prétendre, en estimant que l'urgence commandait de renverser les valeurs morales - sans créer de nouvelles valeurs. Contrairement à cette démarche faussement alternative, et vraiment stérilisante, l'existence du faux révèle plutôt que le vrai n'est que relatif à l'être et que l'être n'étant pas le tout, il ne peut y avoir de vérité intangible, et fixe, telle qu'elle est conçue dans une optique transcendantaliste. La vérité est relative à l'être, qui n'est pas l'ensemble du réel, ce qui rend la créativité supérieure à la vérité dans l'ordre des valeurs qui définissent le champ instable et plastique du réel.

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