mercredi 5 avril 2017

L'indépassable du négatif

Ce qui engendre la reconnaissance du négatif, c'est qu'il permet de figer le réel, de donner l'impression que l'entendement a saisi quelque chose dans la sarabande effrénée qui caractérise notre expérience du réel et qui empêche que nous puissions détenir le réel. Au moins l'approche du négatif a-t-elle permis de saisir du réel, à défaut de réel dans son intégralité (exemple paradigmatique avec le cas Schopenhauer). 
Après la philosophie de Platon, dont la noblesse hautement idéale peine à saisir le réel dans sa toute-positivité, le geste d'Aristote rend le négatif populaire dans l'histoire de la philosophie, en ce qu'il lui donne une postérité pour la pensée monothéiste. Le propre de la métaphysique est ainsi d'estimer que le négatif peut être du positif, à partir du moment où elle énonce que le positif s'obtient par le négatif.
Aristote n'obtient l'être fini qu'en le bornant et bordant de non-être. Du réel ne s'obtient que par le travail de limitation du négatif (et encore, on ne trouve que du réel, pas le réel). Descartes approfondit ce geste en empêchant que la métaphysique devienne manifestement fausse, comme c'est le cas à partir de la révolution expérimentale, qui sanctionne l'approche erronée de tous les métaphysiciens, quels que soient leurs mérites interprétatifs.
Pour ce faire, Descartes choisit le négatif qui est propre à l'univers du jugement, le doute. Comme tout terme négatif, le doute est un état transitoire à l'intérieur d'une faculté positive. Il doit mener au positif. 
Or Descartes lui confère une valeur qui est plus que transitoire, au sens où il prétend obtenir la vérité (le positif) à partir de lui. S'en suit une incohérence née de ce choix du doute comme critère de sélection, qui engendre un manque dans la logique générale du raisonnement.
Du coup, Descartes doit réintroduire le néant (également le manque ou le défaut) en plus de l'infini parfait (Dieu), comme si cette coexistence était possible. C'est dire que Descartes estime que la conformation du réel dépasse les lois de la logique et qu'il n'est pas possible de comprendre le réel, au-delà du constat selon lequel notre entendement n'est pas capable de comprendre comment fonctionne le sens instauré par Dieu autrement que sous la forme du paradoxe précisément, ce qui constitue l'expression archétypale du négatif. 
Donc Descartes en reste lui aussi au négatif et estime que le métaphysicien ne peut aller au-delà du négatif, ce qui signifie que la raison humaine est négative de part en part, donc qu'il existe une positivité du négatif qui rend possible le déploiement du raisonnement et qui légitime la principe de contradiction derrière l'affirmation de la cohérence à tout crin. 
Le négatif n'est pas seulement l'expression de la partie, du réel dans son ensemble si on prend l'acception la plus générale; il est aussi le refus de la preuve, puisqu'au final, si la philosophie de ce type accepte des vérifications intermédiaires, c'est à la condition expresse, et à la limite indicible, que le fondement soit lui indémontré et indémontrable (Dieu peut commettre l'impossible, dit Descartes). 
Le négatif est dans le langage la limite qui ne peut être expliquée, l'idée selon laquelle il faut toujours édifier le positif sur du négatif, qu'il n'est pas possible de faire autrement. C'est la grande idée sur laquelle s'est édifiée la pensée : qu'il n'est pas possible d'échapper au négatif et donc qu'il n'est pas vraiment de positif autrement qu'incompréhensible et inexplicable. 
Aristote renonce ainsi au positif, puisque son Premier Moteur est une idée pleine de questions et de problèmes; Descartes surgit pour expliquer que Dieu est fondamentalement inexplicable, puisque capable de lever le principe de non-contradiction et de rendre possible l'impossible, rationnel et réel le miraculeux.
Mais n'est-ce pas toute la philosophie qui fondamentalement s'avère incapable d'accéder au positif, à partir du moment où elle se montre rationaliste? Le transcendantalisme fonctionne sur l'idée selon laquelle il existe autre chose de supérieure au rationnel humain : le divin, qu'il soit rationnel ou non, suivant les hypothèses.
Le positif est ainsi extra-humain ou n'est pas. Dès lors, la philosophie est forcément négativiste, et elle est obligée de se fonder sur le négatif, tout comme elle est obligée de le cacher, plus ou moins, sans quoi elle en ressortirait discréditée.
Raison pour laquelle la philosophie ne parle jamais du vrai nihilisme, qui ne désigne pas cette idéologie destructrice de la fin du dix-neuvième, un mouvement au fond destiné à vite disparaître - mais la part autrement plus importante de la pensée humaine, qui excède de loin la philosophie, qui s'y retrouve à chaque fois que l'on parle de néant ou de paronymes, cependant, et qui se pose comme la religion de la négation de la religion. L'histoire du nihilisme ainsi entendu est bel et bien à faire, car il repose sur l'implicite. 
J'ajoute que des philosophes comme Nietzsche ont pu sembler donner une définition philosophique du nihilisme, le dernier homme du vingtième siècle en gros, mais, outre que Nietzsche n'a pas compris que le nihilisme qu'il projette sur le futur exprime en fait sa propre philosophie - il n'a pas compris pourquoi son projet est nihiliste. 
C'est parce qu'il exprime, singulièrement dans la perspective immanentiste moderne initiée par Spinoza, le nihilisme comme tendance fondamentale de la pensée humaine, celle-ci se débattant entre deux contraires, le transcendantalisme et l'immanentisme. Il n'en est qu'une des expressions contemporaines, et non pas comme il l'imaginait dans sa mégalomanie outrancière le couronnement extatique (tout chez Nietzsche s'avère toujours outrancier, grandiloquent, voire histrionique, car il est victime de pulsions maniques caractérisées).
On peut définir le nihilisme comme l'idée selon laquelle on ne saurait dépasser le négatif. A ma connaissance, seul Schopenhauer et Gorgias l'ont professé explicitement, les autres s'en accommodant plus ou moins implicitement - exemple : Descartes déclare sans peur de l’incohérence que le néant existe seulement dans le langage, mais pas dans la réalité, ce qui impliquerait que l'erreur est déconnectée de la réalité.
Mais tous ont dû l'incorporer dans leur philosophie, même celle de Platon qui essaie de définir le non-être comme l'autre, sous la forme de l'infini, ce qui indique qu'on reconnaît que le fini est partiel, qu'il existe autre chose que lui, mais sans pouvoir réussir à le définir. 
Les plus imprégnés de nihilisme professent explicitement l'existence du vide, que ce soit de manière franche, comme c'est le cas de Gorgias ou Démocrite, ou de manière plus discrète, comme c'est le cas d'Aristote, qui passe pour le rationaliste par excellence, alors qu'il déclare, en tête de sa Métaphysique, mais seulement en tête, que l'être est multiple et coexiste en étroite connexion avec le non-être, qui est tout aussi multiple, quoique incompréhensible, donc irrationnel.

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