vendredi 7 septembre 2012

Athéisme

Quand on dépeint l'Occident comme la civilisation de l'athéisme, on se trompe à double titre :
1) l'athéisme reviendrait à estimer qu'à côté du monde sensible, il n'existe rien. Le divin correspond à l'idéal : le fini ne peut être complété dans un système homogène que par l'infini. Sinon, il comporte un manque. L'athéisme est aussi cohérent que la dépolitisation : si l'on ne se politise pas, on participe à la destruction de sa société, ce qui relève de l'attitude suicidaire; si l'on verse dans l'athéisme, on adopte une conception théorique déficiente, qui recèle des répercussions dans le comportement (appétit de destruction, validation de la loi du plus fort, mépris pour les faibles...);
2) il serait préférable de parler de matérialisme au sens antique. Le matérialisme marxiste et révolutionnaire comporte une contradiction interne : comment peut-on changer ce qui est donné? Comment faire relief sur le donné? Rosset dans Logique du pire avait mis en évidence la contradiction, afin de mieux opter pour l'immanentisme terminal, à la suite de Spinoza et Nietzsche, et contre les tentations des postmodernes progressistes, comme Deleuze ou Derrida.
Il ne s'agit pas de matérialisme antique au sens où ce dernier oscille entre la méontologie, vite abandonnée car trop contradictoire, des Abdéritains (Démocrite en tête) - et l'épicurisme, tentative pour réformer le matérialisme, qui se heurte au dévoilement abrupt de son caractère indémontrable. L'atome reste indéfini et pose le problème de son fondement : le fondement doit toujours être repoussé et l'infini revient à de l'indéfini (comme dans le cartésianisme, puis, plus tard, le défilé des apparences qui remplacerait l'Etre, selon Nietzsche). Le système utilisé promeut le matérialisme tournant autour du désir.
Le matérialisme postule (sans le prouver) que le réel se rapporte à la matière. Il s'agit moins de se préoccuper du problème général que de le décréter insoluble. Dès lors, le primordial se concentre sur la sphère de l'existence privée. C'est l'immanentisme qui soutient cette théorisation du réel, consistant à se débarrasser du problème de l'infini, en le définissant sous un vocable peu clair et négatif, l'incréé, et en considérant qu'après tout, le problème n'est pas de définir l'infini, mais de se préoccuper de son influence. 
La définition du désir complet n'est ni utilitariste, ni matérialiste. Elle serait plutôt hétéronome, au sens où le fondement varie autant que le but change : on nous présente l'affaire comme si c'était le désir qui était la clé de tout effort de théorisation, mais ce désir n'est complet que s'il se montre intelligent - sans quoi il devient dominé. Est-ce alors l'intelligence qui fonde le désir ou le désir est-il autotélique? Ces variations montrent que nous sommes en présence d'une théorie instable et versatile, qui ne dégage pas de fondement, mais qui oscille sans cesse entre désir et intelligence.
La monstruosité de l'immanentisme ne tarde pas à apparaître une fois que l'on mesure le travail de subversion auquel Spinoza s'engage en reprenant les termes de la tradition pour leur conférer un sens différent, qui, loin de connoter l'innovation, prolonge l'effort atavique du nihilisme. La liberté n'est pas le libre-arbitre. Elle est invoquée dans la mesure où elle renvoie à l'accroissement de puissance, dont le caractère vague rend moins abrupt sa signification véritable : la domination et la destruction. Si le désir pour tendre vers la complétude a besoin d'accroître sa puissance, alors il détruit et domine son entourage.
En termes explicites : il me faut dominer les autres désirs pour que mon propre désir soit complet. Telles sont les répercussions que recèle l'accroissement de puissance. Je ne peux instaurer de désir complet qui soit égalitaire - ce qui ruine la tentative marxienne, et les révolutions marxistes, et qui en dit long sur la faiblesse des actuelles tentatives de morale matérialiste. L'immanentisme ne résout pas le matérialisme, mais il instaure une tentative de théorisation fondamentale, plus portée sur le comportement que sur la physique :
Physique : les atomes.
Comportement : Spinoza instaure l'éthique en lieu et place de la morale idéaliste.
La reconnaissance de l'éthique indique l'hétéronomie du désir, puisque l'éthique ressortit de l'évaluation et devient un critère plus flou que les atomes. Les atomes transpirait leur erreur en s'ancrant sur un fondement clair, à défaut d'être irréfutable; tandis que l'évaluation éthique est plus malaisée à cerner. Comme l'hétéronomie est moins discernable, l'observateur sous-entend que l'éthique aurait résolu le problème moral et qu'elle s'impose comme le modèle à suivre.
Si notre époque est immanentiste, plus que matérialiste ou athée, c'est parce que l'immanentisme a l'intelligence de se présenter comme éthique : l'art de vivre y est promulgué au rang de sagesse. L'immanentisme dépasse les idéologies et les matérialismes par son compromis entre l'application et la théorie préservée. A l'autre bout de la même chaîne, la métaphysique est beaucoup plus théorique. L'immanentisme en est une hérésie (Spinoza corrige Descartes, qu'il entend supplanter).
Le cartésianisme suscita des questions, incompréhensions, incertitudes, spéculations, etc. Spinoza a tenté de corriger le tir. Il s'est attaché à fournir une présentation séduisante à la domination. S'il avait lâché de go que toute domination implique la destruction de l'entourage et finit en autodestruction, aurait-il obtenu le même succès? Il continue à jouer sur l'ambiguïté liberté/domination - la latence polysémique que porte la puissance : accroître la puissance, est-ce l'accroître pour tous - ou l'accroître pour quelques-uns et aux dépens des autres? 
Dans un modèle où le réel n'obéit plus à la finitude étendue, comme c'est le cas de l'aristotélisme et du cartésianisme pour l'histoire de la métaphysique, mais borne sa finitude à la sphère du désir, l'accroissement de la puissance ne peut plus jouer sur une certaine latitude, sur le grand nombre d'objets, voire sur la croyance, mi-naïve, mi-lâche, que l'on peut détruire du lointain sans répercussion sur son environnement immédiat. C'est la raison du succès de l'immanentisme : dans un réel qui est plus étendu que l'entourage, l'immanentisme commence par être une doctrine séduisante, dont le fonctionnement est considéré comme innovant, bien que tenu par les chrétiens et les juifs comme dangereux. A présent que la destruction s'est accrue de manière exponentielle, on comprend pourquoi les transcendantalistes tenaient l'éthique immanentiste pour dangereuse.
L'idéologie réduit le substrat théorique au plus ténu de son application pratique : Marx évacue les considérations métaphysiques par le renversement simpliste de l'hégélianisme; quant au libéralisme, il se borne à instituer une main invisible, qui n'est ni le Premier Moteur, ni aucun fondement abstrait, mais qui a le mérite d'instaurer un minimalisme rendant possible les transactions commerciales plus encore que les échanges économiques.
Le libéralisme aboutit à la légitimation de la loi du plus fort : comme la main invisible n'équilibre rien du tout, c'est la Compagnie des Indes britanniques et ses affidés qui imposent l'hégémonie commerciale de l'Empire britannique. Cette domination pratique reste cantonnée à la sphère commerciale, voire économique. Elle a besoin d'un substrat plus théorique pour perdurer. L'immanentisme le lui fournit, même si c'est sous la forme du déni : le meilleur moyen de réussir des performances commerciales, c'est de ne pas trop se préoccuper de théories. En même temps, il faut bien que les pratiques soient environnées de théories.
L'immanentisme sert d'autant plus de théorie implicite qu'il constitue lui-même une théorie du déni. Comme l'a dit Bergson à propos de la théorie métaphysique qu'il entend clore (comme tous les métaphysiciens originaux, d'Aristote à Heidegger), il n'y a rien à dire du non-être, manière d'expliquer que l'être et le non-être sont incommunicables. L'immanentisme n'innove pas dans cette voie, et se contente d'apporter la thématique du désir complet. Il mêle le déni et le désir, ce qui exprime la constante de notre mentalité : nous oscillons dans le consumérisme ou l'hédonisme et nous tendons à refuser la théorisation, sous prétexte que mieux vaut la remplacer par :
- au mieux, de la théorie pratique;
- trop souvent, de la pure pratique, ce qui rime avec l'apologie de la médiocrité.

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