jeudi 22 mai 2014

Descartes sur table

L’approche de Descartes selon laquelle le réel serait interallié au sens d'uni par des relations d’action ou de passion, que tout acte implique en l’autre sens la passion, cette conception fonctionne dans un réel qui opère sur un mode continu.
Ce schéma a l'avantage de proposer un mode d'action du réel qui correspond à la réalité physique, selon laquelle le donné est posé une fois pour toutes, mais elle n'explique pas l'existence cardinale de la créativité. Le réel ainsi conçu fonctionne sur le même plan.
Problème : ce schéma déboucherait sur son épuisement. Le réel s'il ne change pas ne peut maintenir ce mouvement perpétuel action/passion sans qu'il soit mû par une cause qui non seulement lui soit étrangère, mais lui est différente.
Il y a rupture entre le monde homogène et cette cause hétérogène. Chez Descartes, cette rupture est reconnue, mais elle est décrétée inexplicable. Elle se trouve plus large d'interprétation que la vision freudienne du conscient/inconscient, qui situe le problème au niveau seulement de l'homme et se contente de surcroît de décider que ce qui n'est pas conscient relève du négatif de l'inconscient.
Le travail de positivité est ainsi favorable à l'homme dans la mesure où la négativité lui est supérieure. Le supérieur serait négatif, ce qui rend le supérieur inexplicable, alors que ce supérieur n'est pas étranger au domaine. Descartes propose lui que le domaine soit résolu, mais de manière inexplicable : son univers quand il est épuisé est remonté par le deus ex machina
Si l'on ne peut expliquer, l'effectivité de la résolution existe (alors que chez Freud, elle se trouve inutile du point de vue de la thérapie psychanalytique centrée sur le patient et du matérialisme absurde, selon lequel le monde est absurde hors du domaine de la prise de conscience individuelle).
Chez Descartes, le négatif est transcendant et irrationnel. A la limite, on ne sait pas trop si l'Etre transcende l'être d'une manière qui demeure homogène ou si Descartes ne ménage pas la possibilité de la différence transcendantale tout en n'allant pas plus loin dans l'effort de rénovation, qui le ferait sortir du cadre métaphysique (penser en termes de fini le réel). L'homogénéité chez Descartes est incomplète et se trouve complétée par l'irrationnel; chez Freud, cette même homogénéité incomplète (la conscience) est complétée par l'absurde.
Cette incomplétude implique que le schéma cartésien ait de la valeur de manière entropique, dans le monde physique, mais qu'il ne puisse expliquer le fonctionnement du réel. Ce qui manque est le principal : la cause qui provoque les réactions d'action et de passion. Qu'est-ce qui explique que l'actif soit supérieur au passif. Pourquoi cette réciprocité duelle qui caractérise l'échange de type physique?
Descartes répondrait : Dieu a donné ce mode de fonctionnement dans l'ordre physique, mais on ne peut l'expliquer. C'est pourtant à cause de cette jachère que perdure d'un point de vue philosophique des positions comme le freudisme, soit la tentation de se replier sur l'homme, faute de pouvoir expliquer le réel. Descartes jure que l'homogénéité est mue par une force étrangère, sans chercher à aller plus loin.
Il passe à côté de la question cardinale : qu'est-ce que ce qu'il nomme Dieu? Comment se fait-il que dans son schéma, Dieu comme cause inexplicable soit supérieur et qu'il faille de ce fait revenir à la cause à l'inverse du schéma temporel qui indique que la cause est inférieure à son effet, et non l'inverse? Qu'est-ce qui peut se montrer supérieur à l'actif et pourquoi existe-t-il du passif?
Le passif subit au sens où il est l'élément qui permet la poursuite de l'être tel qu'il est. Sans passif, l'être ne perdurerait pas. Mais qu'est-ce qui agit dans l'être? Celui qui agit dans l'être, selon la logique propre à l'être, c'est celui qui domine. Encore un élément qui indique que le fini est soumis au principe de destruction.
Le dominateur ne peut que détruire le dominé (ce qui, au passage, ruine les prétentions politiques du nationalisme). Ce qui ruine le fini, c'est la domination : c'est le fait que le réel puisse être dominé. Tout fini ne peut que mener à la domination, puisque l'ensemble peut être décompter et établi. Le seul moyen pour que le système échappe à la destruction est donc de recourir à l'infini. C'est aussi la définition du réel et, accessoirement, le seul moyen pour que le réel puisse comporter une possibilité, non de complétude, mais de pérennité (viabilité).
L'explication que donne Descartes via le traité des passions est moins une théorie de la psychologie humaine qu'une théorie du fonctionnement du réel, si l'on précise que le réel que Descartes envisage est le seul domaine du fini. Raison pour laquelle son traité ne connut pas de postérité aussi importante que les Méditations métaphysiques : loin de renouveler en profondeur la philosophie, Descartes, dans son dernier écrit, se contente de théoriser le fonctionnement du physique.
Cette critique de Descartes concerne peut-être l'ensemble de son oeuvre : d'avoir resserré la pensée au fini en rejetant l'infini comme de l'indéfini mal compris. L'actif et le passif sont des clés restrictives de la compréhension du monde réel, parce qu'aussi pertinents soient-ils, ils ne concernent jamais quelle fini et ils tient une croix sur l'infini. C'est une unité réductrice au sens où elle ne prend pas en compte tout le réel et qu'elle laisse de côté la question la plus importante (ce qui est, plus que mal vu, mal considéré) : l'infini.
C'est précisément du côté de l'infini qu'il convient de se pencher si l'on veut comprendre pourquoi l'ordre fini est instauré selon le pôle de l'action/passion. Sinon, l'on en arrive à un déficit d'information et d'explication. De compréhension, aussi. L'action domine la passion, parce qu'elle est mise en branle par une force qui lui est supérieure. Si elle n'était pas provoquée, elle expliquerait l'infini. L'infini meut l'action, pour parler comme Aristote, parce qu'elle a besoin d'un moyen de sélection au sein de l'être. 
Si l'être était seulement passivité, il s'étiolerait plus vite. La domination par l'action est le moyen de maintenir cet être dans la plénitude finie. La supériorité de la domination est relative : elle est supérieure au passif, mais elle est relative - circonscrite à l'être. L'actif ne peut donc dominer que si la domination dépend de la situation infinie du réel. Car seul l'infini peut perdurer véritablement. Qu'est-ce que cet infini?
Ce n'est pas comme on le présente le fait de s'assujettir de l'espace (il serait étendu partout, voire serait omniscient au point de connaître à l'avance comment va être ce qui sera seulement et n'est pas encore). L'infini se présente plutôt comme ce qui est toujours l'instant, soit ce qui est capable de pérenniser l'instant et qui accompagne l'instant.
L'infini est ce qui meut l'instant, pas ce qui poursuivrait de manière complémentaire l'instant, non en comblant ce qui n'est pas l'instant, et qui serait de ce fait quelque chose d'autre, qu'on appelle Dieu ou néant, mais en constatant que l'instant n'est pas seulement constitué d'être, mais qu'il comporte en lui une distinction entre l'être et un élément qui est différent de l'être et que les nihilistes nomment néant à défaut de mieux le caractériser.
La déformation de ce que représente l'instant tend à situer hors de l'instant ce qui n'est pas de l'être, et à le prendre pour ce qu'il n'est pas, bien que le vocabulaire lié à l'être soit capable avec difficulté de saisir cette différence, qui est la différence : soit de l'Etre, soit du non-être, bien que ces deux propositions de définition aboutissent toutes les deux à situer à l'extérieur la différence, soit à mal comprendre que l'espace n'est pas un élément qui préexiste à l'instant, mais qu'ils en sont l'expression spatio-temporelle.
Raison pour laquelle la déformation intervient : parce que l'infini est compris en termes d'espace et de temps, depuis le lieu de instant prolongé, alors que l'infini devrait se comprendre en termes de différence, à l'intérieur de l'instant. De ce fait, la notion de complétude n'a pas de sens : l'infini ne complète pas le fini de manière complète, mais de façon pérenne.
La complémentarité conviendrait mieux, car la complétude s'appréhende en termes d'espace et de temps, quand cette notion n'a pas d'effectivité réelle, puisqu'elle n'est valable que dans l'ordre du fini. L'infini n'est pas ce qui comble, mais ce qui valide. Il convient de concevoir dans le même objet ce que l'on tend par déformation à séparer en plusieurs objets.
La différence essentielle dans le réel entre malléable et être ne supporte pas la séparation, à l'inverse de la séparation qui affecte une multitude d'objets dans l'être. Cette multitude est réputée à tort infinie, au sens où l'être est fini, ainsi que le comprend Aristote, mais qu'il est extensible, et en ce sens infini (extensibilité ou malléabilité = infini). L'infini est une idée mal comprise.
La catégorie qu'isole Descartes représente donc une catégorie philosophie étrange, puisque la rénovation que Descartes entreprend de la philosophie, sous un prisme métaphysique, aboutit en matière morale à envisager la philosophie sous un jour presque réduit au scientifique et à la physique. Descartes qui a développé une nouvelle métaphysique, dont le propre est d'être circonscrite à l'être, finit par développer une philosophie intrigante dont le but est de s'en tenir à la seule connaissance scientifique.
Son ouvrage laisse une impression d'inachevé, non parce qu'il est de qualité critiquable, mais parce qu'il tend à détruire la possibilité de connaissance philosophique dès qu'on en vient à aborder tout sujet interne à l'être. La métaphysique se révèle réduite à l'interrogation sur l'être. Aristote refusait cette question. Descartes l'accepte, mais à condition de considérer qu'il y a répondu par  sa réforme et que, de ce fait, le projet philosophique est terminé.
L'inachèvement philosophique, qui empêche Descartes de parler de fin de la philosophie, est conditionné à la révélation religieuse, qui est supérieure à la raison et qui l'ordonne. De ce fait, l'inachèvement philosophique viendrait moins d'innovations philosophiques que de l'irrationalisme religieux. On peut se demander dans quelle mesure la philosophie ne sert pas à chapeauter la science pour Descartes, qui reconnaît qu'une théorie de l'être fini est nécessaire, mais au service du scientifique, pas avec l'idée que l'être étant fini, il est incomplet du point de vue de la connaissance.
Pour Descartes, l'être se trouve certes fini et incomplet, mais il est complété par le divin, qui, étant irrationnel, ne peut être connu (compris par l'entendement). C'est en cela que le schéma des passions selon Descartes constitue un blocage. Ce qui, pour un partisan de la possibilité de connaître la partie de réel qui n'est pas de l'être fini, relève de l'obscurantisme, pour le métaphysicien, partisan lui de cet horizon d'inconnaissable, constitue l'évidence.
Le seul moyen de lancer la science moderne consiste à ce que la métaphysique soit le substrat scientifique qui peut être découvert rapidement et qui a besoin d'aggiornamento de temps à autre. La différence entre la métaphysique et l'ontologie (comme expression philosophique du transcendantalisme) tient à ce que l'ontologie est le courant qui trouve possible de connaître l'inconnu - quand le métaphysique se caractérise précisément par le fait de considérer qu'il existe dans le réel un élément de radicale différence qui ne peut être connu et qui se présente comme irrationnel.
Le paradoxe, qui n'est qu'apparent, tient à ce que la position rationaliste (Dieu à notre image) en vienne à soutenir l'option selon laquelle le complément au fini lui est de texture identique. Du coup, l'être se trouve complété par l'Etre, qui, tout comme son synonyme purement négatif l'infini, est indéfinissable. Et pour cause : il est indéfinissable parce qu'il est mal défini. Alors que l'autre option, dont la métaphysique, reconnaît la différence entre l'être et le restant, parce qu'elle refuse de rendre le restant connaissable.
Du coup, pour être inconnaissable, il doit être antithétique, et radicalement. Si la négativité pure dont se prévaut le nihilisme sous la forme du non-être (de ce que Descartes appelle le néant) rend possible le blocage, elle est une erreur qui charrie une vérité. La vérité du nihilisme, c'est qu'il reconnaît la différence ente deux réels. Son problème, c'est qu'il bloque la connaissance jusqu'à la scléroser (cas de la métaphysique hybride, qui finit en scolastique sclérosée).
Comment parvient-il à la vérité seconde alors qu'il charrie l'erreur principale? C'est que le nihilisme possède comme vertu importante de vouloir connaître à condition que la connaissance soit figée une fois pour toutes. La rigueur immédiate du nihilisme s'accompagne d'une reconnaissance de la différence qualitative, parce que le nihilisme cherche à savoir la vérité immédiate. Puis il s'égare parce qu'il ne cherche pas à approfondir ce qui n'est pas fini et qu'il définit le différent comme la négation de ce qui est fini.

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