jeudi 5 novembre 2015

Idée-force

Nous sommes à un moment-charnière de l'expression des idées, ce qui explique que le blocage intervenant comme réaction à l'issue de la période de progrès que nous venons de connaître sous le nom de Gutenberg en vienne à donner l’impression que le processus d'essor des idées se trouve rompu. Le mouvement général consiste à ce que les idées aient de plus en plus d'importance, moins pour les individus qui les portent que pour ceux qui les suivant.
Nous pouvons constater 3 périodes : 
1) Lors de la première, les idées sont au service du groupe, ce qui semble renforcer le groupe au détriment de l’individualisme découlant de la prise en considération exacerbée de l'individu selon cette mentalité. Mais l'idée ne peut s'épanouir pleinement que si elle est portée par des individus, un ou plusieurs, pas par un groupe au sens de mentalité collective. Elle s'affaiblirait alors considérablement, car la volonté générale n'a pas d'existence propre, ce qui ne signifie pas qu'elle n'existe pas, mais qu'elle existe à l'état d'abstraction, avec un potentiel de réalité qui est inférieure à l'existence singulière. Voilà qui implique aussi que l'existence soit singulière et que les idées s’expriment au mieux selon la singularité.

2) Dès lors, les idées ne peuvent s'exprimer au maximum de leur acuité dans cette situation de groupe et invente les moyens d'individualiser l'expression des idées. Cette invention n'est ni automatique, ni impersonnelle, mais se fait par le truchement de la raison, qui ne cesse de revendiquer des droits individuels pour son expression. L'invention technique de Gutenberg va exprimer ce processus d’individualisation, selon lequel il faut que l'individualisme croisse pour que  les idées s'expriment avec plus de netteté et de qualité. Effectivement, on observe pendant cette période une amélioration qualitative des idées, qui va de pair avec leur individualisation. Pourquoi ne connaît-on presque pas avant une certaine période (en gros le premier millénaire avant J-C) les auteurs? Pourquoi n'ont-ils pas d'identité au point que l'on pare d'écoles, de mouvements, de collectifs?
Cette identification de l'idée avec l'individu rend les idées plus précises, plus originales, avec une caractéristique bien précise : elles se conservent mieux, du fait de la qualité bien meilleure de la conservation des écrits grâce à Gutenberg. Cette constante fige petit à petit l'idée dans sa gangue individuelle, au point que l'individualité finit par avoir plus d’importance que l'idée. Au final, on assiste à une perversion littérale de la relation entre l’individu et l'idée, dans laquelle l’individu acquiert tellement d’importance par rapport à l'idée que le culte de la personne devient l'expression archétypale de l’œuvre d'art. 
C'est la décadence qui se manifeste avec spécifiquement l'autofiction, mais qui existait déjà auparavant depuis au moins un siècle : au point que, paradoxe, l'auteur a plus d'importance que ce qu'il écrit et que ses ouvrages servent à expliquer sa vie tout au plus. Ce renversement signe le passage de l'individualisation de l'idée à l’individualisme qui prétend que l’idée est au service de l’individu puisque la fin des valeurs couronne son culte.

3) C'est le signe que l'idée a besoin d'une forme supérieure et nouvelle pour accroître son expression et la rendre plus pertinente encore. C'est Internet, faisant suite à Gutenberg, qui rappelle que le changement va de pair avec une nouvelle forme d'expression. L'apport d'Internet est de permettre que l'idée soit supérieure à l'individu qui la porte. Dans le paradigme Gutenberg, un individu seul, précisément identifié, exprimait l'idée, raison pour laquelle l'individualisme finissait par naître. Cette caractéristique s'explique par le fait que l’identification individuelle selon Gutenberg est centrée autour de la parole d'un individu ou d'un collectif lors d'un instant précis et assez court; tandis qu'Internet libère de cette contrainte en rallongeant les délais de manière quasi infinie. En théorie, Internet peut se présenter comme une banque de données immortelle, dont les innovations internes pourraient même rajeunir les idées.
Du coup, l'idée change de statut : si elle se trouve bien portée par une chaîne d'individus, c'est elle qui compte le plus, en tant que processus, c'est-à-dire s'adressant à des générations d'individus qui la conçoivent dans son déploiement d'idée-processus, et ne la réduisent pas à telle ou telle individualité qu l'aurait exprimée (d'une manière générale, ce ne peut être un individu qui pense une idée, mais une multitude lui donnant la forme d'une chaîne). 
On ne parlera plus de la théorie des idées de Platon, mais du processus dans lequel plusieurs auteurs ont porté cette idée. L'idée ne s'arrête pas à un individu, mais n'est en réalité jamais terminée. C'est à une véritable révolution du statut de l'idée que se livre Internet : en signalant la fin programmée de l'édition Gutenberg, aussi bien que son remplacement par des contenus gratuits et dont la pérennité est assurée par les supports dématérialisés (ce qui montre que plus l'existence est physique, moins elle est solide; plus elle tend vers sa virtualité, bien nommée, plus elle témoigne de sa pérennité), Internet s'assure que l'idée ne pourra plus être commentée seulement selon un auteur dans une certaine tradition, sans jamais être abordée de manière provisoire, ce qui réduit considérablement la portée de la démarche du commentateur ou de l’historien de la philosophie et qui assure que la philosophie soit conçue comme une activité créatrice, et non seulement d'analyse reproductrice et mimétique.
L'idée présente dès lors une prééminence qui n'est pas indépendance (elle s'incarne dans des individus réels), mais qui pousse à se demander quel type d'existence elle désigne. Qu'est-ce qu'une idée? Comment peut-on exprimer une interprétation d'ordre général, qui ne couvre pas forcément l'ensemble du réel, mais qui parfois l'ambitionne carrément, comme c’est le cas en philosophie? Si les idées se développent dans un domaine qui outrepasse le réel strict, il faut bien qu'il s'agisse d'un réel qui soit connecté au réel physique et qui ne puisse en diverger qu'en y restant intimement lié, sans quoi les idées ne prendraient pas la peine de se mêler aux individus, mais suivraient un cours indépendant et inconnu.
Si les idées sont liées au réel, elles ne peuvent l'être que sur le mode de la différence pour demeurer compatibles avec l'exigence de compatibilité. En effet, contrairement au raisonnement platonicien, qui estime l'identité compatible avec l’homogénéité, la compatibilité entre deux domaines ne peut s'effectuer que sur le modèle de la différence, qui ne saurait en aucun cas se montrer homogène. Il faut savoir : soit la différence n'est pas homogène; soit elle n'est plus différence... La compatibilité implique ainsi que la différence exprime la créativité.  La raison n'est que le prolongement de la créativité, pas la fin. La raison sépare et divise, quand la créativité permet non seulement de penser la différence réelle, mais aussi  d'expliquer que seul ce qui crée perdure.
De ce point de vue, seul ce qui est gratuit perdure également. La créativité n'est pas payante puisqu'elle excède la possibilité de se voir attribuer une évaluation - elle ne se meut pas dans le fini. Ce changement n'est pas du désintérêt, mais ira de pair avec la considération selon laquelle la gratuité étant la plus haute des valeurs matérielle, elle doit recevoir une rétribution inconditionnelle, ce qui rendra les efforts d'enrichissement pécuniaire encore plus dérisoires qu'ils ne le sont déjà.

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