mardi 3 août 2010

La liberté du protectionnisme

Pourquoi le protectionnisme est-il impensable? Question philosophique plus qu'économique. C'est en substance la question que pose le démographe Emmanuel Todd sur un plateau de télévision, lui qui se réclame du protectionnisme en tant qu'antidote à l'omniprésent libre-échange, bien qu'on lui reprochera de ne pas mettre sur la table des éléments de protectionnisme qui le rende réellement incisif, novateur et dangereux (pour l'hégémonie libérale écrasante quoiqu'à l'agonie).
Todd est reconnu comme un protectionniste non extrémiste ou non nationaliste dans la mesure où il propage une conception du protectionnisme qui se révèle peu incompatible avec le dogme incontesté (quoique des plus contestables) du libre-échange. La réputation sulfureuse du protectionnisme vient d'un amalgame entre protectionnisme et nationalisme(s). Du coup, les libéraux ont beau jeu d'expliquer benoîtement que d'une manière ou d'une autre seul le libre-échange est applicable.
Pourtant les références au protectionnisme ne manquent pas. Todd ne les cite jamais. Ni List, ni les Carey père et fils, ni le grand Leibniz, ni LaRouche à l'heure actuelle. Pourtant, tous ces partisans du protectionnisme sont aux antipodes de tout nationalisme (contrairement à certaines calomnies, touchant en particulier LaRouche). Pour l'explication à ces affabulations, rien de plus simple : les partisans du libre-échange n'ont que trop intérêt à calomnier et à dénaturer le rival sérieux - en mesure de proposer une alternative à leur système économique.
Dans le système capitaliste, l'alternative est duelle : soit l'on se montre libéral, soit protectionniste. Autre hypothèse : on sort du capitalisme, mais ce n'est pas les idéologies découlant de Marx qui sont parvenues à le faire : le communisme chez Marx est la société terminale et idéale d'un système fixe qui reprend dans ses postulats (implicites) les canons de l'École de la Compagnie des Indes britanniques développés par Smith et consorts.
A l'heure où les États font faillite et où la crise systémique promet (chut) des baisses de niveau de vie drastiques ramenant les démocraties occidentales vers des seuils plus dignes du Tiers-monde actuel (tout niveau est relatif), en tout cas vers des sociétés inégalitaristes plus dignes du principe oligarchique, il est urgent de se tourner vers de nouvelles idées. Les idées ayant cours à heure actuelle sont si périmées (ainsi des formes libérales) que même d'éventuelles formes concurrentes internes ont périclité (ainsi des communismes). Continuer à prôner le libéralisme revient à instaurer un suicide obstiné et lent.
La variante est tout aussi suicidaire : pratiquer la politique de l'autruche en jouant la carte de l'individualisme et de la dépolitisation. C'est un choix consternant qui explique pourquoi les cultures s'effondrent sans réaction et comment les dictatures réussissent à prendre le pouvoir politique : un Hitler a été élu par des Allemands en pleine déconfiture (les moutons choisissent plus leur bâton que leur berger). L'exemple des calomnies que subit un LaRouche (Cheminade en France) s'explique surtout parce qu'il refuse l'unicité du dogme du libre-échange.
On connaît la chanson-rengaine : qui refuse le libre-échange est nationaliste. A ce compte les calomnies déversées contre les larouchistes ne sont pas étonnantes, mais détonantes. Il est hallucinant de constater qu'à l'examen (ce que si peu entreprennent, bel exemple d'esprit critique) aucune n'est juste : ni l'antisémitisme (terme impropre), ni le nazisme, ni l'extrémisme, ni le sectarisme dévoyé, ni ce genre de brouet infâme. Là où les esprits conformistes et mimétiques courbent l'échine et passent leur chemin, certains caractères plus curieux et sans doute plus lucides trouvent de véritables pépites.
Non seulement il existe des solutions à la crise, mais ces solutions sont discréditées de manière mensongère et délibérée. Bien entendu, Todd qui devrait dresser l'apologie du protectionnisme n'en souffle mot comme il se contente de poser sa question : pourquoi le protectionnisme est-il impensable? Puisqu'il indique que c'est une question plus philosophique que purement économique, nous allons en expliciter la raison : c'est dans le cadre étriqué d'un schéma purement libéral que l'on professe (de manière aussi pompeuse qu'incompréhensible) le sabir selon lequel l'économie est une science ultime, en tout cas déconnectée d'autres réalités (éventuelles) - quelque chose comme une science immanentiste.
Dans un schéma classique, l'économie est englobée dans le politique, qui lui-même se trouve englobé dans l'ontologie (une variante rationaliste du religieux). La philosophie consiste à donner une vision rationaliste du réel quand l'économie limite la question à une norme familière (littéralement et étymologiquement, l'économie désigne l'administration d'un foyer, de la maison). Pourquoi ne peut-on penser le protectionnisme? Cette question émane d'un protectionniste - il convient de le noter.
On ne peut le penser en tant que protectionnisme tant que la pensée qui régit le protectionnisme est rigoureusement (dans un sens fixe et restreint, réducteur) économique. Cette manière de concevoir se montre d'autant plus de mauvaise foi qu'elle fait la part exclusive au libre-échange. Selon les propres termes énoncés par les pères du libéralisme, le fait de concevoir une théorie économique selon une conception seulement économique conduit presque exclusivement au libéralisme explicite.
Marx qui a engendré les marxismes divers était philosophe versé en économie, pas économiste. D'ailleurs, la science économique enseignée est à une très large majorité de facture monétariste, un euphémisme pour qualifier des libéralismes radicaux (souvent de l'ultra-libéralisme en nos jours). En tout cas, la réduction de l'économie à une pure finalité économique, en un horizon total et totalitaire, empêche de penser le protectionnisme.
Cette manière de penser se révèle fixe, mais d'une fixité si radicale qu'elle empêche toute évolution à l'intérieur même de la finitude définie. Dans le processus marxiste, on constate une évolution à l'intérieur d'un processus fixiste, en gros de sociétés esclavagistes initiales vers le communisme. Alors que le dogme du libre-échange ne souffre aucune contestation (comme les extrémistes, ceux qui montrent leur faiblesse). Accepter des théories divergentes, c'est ruiner l'unicité de ce dogme en sortant du postulat faux selon lequel tout horizon se produit à l'intérieur de la sphère exclusivement économique.
Mais c'est là que d'un point de vue philosophique le protectionnisme est impensable : justement parce que le penser philosophiquement, c'est sortir de la sphère totalitaire que le libéralisme érige et qui érige tout réel en cette unique dimension. Quand je dis tout réel, encore convient-il de préciser que c'est tout réel humain, et plus exactement tout désir : tant il est certain que la ruse immanentiste revient à ne considérer comme réel que ce qui est complet - et peu importe qu'il existe du réel quantitativement infini qui soit extérieur à cette complétude.
Le fait que le désir soit complet suffit au bonheur des préoccupations humaines. Autrement dit, l'exclusivité de la question économique (presque des rapports commerciaux) plus l'idée que le monde de l'homme tourne autour du libre-échange indique que le le libéralisme ne se veut exclusif qu'en tant qu'il refuse toute possibilité de changement. On ne peut penser le protectionnisme parce que le protectionnisme est la théorie économique qui permet de penser le changement.
Scandale des scandales. Le protectionnisme est certes invoqué par les nationalismes comme une arme de domination et de cloisonnement (identitaire), mais c'est opérer la réduction ad hitlerum que d'amalgamer protectionnisme et nationalisme sous prétexte que les nationalismes peuvent invoquer le protectionnisme. Ce n'est pas parce que Hitler aimait bien Mozart que Mozart était nazi. Ce n'est pas parce que les nationalistes peuvent invoquer le protectionnisme que le protectionnisme est nationaliste. Tant s'en faut.
Si le protectionnisme implique d'être englobé dans la dimension politique et de ne pas rester dans le monisme totalitaire (pléonasme?) du seul donné économique, c'est qu'il ouvre vers un problème politique qui est brûlant et qui suffit à ruiner une bonne fois (une mauvaise foi) pour toutes la puérilité du postulat immanentiste : que le monde de l'homme est complet. Le libre-échange empêche l'idée de changement. La ruse du libéralisme consiste à faire adhérer à son projet non seulement les partisans déclarés du libéralisme, mais encore ceux qui s'y opposent tout en prônant les mêmes principes (divergeant sur quelques conséquences vénielles alors qu'on se rattache aux mêmes fondements essentiels).
L'erreur de la complétude se retrouve dans l'erreur du libre-échange - l'erreur ontologique dans l'erreur économique et commerciale. Le mythe de la main invisible (liberté des échanges commerciaux) est aussi hypocrite que le mythe de la complétude (du désir). Maintenant, nos tenons la réponse à la question de Todd. Que Todd qui se présente comme protectionniste contre les abus du libre-échangisme mondialisé pose la question indique qu'il ne détient pas la réponse.
Qu'en conséquence son protectionnisme revendiqué est purement négatif (s'opposer aux abus prévaricateurs incontestables du libéralisme mondialisé tout en n'y opposant rien de précis et de positif). Certaines formes de protectionnisme sont dévoyées. Je pense aux formes nationalistes qui enferment le protectionnisme dans une gangue réactionnaire de repli sur soi.
Mais tout dépend de la définition qu'on accorde au protectionnisme : le protectionnisme nationaliste indique qu'il ne s'oppose pas fondamentalement au libre-échange et que les oppositions qu'il formule comme décisives sont en réalité secondaires. Raison pour laquelle il repose sur l'erreur et pour laquelle il engendre la violence (politique notamment). Mais ce n'est pas ces formes dévoyées de protectionnisme qui empêche de penser le protectionnisme. D'ailleurs, ces formes violentes sont tant et si bien pensée que dans un effort de propagande les idéologues pour le moins partiaux du libéralisme ne viennent à amalgamer tout type de protectionnisme avec ses formes dévoyées.
Si du côté du libéralisme on refuse tant de penser le protectionnisme, c'est parce qu'en son processus historique, le libre-échange n'est pas réactionnaire et replié sur soi. Il suffit de lire LaRouche de nos jours qui à la suite de ses maîtres modernes (depuis Leibniz comme figure cardinale et philosophique). L'idée selon laquelle le protectionnisme représenterait une alternative (quelque peu utopique de surcroît) au libéralisme à l'intérieur des mêmes limites figées (et finies) est tout à fait fausse.
La menace que représente le protectionnisme est d'ordre dynamique (au sens platonicien puis leibnizien) : le protectionnisme représente le modèle économique (commercial spécifiquement) qui est à même de casser le modèle figé et fini que prône le libéralisme avec le libre-échange. Contre le protectionnisme d'obédience nationaliste, le protectionnisme véritable et historique n'instaure pas de suprématie entre les États, mais réglemente les échanges commerciaux et économiques. Cette conception de l'échange commercial ne peut intervenir que dans un processus qui rétablit l'infini en lieu et place du fini et le dynamique en lieu et place du statique (figé ou fixe).
Quelle est la grande proposition d'avenir des protectionnistes? C'est celle formulée notamment par LaRouche et ses associés : se rendre dans l'espace - quand le libre-échange ne propose en lieu et place qu'une réduction idéale de la croissance (plus ou moins baptisée décroissance) ou de manière plus réaliste, selon le bon vieux droit du plus fort, un déplacement brutal de la croissance vers la zone pacifique. En fait, on ne peut penser le protectionnisme en termes de fixité et de stabilité. Raison pour laquelle le protectionnisme est soit diabolisé (galvaudé), soit dénié (tu).
Todd a sa réponse, qu'il ne cherche sans doute pas. Car le protectionnisme dont il se prévaut n'est certes pas un protectionnisme réducteur et nationaliste, rétrograde voire réactionnaire, violent et mortifère. Mais c'est un protectionnisme de salon, qui sera considéré par ses adversaires libéraux du même tonneau (mondains et gourmés) comme un OINI (Objet Intellectuel Non Identifié) farfelu et hilarant, mais en tout cas guère sérieux et irritant.
On ne s'énerve que de la production de nouveauté face au connu (fût-il sclérosé). Alors on se trouve déstabilisé, en terrain inconnu. Le changement... Donner le change! Mens! Le libéralisme ment parce que son dogme fondamental de la main invisible est une escroquerie dont on se rend de plus en plus compte - tellement qu'elle est périmée et qu'il faut trouver de nouvelles théories que le libéralisme. Le libéralisme est l'idéologie qui réduit l'homme à l'échange commercial et à la théorie économique pure. Mais derrière le libéralisme, c'est l'immanentisme (terminal) qui s'exprime.
Le protectionnisme est impensable tout simplement parce que le penser sérieusement (c'est-à-dire hors de ses caricatures notamment nauséabondes) implique rien moins que la destruction radicale et définitive du libéralisme et de l'immanentisme qu'il sous-tend. Le projet libéral prospère à partir du moment où il proclame que le monde dans lequel il s'épanouit est fini, figé, inchangeable (immuable). Le protectionnisme est inacceptable parce qu'il montre que cette définition est tout simplement fausse et qu'une coopération entre États-nations souverains (sous sa forme actuelle) débouche vers l'agrandissement du monde humain et de ses horizons.
Alors que le libéralisme promeut le mondialisme, soit l'idée que le monde de l'homme est borné aux limites de la Terre, le protectionnisme défend la conquête spatiale (le spatialisme). Bien entendu, le protectionnisme est une idée dynamique (pléonasme) qui évolue avec le temps, ce qui fait que le protectionnisme que l'on connaît ne sera pas le protectionnisme de l'espace (tout comme le protectionnisme du passé est moins étendu que le nôtre). Peut-être même que ce que l'on nomme protectionnisme ne sera plus appelé tel.
Par un curieux effet de la perversion sémantique, le libéralisme passe pour l'apôtre de la liberté, quand le protectionnisme exprimerait l'enfermement et la peur (l'irrationnel). Mais cette liberté explicitement affirmée dans l'expression de libre-échange n'est pas la liberté au sens classique (faire ce que l'on veut dans la mesure où l'on respecte les limites imposées par autrui). Cette liberté-là revient à imposer l'impérialisme (la domination) dans la mesure où elle promeut le fait de faire ce que l'on veut (le plus fort fait ce qu'il veut). Du coup, on est confronté à un antagonisme, non entre la liberté et la protection, comme les deux noms pourraient l'indiquer, mais entre l'absence de limites et la limite.
Protéger, c'est couvrir selon l'étymologie. C'est aussi dans un sens religieux protéger du mal. D'où l'importance de la protection : il est reconnu dans ce terme de protection que le réel diffère du monde de l'homme et que l'homme sans protection est ouvert à toutes les agressions. Le monde du libéralisme n'est pas seulement un monde dangereux, tel qu'il est décrit par l'impérialiste Hobbes. C'est un monde d'absence de liberté, où la liberté signifie la domination du plus fort. Quant à la protection du protectionnisme, elle signifie la limite.
L'absence de limites est un problème tout à fait philosophique, qui exprime l'immanentisme. Où l'on voit que la totalité confine au totalitarisme. Le totalitarisme est possible quand le monde est considéré comme fini et fixe. La fameuse société ouverte des libéraux est une société qui est ouverte à l'intérieur d'elle-même. Mais en tant que société, elle est le tout et elle n'est pas extensible indéfiniment. Elle s'arrête aux limites de la Terre. Le tout devient une sacrée fumisterie.
Alors que les sociétés protectionnistes peuvent passer pour fermées, voire pour porteuses d'idées haineuses, leur ostracisation par la majorité libérale s'explique assez lumineusement : c'est que le protectionnisme porte en lui, bien moins que des solutions inférieures justifiant de rétorsions et de punitions (comme c'est le cas, depuis le silence jusqu'à l'agacement, puis l'irritation franche), le moyen, évident, de saper les fondements du libéralisme. Taire le protectionnisme est une nécessité pour le libéralisme. Si l'on prenait le protectionnisme au sérieux, le libéralisme tiendrait une saison, à commencer par notre époque si significative, qui traduit un effondrement irrémédiable et définitif des valeurs libérales (qui plus est sous leur forme ultra).
Il suffirait d'aborder le problème sous sa forme politique ou sous sa forme (ultime) philosophique (en tant que la philosophie est une variante rationaliste du religieux) :
- politique : l'espace;
- philosophique : l'infini.
Et pour répondre en un mot à Emmanuel Todd : si l'on ne parle pas du protectionnisme, c'est qu'on juge tabou le problème du fini et de l'infini du point de vue dominant. Libéral. Osons le mot : immanentiste. Tant il est vrai que l'immanentisme prospère à l'ombre de son déni et que ses plus efficaces applicateurs à l'heure actuelle agissent dans l'ignorance des principes (nihilistes et ataviques) qui les meuvent.

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