dimanche 18 septembre 2011

Le renversement fixiste

Le propre du renversement chez Nietzsche est d'appréhender les choses en les gardant fixes. C'est le propre de l'immanentisme que d'appréhender l'ordre du réel d'une manière fixiste. Marx, qui se tient aux antipodes immanentistes de Nietzsche, lors de cette période d'effervescence intellectuelle qui caractérise la crise de l'immanentisme traditionnel, et qui essaye lui aussi de conférer enfin à cette période de crise une pérennité et une viabilité, propose de partir d'une lecture de Hegel pour opérer un renversement, au moins une réduction : "".
Nietzsche considère que le réel est fixe, qu'il ne change pas, à tel point qu'il peut supprimer les arrières-mondes pour ne conserver que le sensible et proposer l'Eternel Retour comme test psychologique. L'Eternel Retour implique que l'on accepte que revienne l'ensemble de son existence, y compris les épreuves les plus pénibles. Mais ce retour implique la finitude de l'existence. C'est aussi la lecture qu'en propose Marx. Les différences qui existent entre les différents courants immanentistes reposent sur cette erreur d'approche du réel : que le réel est stable, fixe et que l'on peut par conséquent découvrir la vraie morale du réel (la vérité du réel). Erreur qui remonte dans l'Antiquité au courant nihiliste et qu'un Aristote codifiera de la manière la plus rigoureuse avec sa métaphysique.
Dans l'époque moderne, Hegel pourrait constituer le père de l'erreur commune rassemblant les réformateurs de l'immanentisme durant cette époque d'immanentisme tardif et dégénéré qui entend enfin conférer ses lettres de noblesse à l'immanentisme - par le renversement. Nietzsche aussi renverse les valeurs, mais la différence avec Marx, c'est que Marx pour renverser la dialectique hégélienne n'en conserve que la première partie explicite, alors que Nietzsche, qui connaît plus Schopenhauer que Hegel, prône un conservatisme révolutionnaire (toujours chez Nietzsche cette curieuse manie consistant à associer deux contraires insolubles et antagonistes pour essayer de substituer à la dialectique ternaire une forme d'accomplissement impossible).
Chez Marx, l'accomplissement du renversement passe par le progrès rationnel instillé par l'homme du sensible. Chez Nietzsche, l'accomplissement passe par le surhomme, peut-être même, plus que par le surhomme, par le processus de surhumain; ce qui n'est pas une différence résiduelle ou secondaire (superficielle), mais la reconnaissance que c'est au coeur de la faculté suprême de l'homme, le désir, que s'accomplit la mutation ontologique qui chez Nietzsche prend une forme oxymorique intenable - menant droit à la folie. Nietzsche appelle à un renversement de toutes les valeurs ou à une transvaluation de toutes les valeurs. Mais cet effort se déploie dans un univers immobile, fixe, fini, statique et clos. Nietzsche radicalise l'approche philosophique d'Aristote et raille d'ailleurs la métaphysique. On peut même considérer que Nietzsche tente de radicaliser l'effort de Spinoza, qui lui-même radicalisait le nihilisme par l'immanentisme.
Outre que la démarche de Nietzsche n'est pas très claire, du moins dans ses propositions d'alternative positive, en outre elle a pour notable particularité de proposer l'inverse. L'envers dans la cadre fixiste revient à proposer le même, alors que l'envers dans le cadre infini revient à proposer la création. Cette différence notable semble n'avoir pas été relevée par Nietzsche qui croit dur comme fer qu'il propose quelque chose de nouveau en renversant les valeurs morales et philosophiques couramment admises. Outre que Nietzsche ne se rend pas compte qu'il ne fera pas du nouveau en revenant à de l'ancien (mélangeant sans doute faire du nouveau à partir de l'ancien et faire du nouveau en reprenant de l'ancien), Nietzsche le grand naïf postromantique, sorte d'adolescent attardé et vindicatif dans son élitisme de brillant étudiant,  semble ne pas s'apercevoir que son renversement l'amène à proposer la même chose que ce qu'il réfute sous prétexte de réfuter le même. L'abolition chez Nietzsche du principe de non-contradiction le mène tout droit à l'aval du principe de contradiction.
Le mal moral que Nietzsche loue avec aveuglement (car que connaît-il du mal concret?) reviendrait à proposer l'identité sous couvert d'inversion avec le bien combattu et considère comme hypocrite. Il y a là incompréhension de Nietzsche envers la morale : Nietzsche ne comprend pas ce qu'est le bien (l'héritage platonicien en philosophie, le bien religieux exprimé notamment par le christianisme) et il ne comprend pas la structure du réel qu'il cautionne.
- la structure qu'il cautionne : en prenant l'inverse, Nietzsche estime qu'il établit une différence notable te qu'il propose un projet très différent de ce qu'il attaque. Or cette différence n'est pas différence  fondamentale, mais différence relative, c'est-à-dire qu'elle s'oppose en restant sur le même plan. Au mieux, il s'agit d'une différence confusionnelle, au pis, d'une différence hypocrite; dans tous les cas, d'une différence maladivement et pathologiquement fausse.
- le bien : la structure du bien sert la structure du réel selon le projet moral. Le bien ne se déploie jamais dans un milieu hermétique et statique (fermé), mais sert la possibilité de passage d'un domaine fini à un domaine supérieur tout aussi fini, dans un processus qui lui dévoile l'existence de l'infini. L'incompréhension de Nietzsche à l'égard de la qualité infinie du bien l'empêche de comprendre son erreur personnelle.
Cette erreur touche moins à la morale qu'à la structure du réel que sert la morale. En comprenant l'erreur sur la structure du réel, on comprend l'erreur sous-jacente de type moral. La structure du réel demeure dans l'identique et le même si on s'en tient à ses pôles inverses. Toute structure donnée et figée se manifeste par ses contraires, ce qui implique que tout donné soit déjà une forme autodétruite. Le contraire dans le réel n'existe que dans le donné. Le contraire signifie que la structure du réel se trouve coupée et diminuée à un moment donné. Dans le réel, le contraire correspond à la réduction du supérieur, qui permet d'engendrer la croissance. La croissance ne se produit pas de manière prolongée et continuelle, mais au contraire en zigs-zags, de manière discontinue, par la structure de l'enversion produisant par le reflet la plateforme supérieure.
Le contraire renvoie en fait à la structure tronquée du réel ne gardant seulement que le non-être, ou le chaos initial : structure en contraires. C'est seulement dans cette forme que le donné s'épanouit en tant que réel nécessaire, unique et arbitraire. On comprend alors l'étymologie de nihilisme, qui indique que le programme nihiliste mène au néant, à la disparition : le nihilisme s'appuie sur la structure du réel qui ne retient du réel que les contraires destructeurs. C'est une structure tronquée qui est tellement fausse que les contraires qui devraient signifier l'opposition renvoie au contraire à l'identité.
Nietzsche aboutit ainsi au résultat destructeur (inverse) de celui escompté. La transvaluation de toutes les valeurs, ou grand renversement, aboutit paradoxalement à demeurer dans la structure de l'identique sous prétexte d'apporter un changement. Autant dire que Nietzcshe se débat dans les rets d'un piège mortel, comme un poisson enfermé dans la nasse qui en s'ébrouant furieusement pour survivre ne fait que refermer sur lui les portes de son tombeau. Selon Nietzsche, le grand renversement  devait aboutir à dégager les conditions nouvelles du surhumain, soit d'un état qui permette à l'homme immanentiste de s'installer  dans la pérennité. Mais les conditions qui doivent révolutionner la condition humaine se révèlent à l'examen passablement contrefaites :
1) Nietzsche ne fait que reprendre de vieilles recettes antiques qu'en bon philologue il connaissait, ce qui prouve que sa nouveauté n'existe pas et qu'il peine à créer du nouveau avec son but nihiliste soi-disant nouveau;
2) Nietzsche ne peut en aucun cas parvenir à du nouveau en demeurant dans un schéma fixe et sclérosé, qui a pour particularité d'accroître l'identique sous prétexte de créer de la nouveauté et de l'inconnu. Tragédie nietzschéenne et maniaque : Nietzsche ne s'en rend pas compte parce que pour lui le nouveau s'apparente à la destruction.
D'une manière comique, Nietzsche ne se rend pas compte que son renversement dans la staticité revient à faire du nouveau avec de l'identique, soit à détruire au lieu de créer. Le grand renversement de toutes les valeurs n'est pas un programme révolutionnaire et subversif, ainsi que le souhaitait Nietzsche, qui dans sa démesure mégalomane ne souhaitait rien moins que de parvenir à un projet final et ultime; c'est au mieux une lubie puérile et postromantique (pour adolescents attardés te ricaneurs) - au pis, une issue désespérée vers la destruction et la disparition.

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