mercredi 7 septembre 2011

L'école de l'autodestruction


Une citation qui déconcerte et rappelle la conception polysémique et contradictoire du sens qui animait Nietzsche :

"Quels sont les entraves les plus favorables et les remèdes contre la modernité? (...)
1° Le service militaire obligatoire, avec des guerres véritables qui fassent cesser toute espèce de plaisanterie;
2° L'étroitesse nationale qui simplifie et concentre."
Fragments posthumes, automne 1887-mars 1888, § 11 (235).

et voici le commentaire qu'en propose Halévy :

"Tout à l'heure, nous entendions son cri, "un peu d'air pur", et sa dénonciation du nationalisme, et voici que maintenant il approuve "l'étroitesse nationale qui simplifie et qui concentre". Sans doute convient-il de distinguer ici entre "un nationalisme de bêtes à cornes" (selon la citation d'un plan du 17 mars 1887) qu'il abomine, et un nationalisme aristocratique auquel il connaît des avantages." (p. 423).

Encore faudrait-il préciser que cette polysémie contradictoire, qui affecte le sens en rétablissant au nom de la supériorité inexistante le principe intenable de la contradiction (lui bien effectif), dénote la folie et se révèle peut-être la définition symptomatique de la folie - de même que l'irritation qui s'empare des commentateurs dès qu'on ose effleurer le sujet de la folie chez Nietzsche (surtout pas!). Toujours la même rengaine du déni et de la censure (impossible d'aborder le sujet de la folie chez Nietzsche, alors que cette folie affleure dans tous les textes et croît, surtout vers la fin) pour empêcher que l'on prenne ce qui se produit pour effectif : le nihilisme de Nietzsche, comme c'était prévisible, a sapé le sens et l'a détruit au point que la folie (désorganisation mentale) s'est substituée à la cohérence du sens.
Que la folie s'empare d'un philosophe devrait en dire long sur l'imposture de la philosophie telle que l'entend le nihilisme. Au moins Nietzsche n'a-t-il pas fait semblant de tenir des théories auxquelles il ne croyait pas (vraiment) et a préféré mourir fou que lucide. Mais peut-être s'agit-il encore d'échappatoire au sens où Nietzsche se savait atteint par une grave maladie neurologique/psychiatrique, dont les neurologues de l'époque connaissaient mal la nature, mais dont ils n'avaient aucun doute quant à l'effectivité et la nocivité (les neurologues qui examinaient Nietzsche riraient bien de la position des commentateurs à la mode actuels de Nietzsche, notamment au sujet de la folie). L'expression de la folie chez Nietzsche tient à cette désorganisation mentale qui prend la forme de la polysémie contradictoire.
Face à cette récurrence de la polysémie dans l'oeuvre de Nietzsche, les commentateurs actuels font flèche de tous bois pour donner à Nietzsche une cohérence d'autant plus supérieure qu'elle serait ineffable, indéfinissable, indicible, inexprimable. En réalité, Nietzsche est à la fois pour et contre le nationalisme, pour et contre l'oligarchie, pour et contre le nihilisme. Quand on est pour et contre, le sens explose - et la folie survient. Nietzsche a pensé s'en sortir en étant pour et contre, soit en dominant (comme proposition de réconciliation et de synthèse) : il a fondé une nouvelle oligarchie, mais avec une particularité qui illustre sa bizarrerie mentale idiomatique.
Nietzsche escompte que le nouveau soit du recyclage de l'ancien au sens où il suffirait de dominer l'ancien monde pour produire du nouveau (monde). Sa nouvelle oligarchie, ainsi que le mentionnait une note de jeunesse de Nietzsche, n'est rien de nouveau : l'oligarchie d'un petit nombre d'élus, sorte d'abbaye de Thélème renversée (par rapport à la conception républicaine de Rabelais). Idem avec le nationalisme que Nietzsche ici défend. Nietzsche ne se contredit pas terme à terme, mais exprime la forme de raisonnement bizarre consistant à faire quelque chose de rien. Il vend son produit nouveau : du nationalisme aristocratique contre du nationalisme seulement politique.
L'aristocrate est ici à considérer dans son expression esthétique. C'est l'artiste créateur de ses propres valeurs, qui doit déboucher sur le surhumain/surhomme. Cette conception recoupe strictement la conception de l'oligarchie élue et ultraminoritaire des intellectuels. Dans un monde où s'effondre la morale (fini le Bien), l'esthétique prend la place au sens où le beau deviendrait l'expression de la domination. Du coup, Nietzsche peut à la fois employer un terme et son contraire, soit détruire le sens. Ce que Nietzsche ne prévoit pas, c'est qu'en détruisant le sens, il fait advenir la folie - sa folie. Le lien entre le sens et le réel se trouve impliqué dans l'existence du sens lui-même.
L'erreur principale de Nietzsche tient à sa définition du réel. En définissant le réel comme le seul sensible, et le reste comme des illusions d'arrières-mondes, Nietzsche pense produire une définition claire qui démontre sa validité des résultats expérimentaux qu'elle dégage : le réel rapporté au sensible permet d'encourager la science moderne expérimentale en ce que cette science se développe exclusivement dans le milieu du sensible. Après tout, c'est la définition mot pour mot du nihilisme antique, notamment des Abdéritains. Mais le fait de détenir une partie du réel ne démontre en rien que l'on tient l'ensemble du réel. En témoigne l'effondrement des prétentions scientistes, soit le fait que la science n'est jamais parvenue à proposer une formule de définition générale du réel.
Si le réel se résumait au sensible, elle y serait sans doute parvenue - ou en approcherait tout au moins. Au contraire, son développement exclusivement sensible tend vers une extension morcelée et quasiment insoluble dans cette direction (plus la science progresse, plus elle se fractionne et moins elle tend vers l'unité). L'erreur de définition de Nietzsche explique son incapacité à produire quelque chose de positif. Nietzsche n'y parvient pas parce qu'il cherche à fixer une définition. Nietzsche est prisonnier de sa fixation qui de philosophique devient psychopathologique. La proposition impressionnante de définition de la folie selon Freud (un chagrin qui ne passe pas) pourrait s'appliquer au mot près pour caractériser ce qui advient à Nietzsche : le chagrin de ne pas avoir réussi à définir le réel n'est pas passé (dans tous les sens du terme).
La polysémie de Nietzsche est contradictoire au sens où le réel seulement sensible produit du déni et des domaines étrangers. Le réel nihiliste ignore l'infini et l'étranger devient le contradictoire. La polysémie de Nietzsche dans le choix de son vocabulaire rend compte de sa vision du réel : réel éclaté, morcelé, multiple, au point que l'on ne parvient pas à recoller les morceaux, à dégager une unité. Quand les lecteurs cherchent une unité, c'est à partir de l'idée, implicite, que l'unité existe (que le réel est uni dans ses parties divergentes). Alors que pour Nietzsche le réel est polysémique et contradictoire au sens où il est chaotique.
La polysémie renvoie au chaos. Elle recoupe le chaos. Nietzsche se réclame assez du chaos, du hasard et du tragique pour que l'on cesse de chercher un sens supérieur et indéfinissable à la démarche si contradictoire de Nietzsche. En réalité, il n'existe pas de sens supérieur que Nietzsche dégagerait, juste quelques reprises de recettes antiques qui ont échoué et que Nietzsche entend remettre au goût du jour. Son désespoir final et son basculement dans la folie témoignent qu'il n'y est pas arrivé.
Le nihiliste est celui qui face au caractère incompréhensible et énigmatique du réel choisit de se réfugier dans un périmètre qu'il délimite lui-même, quitte à ce que ce périmètre soit une réduction fausse du réel. Le nihiliste s'y tient coûte que coûte. S'il avouait son opération frauduleuse, le nihiliste se trouverait vite démenti. Mais il décide de franchir un cap et de s'installer dans le déni : décréter que la partie du réel dans laquelle il se cloisonne est l'intégralité du réel est bien la démarche de Nietzsche, démarche qui n'a rien d'innovante par rapport à la démarche du nihilisme antique.
L'innovation de Nietzsche, c'est qu'il choisit de grader d'un ton dans le déni, soit de proposer un monde typiquement cloisonné et nihiliste de surhommes capables d'affronter le réel. Aussi aberrant que la conception puisse paraître en l'énonçant, le surhumain correspond à la polysémie contradictoire. Nietzsche propose la domination pour surmonter la contradiction. Mais cette domination par l'aristocratie artiste ne tient pas la route. Elle suppose la destruction pour dominer, la destruction de ce qui est inférieur entraînant de fait la destruction généralisée, puis la disparition et le remplacement.
La domination est une résolution fausse au sens où elle s'élabore forcément dans un monde clos et fini, qui suscite par réaction la production en cascades et en dérivés d'univers déniés et prenant la place du non-être. L'inconnu, c'est l'inhumain. L'antagonisme se crée dans la contradiction, soit dans le fait d'empêcher l'unité de se faire - par la création de niveaux supérieurs et par le mouvement incessant de va-et-vient propre au reflet (dynamique). Face à cette négation de l'infini qui crée de la destruction progressive du fini isolé et déterminé, le système de Nietzsche est typique d'un mentalité de contradiction qui finit dans l'autodestruction : la polysémie contradictoire n'est certainement pas le signe d'une pensée supérieure et incomprise, mais d'une pensée qui fonce vers l'abîme et qui accélère en approchant de sa fin.

Aucun commentaire: