mardi 19 juin 2012

De quoi le non-être est-il le nom?

De la méontologie (suite).


"On peut évidemment contrecarrer ce qui précède en faisant remarquer qu'Aristote caractérise ontologiquement le vide, comme un non-être, et que son exclusion du vide intra- ou extra-cosmique est une conséquence de cette caractérisation. On peut répondre à cela qu'Aristote nie l'existence d'un type de vide, le vide spatial dimensionnel, et ce à partir d'arguments tirés de la physique (des arguments sur le mouvement la nature de l'espace, des corps), la raison de son exclusion du vide étant que le vide, s'il existait, introduirait des contradictions dans la réalité physique. (...) Certes Aristote définit ontologiquement le vide, lorsqu'il le pense comme privation d'être ou entité non existante, mais il reste que cette définition est négative : le vide est la privation ou la négation du plein."
Frédéric Nef, La Force du vide, p. 113.

Nef veut montrer que le vide est un concept physique qu'il peut traiter en philosophe et que le non-être ontologique qu'Aristote reconnaît va de pair avec l'exclusion du vide de l'être. Nef cherche à poursuivre l'aventure métaphysique. Il mélange l'ontologie, la métaphysique et les propositions philosophiques novatrices que proposait Démocrite d'Abdère : le vide caractérise physiquement le non-être; l'atomisme cherche à trouver une définition physique qui en vienne à nier l'existence de la démarche ontologique. Parler comme le fait Nef d'ontologie à propos du vide est une contradiction assez déconcertante pour un historien réputé en philosophie : l'ontologie est le discours à propos de l'Etre.
Démocrite parle de méontologie et essaye, en vain, de caractériser physiquement le non-être par le vide. Aristote suite à cet échec fonde la métaphysique par différenciation avec l'ontologie de son maître Platon pour montrer que sa philosophie sera plus réaliste, en opposant l'être fini au non-être multiple (sans qu'on sache comment cette génération fondée sur l'antagonisme s'accomplit). Comment Nef de nos jours peut-il à ce point embrouiller les définitions sous prétexte de se montrer cohérent?
Voilà qui montre le résultat d'une vie consacrée à maîtriser les différentes branches de la logique par rapport à la philosophie : on reprend les travaux d'Aristote et on les amalgame avec ceux de Platon. Pourtant, le regard critique de l'historien de la philosophie devrait amener à se rendre compte du problème philosophique que pose, moins le vide, que le non-être. Nef avec un tel sujet devrait se rendre compte que le nihilisme existe depuis les débuts de la pensée, bien avant ce qu'on nomme la philosophie, bien avant le nihilisme idéologique moderne seulement reconnu comme tel, et qu'il se caractérise par le déni.
Le recours au non-être est négatif dans sa formulation : et après on s'étonne qu'il soit indéfinissable et qu'il serve de repoussoir à l'être ou au plein? L'histoire du nihilisme ne renvoie pas à un mouvement marginal de la fin du dix-neuvième siècle, mais plus largement à l'un des deux grands courants de la pensée : le transcendantalisme opposé au nihilisme. Dans l'histoire de la philosophie, l'ontologie caractérise l'influence transcendantaliste. Dans l'Antiquité, la philosophie développe l'art du compromis, qui de nos jours se manifeste chez les fonctionnaires par l'apologie de la synthèse.
La philosophie estime qu'elle peut réconcilier le nihilisme et le transcendantalisme. C'est la position de la métaphysique, qui survient après l'ontologie platonicienne, parce que le couronnement de l'ontologie (qui définit le non-être de manière positive comme l'autre) ne parvient pas à définir l'Etre. Pour résoudre cette limite, la métaphysique entend réconcilier l'ontologie et le nihilisme le plus virulent (dont la méontologie). Cette réconciliation implique que le négatif soit inclus dans le positif. Le négatif ne définit rien : c'est une approche déficiente de la définition. On définit négativement quand on a mal compris l'objet.
Le non-être ne définit rien de précis et pose des questions encore plus grandes que la non-résolution qu'il propose. Platon avait proposé de définir le non-être comme l'autre pour sortir de cette situation de négativité, qu'il comprend comme un moment d'infériorité. Aristote en rétablissant le non-être renforce l'incompréhension, sous couvert d'apporter une caractéristique qui lui permet de se révéler conciliable avec l'être, le moment du court terme.
D'un point de vue physique, Nef, qui veut verser dans l'histoire des sciences, devrait se poser la véritable question sur la démarche physique d'Aristote : comment ce physicien peut-il nier le vide physique sous prétexte que l'être ne peut qu'être composé de plein? Le mouvement s'en trouve nié, ce qui est l'une des grandes questions de la physique antique. Le problème n'est que la réduction dans l'objet physique du problème philosophique qu'Aristote a engendré. Nef fait mine de séparer le vide du non-être, mais les deux sont liés, et le problème philosophique précède le problème physique.
Si en physique Aristote parvient à des résultats aberrants, comme la négation du mouvement, le problème du vide est lié au problème du non-être : le problème physique est lié au problème philosophique. L'effort de Nef est de séparer la question physique du problème philosophique pour expliquer que le ce dernier n'a pas d'impact sur le domaine physique; et que le problème philosophique est marginal. Ou comment faire passer l'essentiel pour le dérisoire et le dérisoire pour l'essentiel.
Dérisoire : le problème de l'histoire du vide, qui, aussi intéressante soit-elle, n'en demeure pas moins très spécialisée et localisée.
Essentiel : le problème de l'histoire du non-être, qui recoupe l'histoire du nihilisme et déborde de loin le cadre de l'histoire de la philosophie (plus encore celle de l'idéologie contemporaine, reconnaissant ce nom comme un mouvement mineur et disparu, ou presque).
Le seul argument que Nef déploie nous explique non pas tant que le nihilisme n'existe pas en tant que pensée atavique et incontournable, mais pourquoi des spécialistes passent à côté du problème central (le nihilisme) et se posent des problèmes déformés et dégénérés : parce qu'ils sont trop occupés à réhabiliter la métaphysique. C'est le souci de Nef. Il présente l'ontologie comme une branche de la métaphysique; ce qui ne manque pas de sel quand on sait comment le néologisme surgit après l'ontologie et comment l'ontologie constitue la discipline originelle de la philosophie. Platon était-il métaphysicien?
En étant un métaphysicien essayant de relier la logique avec la métaphysique, Nef ne se rend pas compte qu'il ne peut pas comprendre la critique de la problématique : comment apercevoir l'existence du nihilisme comme discours impossible sur le non-être quand on adoube la démarche d'Aristote consistant à expliquer que l'être fini coexiste de manière antagoniste avec le non-être multiple? L'argutie de Nef concernant la non-être (on n'en peut rien dire, donc on n'en parle pas) n'est pas nouveau. Bergson déploie le même type d'argumentation dans l'époque contemporaine et il ne fait que le reprendre de la tradition de Descartes (le nouvel Aristote moderne) dans l'époque moderne - et avant lui d'Aristote lui-même.
Le problème n'est pas tant de constater qu'il n'y a rien à dire du non-être du point de vue de l'être, ce qui revient à estimer que le principal du réel gît dans un angle mort, que de se demander comment l'on peut passer à côté de l'essentiel en le touchant du doigt. De quoi le non-être est-il le nom? De quoi le non est-il le nom? Si l'on ne peut rien connaître du non-être, est-il fondé d'en inférer qu'il ne faut point en tenir compte? Est-il possible que l'on ne puisse connaître que ce qui est fini, et non son restant?
Dans ce cas, on comprendrait la tentative abdéritaine de réduire encore l'objet philosophique du non-être vers la définition physique du vide. Nef se tient dans un mouvement où il entend poursuivre l'oeuvre de Heidegger, consistant à subordonner l'ontologie à la métaphysique, et il compte y parvenir grâce à l'apport de la logique, par ce qu'il nomme le "réalisme philosophique". Nef glisse sur le sujet essentiel de son propos d'historien de la philosophie (le non-être chez Aristote) pour en revenir au vide, qui l'intéresse dans la mesure où il l'oppose au non-être et où il se préoccupe de problèmes qui indiquent qu'il est versé dans les sciences.
Malheureusement, il est terrible de passer à côté du sujet essentiel : c'est ce que fait Nef. Occupé à faire parade de son érudition rigoureuse, il choisit de ne pas traiter de la problématique du non-être et de glisser, soit vers l'examen du vide, soit vers l'examen du plein. L'opposition du plein et du vide se situe à l'intérieur de l'être fini d'Aristote (Pascal après la contre-révolution philosophique cartésienne réfute l'être plein et rétablit la possibilité du mouvement). Aristote en arrive à nier le vide à l'intérieur de l'être fini, tout en postulant que le non-être existe de manière paradoxale, c'est-à-dire existe sans exister, puisqu'il considère que la part majeure du réel relève du principe de contradiction et ne peut être pensée.
Là est la question essentielle : le non-être peut-il exister? Le plus grave n'est pas le défi qu'il jetterait à la logique - à la possibilité de le penser. Le plus grave est d'accepter l'évidence : le non-être ne définit rien - définit négativement. Qu'est-ce que le négatif? C'est le fait de dire qu'une chose n'est pas à la place où l'on prétend qu'elle est. C'est une mauvaise définition. Platon définit le non-être comme l'autre. L'autre est l'idée qui fait avancer le réel, du fait qu'il n'est pas à la place qu'on lui accorde. C'est l'ailleurs.
Le mouvement se trouve restauré. Aristote témoigne de sa mauvaise foi, en avançant que les platoniciens de l'Académie, dont il fut l'élève assidu, définissent le non-être comme le faux. Le faux implique que le non-être soit, tout comme le refus du mouvement (et du vide dans l'être) implique que le non-être soit. Mais le non-être ne peut pas être, pour des raisons de logique; et quand bien même l'on estimerait que le réel peut différer des règles de logique, soumises à la relativité de l'entendement, l'on en arriverait à ne rien pouvoir en dire.
Le négatif se révèle comme le problème mal posé en tant que tel, soit l'autre (ce qui n'est pas ici et maintenant). Nef est prisonnier de cette mauvaise définition, en reprenant la métaphysique d'Aristote, puis la rénovation de Descartes. Nef estime participer, même modestement, à la deuxième rénovation de la métaphysique, en lui adjoignant l'apport de la logique, voire certaines parties de la philosophie analytique. Le problème, c'est que cette mode agit comme une contre-philosophie, en instaurant de la contradiction entre différentes parties du réel.
La philosophie essaye de penser le réel dans son intégralité. Le nihilisme s'oppose à cette démarche en réinstaurant le principe de contradiction et en opposant, selon la loi de l'antagonisme, l'illusion selon laquelle on crée du réel grâce au principe de contradiction, en opposant le domaine de l'être au non-être. Du coup, l'effort de Nef est dérisoire : essayer de différencier le vide, le vacuum, le non-être, le néant (peut-être encore d'autres acceptions)... Ces synonymes renvoient à la même caractéristique : une définition imparfaite, incomplète, dégénérée du réel, que l'on ne parvient pas à connaître et qui se révèle l'aspect majoritaire, quoique différent, du physique.
Le nihilisme exprime la tentation de ne pas comprendre ce qui n'est pas compréhensible aux sens ou à l'entendement immédiat. La métaphysique agit comme le moyen de figer l'effort de connaissance à certains moments, comme c'est le cas avec le fondateur Aristote, qui en vient à énoncer des absurdités physiques, n'ayant pas pour excuse le stade balbutiant de la physique de son temps, mais qui s'expliquent par la volonté de s'en tenir à la conception du réel dévoyée dans le domaine du physique.
L'erreur physique se mesure plus facilement, parce qu'elle s'applique à des domaines qui sont connus de l'homme; tandis que la spéculation sur le réel implique que l'homme pense des domaines qui lui sont étrangers. La rénovation moderne de la métaphysique par Descartes indique que l'erreur se modernise (on met à jour la métaphysique en tenant compte des innovations scientifiques), mais qu'elle se renouvelle. Descartes se distingue notamment par le fait qu'il promeut des recherches scientifiques qui se montrent dépassées parfois dans son propre temps.
C'est que la méthode métaphysique repose sur l'erreur selon laquelle on se montre réaliste en instaurant l'antagonisme entre être fini et non-être (indéfinissable et irrationnel). Le souci de réalisme, affiché par un Nef, y compris dans une acception très particulière et spécifique, recoupe cette problématique où l'on entend définir le réel en le détruisant à terme. Le réalisme n'est pas tant le souci de définir le réel que d'en obtenir un succédané. On passe du défini à l'indéfini et tel est le problème quand on se situe dans la pensée : définir c'est penser, ne pas définir, c'est refuser de penser.
C'est la définition du déni - et c'est la démarche qu'utilise la métaphysique pour penser un domaine promis par ses soins à la destruction, sans rappeler que l'antagonisme aboutit à la destruction de l'objet soi-disant pensé. Nef entre dans cette catégorie, à ceci près qu'il se situe après la mort de la métaphysique, dont Heidegger symbolise l'avènement. C'est un postmétaphysicien qui essaye de ranimer un grand corps, non plus malade, mais décédé.
Pour ce faire, il n'utilise pas une méthode qui lui est personnelle, et qui à ce titre serait novatrice. Il recourt à une méthode éprouvée, l'apport de la logique de type analytique (rénovation limitée là aussi de la logique de type aristotélicienne) dans la philosophie. La caractéristique de la philosophie analytique est de proposer de philosopher en passant de la voix singulière à la voix collective, comme si le collectif permettait de mieux penser que l'individu. Pour ce faire, il aurait fallu user d'une méthode d'expression qui soit nouvelle. Comme ce n'est pas le cas, on se retrouve avec des meutes d'analytiques qui se réclament de telle ou telle chapelle, mais dont l'apport philosophique est d'autant plus nul qu'ils usent de techniques sophistiquées (la forme est savante, le fond rebattu).
Mais cette nullité au sens littéral est tout sauf surprenante. Elle intervient de manière obsolète et périmée, avec une idée réactionnaire : non seulement c'était mieux avant; mais en plus le donné est figé à un moment du passé. Le symptôme des positions de Nef (participer à la troisième phase de la métaphysique, alors que la métaphysique est morte) n'a qu'une excuse : c'est un historien de la philosophie, qui, du fait de sa formation et de son parcours, allie à un savoir impressionnant une absence stupéfiante de créativité philosophique.

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