jeudi 28 juin 2012

Le plus grand

"Le plus grand a droit à tous les honneurs ou les déshonneurs". 
Nabe pour Arte, émission consacrée à Céline. 

Nabe est désormais raillé pour avoir rallié le camp des néoconservateurs. Je note cette citation à propos de Céline. Nabe estime qu'il peut exhiber sa mentalité biscornue, qu'on pourrait résumer comme suit : on crée à partir du choc des contraires, posture héraclitéenne qui implique que le monde tienne grâce à l'équilibre des contraires. Le supérieur donné implique l'incompréhension des strates inférieures, ce qui valide l'amoralisme selon Nietzsche. Problème : l'amoralisme n'apporte rien de nouveau par rapport à la morale classique. Il valide le renversement de toutes les valeurs, soit la réhabilitation de l'immoralisme!
De même Nabe nous présente-t-il Céline supérieur parce qu'amoral, comme si l'on ne pouvait prendre la mesure de la monstruosité supérieure depuis le point de vue du commun. La monstruosité littérale émanerait du commun. La monstruosité supérieure,forcément incomprise du commun, n'est plus de la monstruosité. En quoi le monstrueux supérieur diffère-t-il du commun? Cette démarche critique instaure l'arbitraire. Céline se trouve jugé supérieur et incompréhensible sans que l'on n'apporte la preuve du critère d'élection novateur, mais qu'on le trouve tel parce qu'il est décrété supérieur et écrivain. 
La posture expliquant qu'un génie ne peut être un salaud aboutit à légitimer les pamphlets antijuifs, l'antisémitisme (terme incorrect) exprimant la supériorité indicible. Où l'on voit l'arnaque : Nabe le commentateur transi ne nous propose à aucun moment de déchiffrer d'une manière novatrice ce que le critère populaire prendrait pour de l'antisémitisme et qui n'en serait pas, mais décrète que l'antisémitisme ordinaire devient chez le génie de la supériorité. 
Problème : cette supériorité sonne comme du pur négatif. Nous nous situons dans l'apologie du nihilisme. Nabe impose une manière de raisonner déraisonnable, selon laquelle l'artiste est du côté des plus forts. La réhabilitation de Céline passe par l'arbitraire : c'est un génie, donc il peut tout se permettre. Il n'est pas immoral, antisméite ou nazi, il se tient au-dessus des valeurs. Céline fait du surhumain nietzschéen. Rien de nouveau, que du réchauffé. Nabe lance son imposture en comparant Jésus - la prophétie religieuse et l'histoire littéraire. 
Pourquoi Arte donne-t-elle la parole à un ancien anarchiste plus à droite que la droite et plus à gauche que la gauche et qui pour prouver son génie a basculé dans l'apologie du néoconservatisme en France (avec condamnation du complotisme)? Parce qu'il participe de la mentalité impérialiste terminale, qui se caractérise par les contradictions et par l'élitisme arrogant. 

- "Lui il est vraiment les meilleur dans tout (techniquement)" 
Au moins cette lecture ne cache pas son hagiographie... 

- "Il veut faire lui-même la Bible et dans chaque livre il fait la Bible. Tous les écrivains devraient penser ça. Ils devraient tous dire : "Nous devons refaire la Bible". Moi je voudrais refaire la Bible.. Voilà ce que devrait dire tout écrivain quand il commence ou même quand il finit. Le Voyage, c'est une Bible! Mort à crédit, c'est une Bible! Même Mea culpa, c'est une Bible! Une petite Bible. Mort à crédit finalement a la dimension d'un Evangile. Vous prenez l'Evangile de Luc ou de Jean, ben c'est comme Mea Culpa. Et peut-être que ça dit autant de choses. A voir. En tout cas, Bagatelles est une Bible, évidemment. D'un Château l'autre est une Bible. C'est-à-dire que c'est la vision d'un dieu, dans le cas de l'écrivain c'est un dieu, la Bible c'est Dieu, tout court, voilà, qui voit le monde de cette façon et qui en montrant sa vision du monde le crée, l'invente!" 
Ce témoignage puéril d'admiration caricaturale ramène l'homme à Dieu et instaure la valeur de l'homme-dieu. Nous nageons en plein nietzschéisme adolescent : l'artiste créateur de ses propres valeurs finit par produire des textes sacrés. Même selon l'évaluation esthétique, il est surprenant de placer sur le même plan Le Voyage au bout de la nuit et D'un château l'autre. Mais c'est très germanopratin, au sens où l'élite parisianiste artiste juge osé et avant-gardiste d'admirer Céline de manière injustifiable. Pour la rive gauche, on admire l'oeuvre non antisémite et on rejette les pamphlets antisémites; pour la rive droite, on finit par franchir l'interdit et l'on est ravi d'avoir lu des oeuvres oubliées et de qualité inférieure. 

- "L'idée, c'est de devenir le prophète d'un certain antisémitisme qu'avait Jésus lui-même, parce que Jésus est antisémite, je vous l'apprends pas, mais au sens célinien du terme, c'est-à-dire très élevé, pas au petit sens du terme connement raciste, débile, du Français qui a peur parce qu'il a peur du méchant juif qui va prendre ses sous. C'est quand même, ça dépasse ça, quoi, c'est pour réveiller! (...) C'est peut-être celle qu'avait Jésus (...) Ça nous amènerait très loin, ça. Du côté du Sanhédrin. (...) C'est ça qu'ils ont pas compris, à la fois les antisémites de son époque ont pas compris ça, et les antiantisémites de notre époque qui reprochent à Céline d'avoir été soi-disant un antisémite normal, banal, ou vulgaire, et qui s'est fourvoyé, etc... c'est aussi débile! Même là-dedans il veut être le meilleur. Donc pour être le meilleur il faut qu'il atteigne une dimension biblique, et prophétique, et messianique, dans l'antisémitisme même, qui en plus je vous le rappelle est vraiment le sujet de Bagatelles, mais pas uniquement!" 
Cette envolée confuse se signale par son caractère exalté, en ne définissant jamais ce que serait l'antisémitisme supérieur de l'antisémitisme raciste et débile. Faut-il en conclure qu'il entre de la bêtise dans ce genre de raisonnement? Nous tenons avec ces citations un aperçu de ce que recèle l'amoralisme : le supérieur implique la contradiction. L'artiste créateur de ses propres valeurs ne se soucie pas du jugement commun, en ce qu'il impose la loi du plus fort. La logorrhée plus que la rhétorique, mise en valeur par Arte, une chaîne intellectualiste reflétant le point de vue des néoconservateurs de gauche français, explicite le problème de cohérence de cette pensée, qui ne vaut que pour ceux qui dominent pendant le temps éphémère où ils dominent. Quand on l'applique à la littérature, cela donne une mentalité d'une faible teneur qualitative.

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