mercredi 13 juin 2012

Le désir suicidaire

Le mimétisme de Girard repose sur l'irrationalisme. Girard présente son impressionnant travail comme anthropologique, parce qu'il s'occuperait du mimétisme autour de l'homme, mais il repose sur le philosophique (Girard adosse sa conception anthropologique du mimétisme sur le fondement du Dieu chrétien, soit sur de la philosophie menant vers la théologie). Girard ne peut nullement prouver ce qu'il avance : que le développement humain repose sur le mimétisme, tout comme le restant du réel physique. En réalité, il assoit son assertion sur une certaine conception chrétienne, opposée à la tradition augustinienne, et que l'on peut relier à l'innovation cartésienne.
Descartes, loin de rompre avec la métaphysique, cherche à la renouveler en l'expurgeant de son expression dégénérée, la scolastique. Les scoliastes étaient des gens fort savants, qui entendaient réduire la créativité au savoir le plus érudit. Girard renouvelle la dérive en accumulant les faits concernant l'importance du mimétisme comme explication fondamentale, sans se soucier le moins du monde de savoir si le mimétisme est fondamental - ou second.
Le problème avec cette hypothèse, outre qu'elle ne saurait se fonder sur l'expérience, c'est qu'elle comporte une contradiction d'importance : comment expliquer que le mimétique perdure, alors que le mimétisme implique une déperdition menant vers la disparition? C'est une faille, qui se pose déjà dans l'aristotélisme, avec le Premier Moteur : si ce dernier abolit la création, comment expliquer que le fini perdure aux côtés du non-être? Descartes comprend que s'il n'explique pas ce problème fondamental, son programme de renouvellement de la métaphysique aristotélicienne périmée est condamné à demeurer une sous-catégorie tout aussi périssable de la scolastique (qu'il entend pourtant dépasser).
Du coup, il recourt à l'argument du miracle  irrationnel : Dieu intervient de manière miraculeuse dans le réel pour le régénérer et éviter qu'il ne se détende à la manière d'un pendule. D'une manière physique, comment expliquer la déperdition de la force dans le mouvement? Descartes reprend la tradition irrationaliste selon laquelle la connaissance rationnelle n'est pas compatible avec l'intervention divine. L'homme ne peut pas comprendre le plus important dans le fonctionnement du réel. Il s'en tient à la surface des choses, à son monde qui, quels que soient ses développements, sera limité et ne pourra parvenir à comprendre la dimension supérieure, dont le divin est la désignation.
Pour Girard, comme pour Descartes, et comme pour Aristote, le mimétisme explique le fonctionnement du réel. A la différence d'Aristote, Girard s'inscrit dans la tradition cartésienne, selon laquelle le miracle vient remonter le pendule : l'épuisement physique est empêché par l'intervention divine. Girard scinde le réel en deux catégories inconciliables : d'un côté, le sensible repose sur le mimétique; de l'autre, le divin est miraculeux.
Que veut dire miraculeux? Autant dire inexplicable et irrationnel. De même que le non-être révèle l'incompréhension de son utilisateur, de même le miracle est irrationaliste. L'irrationalisme repose sur son préfixe négatif. Le rationalisme définit ce qui meut la connaissance. Il désigne l'inaccessible (encore un préfixe négatif) à la connaissance. Il peut être à la fois supérieur et inférieur au rationalisme, comme le néant chez les néo-platoniciens, qui désigne la matière inférieure et la réalité supérieur à l'Etre. De ce point de vue, l'irrationalisme, loin d'améliorer la clarté de la compréhension, même pour signifier que le réel comporte deux parts inconciliables (voire plus dans le démultiplié), ne fait qu'ajouter la confusion et en demeurer au négatif.
Girard propose une connexion certaine avec la théologie négative, selon laquelle l'homme ne peut parler du divin : Girard en reste au miracle et à l'irrationnel en matière de négatif. Croire en Dieu repose sur l'irrationnel? Par la suite, il préfère l'usage clarifié de l'anthropologie à la philosophie, en concurrence avec la théologie et la foi : la foi repose sur l'irrationalisme, tandis que le rationalisme est confiné à la sphère sensible, qu'il ne peut dépasser et qui, quelle que soit son étendue, est finie. L'incréée selon Spinoza est l'alternative immanentiste à l'infini. Si les ontologues ne parviennent à définir l'infini, c'est que leur concept est mal posé. 
A cette correction, les immanentistes apportent une proposition encore plus fausse : l'infini sera remplacé par l'incréé, qui, pas davantage défini, devient plus arbitraire. Les analyses de Girard autour du désir mimétique sont enrichissantes, mais, outre qu'elles se montrent trop monoexplicatives, elles développent de façon connexe des prolongements qui manquent le crucial : le mimétique est le secondaire, le fondamental est la création.
Raison pour laquelle Girard explique trop par le désir mimétique : il renvoie à un référentiel qui est le secondaire et qui a besoin pour paraître premier de gonfler son étendue et sa dimension (comme la grenouille de la fable). Cette critique s'appuie sur le manque du mimétique envisagé comme fondamental : il ne peut être le fondement explicatif, puisqu'il tend à s'épuiser et à disparaître. Le mimétisme concorde avec l'entropie, non la théorie physique, mais son application généralisée et fantasmatique de la physique à la philosophie. Ce n'est pas la même chose d'avancer que certains objets dans l'univers fonctionnent de manière entropique, et que le réel fonctionne de manière entropique.
Idem pour le mimétisme : s'il décrit très bien certaines situations du comportement, plus largement certaines parties du réel, il n'en repère que des fonctionnements limités. Le principal doit concorder avec le fait que le réel perdure. Si tel est le cas, l'hypothèse de Girard concernant le mimétisme finaliste est fausse. Pour la rendre plausible, Girard la complète par l'irrationalisme de l'intervention divine, sur un mode cartésien, tenu par Girard comme étranger à la sphère de la connaissance. Il est de l'ordre de la foi, mais d'une expression particulière, puisqu'on ne peut pas en tirer des hypothèses et des principes de connaissance.
Girard parie sur l'irrationalisme et poursuit un cran au-dessus celui cher à Descartes : le deus ex machina vient relancer la machine usée du domaine physique soumis au mode mimétique et entropique. Du coup, Girard semble opter pour la solution de Pascal : la philosophie s'arrête assez vite devant la foi. Mais Pascal est convaincu par la possibilité de la connaissance, quand Girard est l'héritier de Descartes plus que de Pascal (qui lui-même jugeait Descartes inutile et incertain).
Relevant de l'influence postmoderne, Girard juge la philosophie trop universaliste pour s'en réclamer. Il se présente comme anthropologue et montre qu'il s'attache à comprendre l'homme en jugeant impossible de connaître le réel qui l'entoure (au moins il fait correspondre le réel au désir). Girard se concentre sur l'étude du désir et inféode l'analyse au désir. De ce fait, il est un curieux immanentiste, qui essaye de réconcilier le christianisme avec la tradition métaphysique au moment où la métaphysique a disparu. L'alliance donne le redoublement d'irrationalisme au lieu de la résolution de la connaissance.
Heidegger, avec sa tentative d'en revenir aux présocratiques de tendance nihiliste (comme Héraclite) pour dépasser l'ontologie, a enterré la métaphysique déjà mal en point, en montrant qu'il est impossible de sauver ce qui se trouve à l'agonie. Girard intervient en période postmoderne et passe pour un marginal de haut vol : si son christianisme s'oppose au matérialisme des postmodernes comme Foucault, Deleuze ou Derrida, il n'en demeure pas moins qu'il se montre proche de cette génération, avec laquelle il partage l'irrationalisme.

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