vendredi 3 août 2012

La nostalgie impossible



Cette chanson illustre le paradoxe de la nostalgie : Thiéfaine évoque avec regret le temps de son enfance, qu'il baptise "la ruelle des morts". Sans me lancer dans une explication de texte de cette chanson, je voudrais m'interroger sur les raisons de la nostalgie : pourquoi a-t-on tendance à préférer les souvenirs, jugeant que les instants passés sont supérieurs aux présents? Pourquoi parle-t-on de bon temps pour évoquer le temps passé? Pourquoi accorde-t-on un coefficient de réel supérieur à ce qui est passé? Cette chanson est résumée ainsi sur le site You Tube auquel je renvoie : "Les regrets et les joies de notre enfance perdue à jamais...".
Mais il s'agit de passé que l'on regrette, y compris quand il s'agit de regrets. Comment peut-on regretter ce qui est perdu à jamais? Il s'agit d'une contradiction? Il n'est pas bon signe de préférer ce qui est passé à ce qui est et à ce qui est à venir :  le seul moyen de lui apporter du crédit, même partial, consisterait à avancer l'argutie pessimiste, selon laquelle ce qui est passé est meilleur que ce qui reste à venir, en vertu du postulat qui veut que la situation s'empire. Mais c'est un postulat fallacieux : les nihilistes ne sont pas des pessimistes, plutôt des irrationalistes qui partent du principe que le réel demeure identique sans être capable d'expliquer cette identité constante, peu en adéquation avec la coexistence antagoniste du non-être (comme chez Démocrite).
La nostalgie se fonde sur l'idée que ce qui est passé est plus réel que ce qui est présent et surtout ce qui est à venir. Le réel est fixé, tandis que l'évanescent, a fortiori l'inexistant, sont plus faibles à saisir. La nostalgie explique le nihilisme : c'est un sentiment qui pousse l'homme à opter pour le réel le plus immédiat, le plus concret, le plus saisissable. Le fait que la manière la plus simpliste d'appréhender le réel renvoie à un sentiment indique que le réel ne se réduit pas à la nostalgie et que l'erreur consiste plus en l'existence du faux en tant que réduction que du faux en tant que non-être (selon l'hypothèse d'Aristote). 
La nostalgie serait un sentiment pertinent si :
1) le réel était plus dense avant (inclination pessimiste)
2) le réel est plus dense quand il est fini (inclination métaphysique, d'héritage nihiliste).
L'adéquation des deux sens de fini (le délimité et le passé) expliquerait l'apparition du nihilisme et sa proximité avec le pessimisme (la vraie expression des "nihilistes" qui posent comme tels, tant il est vrai que le nihiliste ne peut se déclarer, au moins depuis Descartes). La nostalgie est fausse en ce qu'elle entend contacter le vrai réel, mais en tant qu'il serait passé. Il serait incohérent de dénoncer le réactionnaire et de ne pas dénoncer le nostalgique : la réaction serait l'application politique du sentiment de nostalgie. 
La démarche proustienne s'appuie sur la tentative de dépasser la nostalgie par la quête d'un endroit stable et sûr, qui se trouverait au-delà de la temporalité et que la littérature pourrait aider à retrouver, en donnant du sens à des sensations fugaces, que d'ordinaire l'on passe sous silence, comme une sensation gustative, ou une mélodie musicale. La littérature permettrait de connecter la sensation, mal dite, avec le sens, atemporel. Proust exprime son génie littéraire par son humour ravageur, ou par sa faculté à décrire des comportements (comme le snobisme).
Mais il ne parvient pas à venir à bout de l'erreur nostalgique - ressusciter le passé ou trouver le moyen d'en faire le coffre-fort du réel. Si la nostalgie se révèle aussi répandue, c'est qu'elle exprime la première réaction de l'homme face au temps : privilégier ce qui est passé signifie retenir l'impossible. Le nihilisme est bien la première inclination de l'homme, mais elle ne mène nulle part. Chacun sait que la nostalgie est une illusion, voire de l'autocomplaisance. Si elle se révèle aussi répandue, y compris chez ceux qui font mine de la repousser, c'est qu'elle retrace un sentiment fondamental : chercher l'impossible sous la forme du passé.
L'attrait pour le passé correspond en nihilisme au point de vue théorique. Et si l'on en juge par la prégnance de la nostalgie, le nihilisme est un sentiment fort répandu, beaucoup plus que ce qu'on veut reconnaître, en le réduisant à une idéologie contemporaine et ultraminoritaire ou en lui accordant une place marginale, dans les fondements de la philosophie, généralement amalgamés à l'histoire de la métaphysique.
Si Proust n'a jamais trouvé de résolution artistique à la nostalgie, c'est que la solution n'existe pas. Pour réussir à sortir du temps, il faudrait qu'existât un état atemporel, sorte d'idéal que l'idéalisme n'a jamais trouvé. Nietzsche a raison de dénoncer l'attitude de l'idéaliste, qui cherche désespérément une certitude à ses questions sans réponse - à ceci près qu'il trouve une nouvelle fois le moyen de rédupliquer son incohérence fondamentale consistant à promouvoir le contradictoire : il propose comme alternative à l'idéalisme l'impossible test psychologique de l'Eternel Retour du Même, qui découle de sa proposition de promouvoir la mutation impossible de l'artiste créateur de ses propres valeurs.
Le seul moyen de retrouver son passé consiste à l'améliorer et à se projeter dans le futur, pour la bonne raison que le passé n'est pas un lieu, un endroit, un refuge possible. Le temps est le moyen pour l'être d'exister, parce que l'être n'est pas tout-puissant, mais assujetti à un moyen pour lui de résoudre la contradiction : ce moyen, c'est le temps, soit le fait pour l'être de trouver le moyen de pallier à sa faiblesse et de se déployer. Comme il ne peut exister de manière totale, il opte pour le moyen du successif et du partiel.
La succession temporelle déploie ce déroulement, mais ne contient aucun moyen d'assurer au successif et au partiel sa conversion miraculeuse et irrationnelle vers le total et le complet. La fidélité exprimerait le moyen de conjurer le vice nostalgique s'exprimant par la tristesse, en projetant le passé vers le futur et non en s'en tenant à l'instant. Le seul moyen de ressaisir le passé consiste à s'en servir pour l'améliorer dans le futur. L'amélioration pérennise l'être et le soustrait à la disparition de son imperfection. En aucun cas l'amélioration ne débouche vers l'idéal ou la complétude du désir. 
Nietzsche n'échoue dans ses projets grandiloquents que parce qu'il n'est pas capable d'innover et qu'il se trouve tributaire de l'échec de son principal ennemi, ce Platon qu'il ne cesse de honnir tout en l'admirant, et qui propose l'idéal. Nietzsche suit ceux qui proposent l'impossible, schéma concurrent et inférieur. L'idéal propose la pérennité. Il se montre supérieur, mais il comporte l'inconvénient d'introduire le défaut théorique, en n'expliquant pas davantage le temps que l'Etre. La nostalgie appelle à la réconciliation au-delà du temporel. Quand Khayyam le nihiliste féru de métaphysique lance son : "Sois heureux un instant, cet instant c'est ta vie", il installe contre le passé l'existence dans le présent. 
Ce faisant, il condamne l'homme à l'impossible : aimer l'insaisissable, ce à quoi appelait Nietzsche, mais qui ne peut être réalisé (Nietzsche n'aura rien réussi à proposer en ce sens). Dans la veine, Rosset opte pour le pragmatisme immanentiste suite à l'échec de l'idéalisme postromantique nietzschéen : "Sois l'ami du présent qui passe, passé et le futur te seront donnés par surcroît". Bien que le programme ne concerne que les élus du cénacle spinoziste-nietzschéen de son bord, il se révèle surtout inapplicable, du fait que le projet se coupe du futur et échoue à résoudre la nostalgie qu'il entend combattre.

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