dimanche 26 août 2012

La superstition du diable

Que pense l'immanentisme du diable? Nietzsche appelant au grand renversement de toutes les valeurs morales, le Mal deviendrait le bien. Mais le fondateur de l'immanentisme a déjà commencé dans cette voie, Nietzsche ne faisant que l'amplifier et la radicaliser pour tenir compte de l'effondrement de cette pensée, que l'on continue curieusement à présenter en histoire de la philosophie comme une pensée révolutionnaire et à étudier pour bâtir l'avenir.
Pour Spinoza, le diable est une illusion, qui de nos jours nous enjoint à crier au génie précurseur. Spinoza annoncerait la lutte contre les superstitions, l'obscurantisme, plus largement l'anthropomorphisme. Son rationalisme serait le couronnement du cartésianisme, qui ne clarifie pas encore les liens entre l'univers mécanique et le Dieu irrationaliste, que l'on dénote avec l'expression de deux ex machina. Spinoza nous explique que le diable n'existe pas en tant que puissance surnaturelle parce que la définition qu'il propose de Dieu est le fameux : "Deus sive natura".
Si Dieu est la nature, la nature est le réel, entendu comme une étendue infinie et horizontale, dépourvue de toute verticalité : l'immanence est un plan horizontal qui s'oppose à la verticalité de la transcendance. Du coup, le Dieu de Spinoza n'est autre que le principe supérieur de l'horizon... indéfini. Le vice de la définition saute aux yeux, une fois que l'on doute de la revendication de génialité, que réclament les spinozistes, comme si leur Maître avait enfin répondu aux dernières questions, suite à l'échec des références Platon, Aristote ou Descartes : Dieu, l'infini, le réel...
Spinoza pour définir la substance recourt à un terme dont le préfixe négatif souligne l'absence de sens : l'incréé ne fait que repousser le problème sans chercher à l'affronter, ni à le résoudre. On en arrive à l'équivalence selon laquelle, si Spinoza n'est pas athée, son Dieu correspond à la nécessité et contredit la définition classique du Dieu transcendant. Si le Dieu de Nature repose ne propose pas de définition supérieure à celle que produit le transcendantalisme, elle y ajoute l'inconvénient de ne pas affronter les manques du transcendantalisme, qu'elle commençait par dénoncer.
L'immanentisme, loin de dépasser le transcendantalisme, se révèle inférieur :
1) il ne définit pas le divin avec son incréé;
2) sa pseudo-définition revient à réfuter toute la partie dans le réel qu'il évacue comme indéfinissable et qu'il engloutit sous le générique irrationaliste de l'incréée, ce qui revient à réhabiliter l'influence cartésienne prétendument dépassée et, in fine, le recours au non-être comme moyen d'échapper à un problème difficile à résoudre.
Quant au diable, loin d'en proposer une approche rationaliste, étonnamment contemporaine, à moins de considérer que la contemporanéité relève du diabolisme, la définition de Dieu/Nature le rend étonnamment caduc. Si Dieu se réduit à la nécessité de la nature, immanente, le diable n'existe pas, moins au sens d'une créature surnaturelle et fourchue qui n'aurait pas lieu d'exister dans un système d'immanence, mais au nom de sa cause initiale : le diable ne saurait exister pour la simple raison qu'il se confond en tous points à l'exercice de la rationalité - et à rien d'autre. Le diable, c'est l'homme.
On comprend que Nietzsche appelle plus tard au renversement de toutes les valeurs, considérant que la préconisation originelle de Spinoza n'a pas été appliquée et qu'il convient d'aller au-delà de la critique éthique de la morale, en prônant l'avènement de l'artiste créateur de ses propres valeurs. En somme, le diable n'existe pas parce que c'est l'homme. C'est ainsi que Spinoza entend libérer l'homme : le supranaturel n'existe pas, le royaume de Dieu est un leurre transcendantaliste, tandis que le royaume du diable, le réel, renvoie à la sphère, mal comprise, de l'homme. Nietzsche tirera de cet enseignement toutes les adaptations en nous expliquant que le mal est bien à condition qu'il soit pratiqué par les oligarques, dont il affine le profil : ce seraient des intellectuels à connotation esthète.
La leçon dès Spinoza, que Nietzsche radicalise, c'est que Dieu étant indéfinissable, la bonne morale tend à promouvoir le mal. Le mal n'est pas supranaturel, c'est l'exercice de la domination et la destruction. Les conclusions auxquelles parvient Spinoza, loin de se révéler libératrices et innovantes, sont inquiétantes et réactionnaires (au sens où l'oligarchie préexiste à l'immanentisme). Nietzsche n'a rien inventé : il ne fera que les amplifier en leur donnant une inflexion plus stylisée et moins cristalline, multipliant les imprécations et les invocations oscillant entre le visionnaire et le puéril. Loin de produire la superstition entretenue par le diable, Spinoza remplace le supranaturel par la destruction : il a empiré une situation qui n'était pas parfaite, mais qui permettait un fonctionnement harmonieux, en amélioration sur le terme.
Ce que les spinozistes présentent comme une innovation majeure, qui viendrait clore les difficultés du système classique (notamment depuis Platon), se révèle une dégradation théorique et pratique du parti rival : l'ontologie marginale, voire élitiste, et les monothéismes.
- Pour le théorique, on en voit un volet avec la conception du diable : l'inexistence dévoile l'étendue du néant caché derrière l'incréé (qui renforce le déni cartésien, selon lequel il n'y a rien à dire du non-être).
- Pour la pratique, Spinoza milite pour le libéralisme balbutiant, qui incarne le pendant politique de sa philosophie. Le parti politique retenu correspond à la réduction idéologique, comme l'éthique réduit la morale. La philosophie de l'immanence est engagée dans une entreprise de réduction du réel, dont on mesure les applications en politique. Voilà qui dévoile l'impéritie de l'immanentisme : avec la fin du libéralisme, nous vivons l'agonie d'un système de prévarication, qui repose sur une théorie déficiente et faible.

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