mardi 11 juin 2013

L'empreinte métaphysique

L’erreur de Weil (le sensible existerait comme appendice de l’Etre parfait et suffisant) n’est que le prolongement de l’erreur du cartésianisme, que si peu de commentateurs remarquent, parce qu’ils engagent leurs efforts dans la compréhension des difficultés internes, au lieu de se demander quelle relation établir entre l’influence du cartésianisme et l’erreur qui s’est développée depuis lors dans l’histoire de la métaphysique. La métaphysique a pris la place prééminente de l’expression philosophique. L’influence de l’aristotélisme n’explique pas tout dans cette erreur d’importance.
L’intervention de Descartes vise, non à renouveler la métaphysique par l’adjonction d’une philosophie nouvelle, mais à renouveler la métaphysique sclérosée (la scolastique), en reproduisant les mêmes erreurs et en retardant l’échéance de sa péremption inéluctable. De telle sorte que Weil, avec les meilleures intentions du monde, ne peut que reprendre les erreurs de l’influence métaphysique, tant 1 que 2. Le cartésianisme contient l’erreur de Weil, sauf qu'elle en donne une image plus marquée : Descartes énonce déjà que la cause divine est parfaite, Weil ne fait que la répéter et lui adjoindre l’inutilité explicitée du sensible.
Weil va au bout de la métaphysique, qui a avancé dans ses erreurs depuis Descartes. Pour Descartes, le sensible est articulé de manière inexplicable avec Dieu. Chez Weil, le sensible serait un appendice superfétatoire. Quand on compare sa pensée (mineure, mais si cohérente) avec la doctrine de l’Etre, Platon ne définit jamais l’Etre, mais il propose de manière pragmatique la méthode dialectique (socratique), pour que le lecteur puisse être libre de jouer un rôle dans cet Être parfait (et indéfinissable). On ne comprend pas comment l’être pourrait constituer une partie imparfaite et dégradée de l’Etre, qui serait lui parfait, mais c’est cette interprétation qu’il faut retenir du platonisme, et non pas la dégradation grossière qu’en propose Nietzsche (le platonisme opposerait selon lui l’Etre à l’être).
La condamnation de Nietzsche du platonisme se fait au nom de son illusion : le réel étant le fini, l’Etre est surajouté pour donner une explication, mais il est aussi utile qu'illusoire. Weil essayera de contrecarrer l’influence de Nietzsche sur la philosophie, l’immanentisme tardif et dégénéré contre la métaphysique, qu’elle tempère de christianisme et de platonisme, mais il est trop tard. Elle est prisonnière d’une tradition qui donne trop d’importance à la métaphysique et qui ne peut qu’opposer l’ontologie comme compromis, alors que l’ontologie est lacunaire. Weil se situe sur l’axe de la réconciliation entre Aristote et Platon (alors que l’aristotélisme était déjà une médiation avec le platonisme) et accroît l’erreur métaphysique initiale par la rénovation cartésienne (double héritage de l’erreur métaphysique).
Heidegger est le métaphysicien emblématique du vingtième siècle. Le "progrès" métaphysique suit la courbe édictée par Descartes, qui découle de la vision aristotélicienne du physique dénué de créativité suite au Premier Moteur : le progrès physique ne peut que suivre l’effondrement qualitatif par rapport à Dieu/Premier Moteur (la différence entre les deux conceptions n’est pas que factice, mais le Dieu cartésien est coupé du physique, miraculeux, du deus ex machina). Heidegger ne peut qu’intervenir dans un schéma qui exclut la créativité. Passe encore que le réformateur joue un rôle majeur; et même si cette réforme rétablit les fondements initiaux.
Mais à partir du moment où Heidegger s’emberlificote les pinceaux dans un énième compromis entre la métaphysique et l’ontologie (via le retour à la philosophie présocratique), il ne peut que jouer le rôle de correcteur de la trajectoire métaphysique. Son Dasein reprend plus l’approche aristotélicienne que le cartésianisme - Heidegger est plus un apologète radicalisé d’Aristote qu’un prolongateur de Descartes. Chez Descartes, la cause est plus importante que l’effet, la cause étant parfaite (Dieu), au point que Descartes considère que le physique est une création miraculeuse de la volonté toute-puissante divine. Descartes ne parvient pas à expliquer l’émanation du physique et revendique de ne pouvoir l’expliquer, du fait que l’entendement fini ne peut comprendre la perfection divine.
Quelques siècles plus tard, Weil va au bout de cette logique en rendant inutile le monde sensible. Heidegger qui diffère tant des options de Weil se situe dans la même veine : à cette différence que Heidegger introduit une certaine originalité de définition de l’Etre, avec le Dasein. Heidegger propose une vision plus originale que celle de Weil, puisque Weil radicalise le cartésianisme, alors que Heidegger, dans une option fort différente, propose l’innovation du Dasein et n’invente rien depuis Hegel (plus lointainement depuis Aristote).
Weil la collectiviste et Heidegger l’ex-nazi resté élitiste (mais désemparé) se tiennent sur la même ligne : l’Etre ou Dieu sont indéfinissables; la cause est supérieure à l’effet, l’Etre au sensible (Dieu au physique). Descartes profite de la théologie chrétienne, pour changer le Premier Moteur trop rationaliste et pauvre en sens, qui est une fiction pour donner une origine finie au fini, en Dieu, qui lui est inexplicable et peut, du fait de son empreinte miraculeuse, avoir mis la main sur une cause qui n’est plus rationaliste et expliquer du fait le fonctionnement incompréhensible du réel.
Weil se montrerait la plus cohérente dans l’incohérence : si le réel fonctionne sur le mode irrationaliste, Weil serait la plus conséquente dans l’inconséquence, elle qui promet le physique inutile. Après tout, pourquoi pas? Mais ce qui montre que le métaphysicien va apporter quelque chose, la différence entre Descartes et Weil, entre un philosophe majeur et une philosophe mineure (aussi intéressante soit-elle), c’est : paradoxalement, le métaphysicien, aussi critiquable soit-il avec son erreur métaphysique initiale de plus en plus exponentielle et boursouflée, isole du réel en cherchant le réel certain et en le prenant pour le seul réel qui soit. Le grand métaphysicien est celui qui identifie le morceau de réel qui est fondamental à son temps, étant précisé que le réel de nature métaphysique tend comme la peau de chagrin à rétrécir et rabougrir du fait de sa finitude initiale et de son caractère incohérent et incomplet, destiné à s’étioler.
Descartes a identifié le cogito comme le domaine qui lui assure que le réel existe bien et il en déduit intellectuellement la preuve de Dieu. Descartes intervient, d’où sa résistance à travers les temps de la pensée, comme celui qui recherche le socle de la rationalité et qui le trouve dans le cogito (bien plus que dans son fondement divin, trop intellectuel et irrationnel à la fois). Comme il parvient à renouveler la rationalité en introduisant la médiation supplémentaire du cogito, il permet à l’homme moderne métaphysique d’accéder au réel, de manière ambivalente et tortueuse.
L’homme antique ne se posait pas cette question saugrenue de l’accès au réel. La grande affaire de Descartes (qu’est-ce qui me prouve que le réel existe indépendamment de mes perceptions?) ne peut être motivée que parce qu'il ne veut pas lâcher la rationalité métaphysique pour le réel. Mais qu’est-ce que la rationalité métaphysique? C’est l’idée selon laquelle on a isolé le réel. Et à l’époque de Descartes, la croyance innocente de l’aristotélisme s’effondre - que l’on peut saisir l’ensemble du réel, ajoutant à la représentation directe du réel la possibilité de saisir l'ensemble du champ réel.
La création de la médiation exprime l’affaiblissement de la métaphysique et la nécessité de créer une limite interne et artificielle pour expliquer les erreurs dans la connaissance. La limite interne signifie que l’on ne parvient plus à embrasser l’intégralité du champ défini précédemment comme le réel et que l’on a besoin de cette limitation pour mieux tenir un domaine enfin réel. Tout l’effort de Descartes consiste à expliquer à maintes reprises qu’avec le cogito il a trouvé une connaissance certaine et assurée.
Face au projet cartésien et à son sillage, dont on oublie qu’il ne peut qu’être l’histoire de la métaphysique moderne (en particulier le sillon allemand des Kant, Hegel ou Heidegger), l’intervention courageuse de Weil n’est mineure que parce qu’elle ne propose rien, ni à l’intérieur de la métaphysique, ni en tant que philosophie, mais qu’elle explicite le malaise métaphysique parvenu en bout de course. Non seulement l’Etre essentiel ne se trouve pas défini, mais encore le sensible/physique devient un appendice inutile pour la survie du réel. Le système est si faux que c’est le cartésianisme qui produit la représentation de Weil.
Cette représentation, pour précieuse et précise qu’elle soit, reste dans sa dimension philosophique limitée parce qu’elle ne fait qu’aller au bout de la logique cartésienne, au moment où l’on ne sait plus bien si l’on existe encore (si Dieu n’a pas besoin de sa création, si sa création lui est presque extérieure, le Cogito même existe-t-il encore?). Tout ne tient que grâce au miracle permanent, miracle divin, grâce, mais alors, la question devient : quel statut pour la rationalité?
Comment concilier un monde qui tient grâce au miracle avec l’explication rationalisante des choses? Il est frappant que le rationnel tienne grâce au miracle, comme si le rationnel était la conséquence de l’irrationnel aux yeux des métaphysiciens, de Descartes à l’aube de la modernité. Quand on fait passer Descartes pour le grand rationaliste qui assoit la science et lance la philosophie moderne, il se pourrait que ce fait avéré dans le physique soit corrélé à son complément contraire, qui rapprocherait indirectement la démarche cartésienne de  la méontologie antique de Démocrite.
Weil n’ayant su se départir de ces influences complexes, elle a oublié la leçon de la métaphysique : le compromis ne permet pas de mettre en place la pérennité dans les idées. Weil ira plus loin dans le compromis que Descartes, en ne produisant rien de nouveau, mais en essayant de tirer partir de sa culture et de sa rigueur pour associer le religieux (christianisme et judaïsme) avec le philosophique (ontologie et métaphysique). Peine perdue : ce n’est pas ainsi que la philosophie sortira de l’ornière métaphysique.

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