mardi 4 juin 2013

Obsolescence

Le changement du statut de l'auteur en est à un point capital où le progrès de l'individualisation a dégénéré en individualisme. Régression provisoire et symptomatique : l'apparition d'Internet ne traduit pas la perpétuation de la méthode Gutenberg, mais le statut qualitatif de l'édition d'une technique élitiste et limitée vers une technologie qui apporte la démocratisation de la créativité à tous les individus potentiellement concernés. Comme les inventions majeures, Internet n'est pas technique pure, mais porte en tant que technique l'apport religieux : le néanthéisme. Internet traduit dans le pan, capital, de l'édition, le passage de l'individu à l'idée-processus, cette continuité qui est contenue dans le néanthéisme. Si l'individuation sombre dans l'individualisme, c'est par épuisement. Toute crise sanctionne le passage du changement - vers la croissance.  Internet implique le passage de l'auteur à l'idée. Avant Gutenberg, on assistait au passage du collectif à l'individu. Il faut que l'idée se trouve incarnée par le groupe, pour commencer, ce qui fait que les textes qui nous sont parvenus sont anonymes - ou peu identifiables.  Peu à peu, pas à pas, l'auteur se crée, bien avant la Renaissance. Le monothéisme forge les figures d'auteur et contribue à l'individuation. Gutenberg est l'invention technique qui surgit du monothéisme et qui sanctionne la mise en place de l'individu. Gutenberg est une invention finale dans l'histoire du monothéisme. La dégénérescence de l'individuation vers l'individualisme était prévisible et indique que tout modèle s'effondre. Le renversement de la primauté de l'auteur par rapport à l'éditeur (l'éditeur devenant inspirateur, sélectionneur, voire lui-même auteur) ne sanctionne pas seulement la dégénérescence de l’auteur, qui suit l'effondrement de l'individualisme et de ses figures narcissiques, comme le dandy : il appelle la disparition par obsolescence de l'auteur Gutenberg, qui ne disparaît pas en tant que nom, mais qui devient écrivain au service de l'écriture; de telle sorte que l'écriture se tient au service de l'idée. Si l'écriture est devenue au fil du processus Gutenberg au service de l'écrivain, c'est du fait que le moment Gutenberg a besoin de rendre incarnée l'idée, tout en perdant de vue que l'idée a la primauté sur l'auteur. L'idée se retrouve raccourcie par l'auteur, alors qu'elle relève du processus. Les immanentistes développent dans l'écriture le thème spinoziste du corps-esprit. Nietzsche prend la mesure de l'évolution vers l'identité corporelle : il la décrète confession du corps, au point que la notion de valeur périclite, en se trouvant cantonnée au corps. Dès lors, cette conception de l'écriture ne peut que diminuer, au point que les auteurs de nos jours écrivent par rapport à des modes stéréotypées (le roman historique, l'autofiction...) et voient la valeur de ce qu'ils écrivent se limiter à leur vie - leur corps. La médiatisation de l'écrivain va de pair avec ce culte du corps; Elle implique la dépréciation de l'idée. Ce qui compte dans cette démarche, c'est de mettre en valeur le personnage, d'en faire un personnage extraordinaire : l'Artiste comme figure du génie excentrique et individualisé. Rien de tel pour dépeindre cet histrion créant des valeurs finies et corporelles, limitées au corps, que de prendre des auteurs d’autofiction, et de s’enquérir des raisons de cet engouement extraordinaire, dont le propre est d’être surdéveloppé quantitativement et qualitativement médiocre. Au point que le fondateur en est aussi le meilleur représentant, Doubrovsky, qui écrit de bons romans mineurs, à mon sens. L’autofiction se réclame de l’autobiographie et de Rousseau pour la modernité. Mais elle est un sous-genre du genre biographique et elle ne peut que manifester la dérive de l’auteur Gutenberg. Parallèlement à l’autofiction, le cas de l’auteur d’antifiction Nabe est éclatant pour montrer l’impossibilité qui frappe certaines mentalités d’accepter le changement : non seulement Nabe cherche désespérément à évoluer dans l’univers cloîtré de l’autofiction, mais il prétend à l’originalité fictionnelle du fait qu’il écrirait toute la vérité, rien que la vérité!
Or c’est bien l’individualisme que promeuvent l’autofiction et les faux auteurs Internet, qui utilisent Internet avec le paradigme Gutenberg. Individualisme qui rend la personne plus importante que ses écrits (paradoxe jusqu’au-boutiste des théories selon lesquelles toute écriture est la confession d’un corps). On se situe aux antipodes de l’écriture-idée et de la disparition de l’écrivain derrière des idées dont il est un maillon, en aucun cas le représentant, au sens où Montaigne prétend dans un passage célèbre, et alors qu'il se situe encore loin des dérives de l’autofiction, mais les annonce, que les grands auteurs ne croient pas en leurs idées.
Donc : ils en sont les auteurs (les garants). Même si Montaigne veut dire comme tout le monde qu’ils en ont proposé les définitions les plus approfondies, il relie déjà, tendance Gutenberg oblige, l’auteur et l’idée, comme si l’idée était tenue de s’incarner dans ses meilleures expressions dans un auteur. Il n’est pas question d’en revenir aux vieux écrits, anonymes, dont on ignore les auteurs, parce qu’à cette époque les auteurs ne comptaient pas. Mais les idées non plus, ai-je envie d’ajouter. Ce qui comptait, c’étaient des idées au service d’un groupe, ni les individus, ni les idées. Puis les idées ont compté plus parce qu’elles ont été portées par des individus, les auteurs.
Mais elles se sont trouvé du coup bloquées à ce stade, comme si l’étape devenait la fin indépassable, l’ultime avatar. Certains esprits réactionnaires estiment que l’évolution Internet constitue une atteinte forcément capitale aux lois de Gutenberg. Avec le même argument que dans le principe de précaution : aucune innovation, puisque toute découverte est dangereuse. La sclérose présentée comme immobilisme vaut mieux que l’innovation, dont on sélectionne les inconvénients, les défauts, les vices, mais en ne retenant que cette optique quantitativement implacable, mais qualitativement déficiente.
Beigbeder pourrait constituer un bon exemple de ce discours, lui qui fut le conseiller en communication du candidat communiste (déjà plus trop) Hue aux élections présidentielles de 1995 et qui escompte toujours incarner un discours progressiste, il est vrai de moins en moins, tant transparaît que le progressisme sociétal (publicitaire) est obéré par l’adhésion ultralibérale en matière économique (qui selon Marx constitue le substrat du réel). Mais ces discours, pour inquiétants qu’ils soient, sont en fait des régressions, figées au stade de l’incompréhension, venant de la part d’écrivains qui expriment le point de vue terminal de Gutenberg.
Ils refusent de comprendre l’avancée, puisque tout ce qui est différent du modèle indépassable exprime forcément l’avanie, le moins bien, la dévalorisation. C’est exactement ce que dit Beigbeder, et c’est exactement à quoi correspond un discours réactionnaire. L’incompréhension d’Internet ne retient que les défauts, leur empilement massif et quantitatif. Pourtant, il est dommage et compréhensible que l’on oublie l’apport d’Internet, apport qualitatif, et que l’on n’en retienne que les dérives quantitatives. On passe à coté de l’essentiel, de l’innovation, du qualitatif, peut-être parce que nous avons ici affaire aux écrivains Gutenberg terminaux, qui tels les derniers des Mohicans décrètent que l’ancien ordre est d’autant plus précieux, essentiel, capital, qu’il est en voie d’obsolescence. Platon dresse l’éloge ambigue de l’oralité par rapport à l’écriture. Il écrit son éloge de l’oral. L’oralité renvoie sans doute à la primauté accordée à l’oral sur l’écriture dans les système polythéistes, où, encore une fois, l’écriture n’a pas le même statut, puisqu’elle exprime la pensée d’un groupe, pas d’un auteur, pas d’un individu.

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