mardi 10 juin 2014

Fin de parti

La conception que développent les métaphysiciens envisage que l’on ne puisse parler de réel qu’à partir de l’être exclusif. Il n'y a rien à dire du néant, d'autant qu'il n'existe qu'à l'état de langage et qu'il n'est pas compréhensible. Cette assertion illogique a prospéré sur les fondations de l'ontologie parce que cette dernière se montre incapable de définir l'Etre.
Du coup, le schéma est simple : l'Etre n'existe pas, seul l'être existe, et le seul moyen de définir un domaine fini sans que l'explication soit carencée (le schéma manquant) est de le borner de néant. La fausse solution ne change pas grand chose, vu que le néant demeure non défini (de ce point de vue, indéfini).
Mais la métaphysique avec ce schéma simple peut se targuer de faire preuve de rigueur et de chercher la vérité. C'est cette démarche qui la fera prospérer, au point que le monothéisme cherchera à trouver un compromis entre sa démarche rationnelle sur le plan physique de théorisation des sciences et la révélation religieuse qu'elle ignore (Aristote et son grotesque Premier Moteur; Descartes et son Dieu irrationnel et inconnaissable).
Sa faillite lors de la révolution scientifique expérimentale aurait pu la faire disparaître. S'il n'en fut rien, c'est parce que la garantie de connaissance théorique rationnelle qu'elle induit n'a pas été remplacée. La révolution expérimentale chamboule le champ physique (au sens large), mais ne propose pas de théorisation du fini comme seule la métaphysique y parvient.
C'est pourquoi Descartes peut proposer une rénovation de la métaphysique sans que cette aggiornamento ne soulève de vagues de protestations (pourtant légitimes). Au contraire, le cartésianisme devient la doctrine dominante dans la philosophie occidentale, et s'il fut critiqué de toutes parts, ce fut comme référence dont il convenait de corriger les erreurs.
Cette reconnaissance de l'influence métaphysique dans le cadre de l'histoire des idées (dont au fond l'entreprise depuis les Grecs fut philosophique, l'avènement des sciences humaines n'étant qu'une excroissance mineure, quoique dotée d'une importance caractérisée. Ce qui compte dans l'aventure métaphysique, c'est qu'elle permette que l'on ne pense le réel qu'à partir du domaine fini.
Ce n'est pas la même chose de considérer que, la pensée étant finie, elle ne peut s'exprimer (penser) que dans le champ du fini; et que la pensée n'est que finie (de part en part). Dans le premier cas, elle ne peut qu'être finie et ne peut s'occuper d'infini. C'est ce que spécifie pour l'époque moderne Descartes et c'est ce qui va permettre de justifier, de manière injustifiable, l'argutie selon laquelle pour penser de manière cohérente, il faut que le néant encadre l'être.
Pour autant, toute la pensée moderne repose sur cette mystification, qui indique l'égarement dans lequel notre monde se tient et la raison pour laquelle il ne pouvait que parvenir à la faillite actuelle. Mais aussi : tout étant réel, et rien ne pouvant être irréel, l'irréel n'existant pas, le faux n'existant pas, ou sous la forme de l'infériorité (l'inférieur est une approche capitale au regard de la malléabilité du réel), cette position est seulement réductrice, en ce qu'elle autorise une forme de pensée anti-créatrice, qui parvient à des résultats remarquable dans le fini, autant dire : l'inférieur, mais qui bloque le passage vers la question irrésolue, quoique cardinale, de ce que l'on nomme l'infini.
En définitive, la métaphysique ne peut que freiner cette ascension vers la définition de l'infini. La métaphysique constitue depuis Platon la tentative désespérée des réactionnaires philosophiques, qui s'inscrivent sur le plan du religieux en mutation profonde menant vers le monothéisme, d'empêcher que la pensée se dirige vers la question de l'infini.
Pourquoi ce frein qui semble diminuer la qualité de vie à laquelle participe le nihiliste aussi bien que son adversaire progressiste? Parce que le blocage rend possible la domination et que le nihiliste place son point de vue comme dominateur, non qu'il estime que la domination se limite au plan politique, mais qu'il juge que l'individu domine à partir du moment où il dresse l'apologie de la domination.
L'intérêt du nihilisme est d'autoriser la domination, de l'encourager, de la développer, tandis que le point de vue concurrent mène vers l'innovation et le progrès, qui sont des mots horribles, en ce qu'ils portent en eux les nuées de l'inconnu et de l'incertain. Mais le blocage doit être qualifié de frein, car l'entreprise métaphysique aura seulement réussi à freiner ce progrès inéluctable, qui constitue le sens véritable auquel la philosophie doit parvenir.
La conception métaphysique a pour vertu (théorique) de permettre de penser avec le plus de rigueur; mais elle a pour vice d'empêcher de penser la partie du réel qui est la plus problématique. Penser avec rigueur l'être implique rien moins que de ne pas penser l'infini. Celui-ci se trouve condamné par le verrou du non-être qui est une négation, au sens où nier revient non pas à délimiter un contenu positif, dont le domaine ne serait en l'état pas définissable (ce qui constituerait une possibilité de progression intéressante).
La rigueur consiste non pas à découvrir des éléments de réel, inaperçus il y a peu, mais de délimiter ce qui est donné et déjà connu. Se montrer rigoureux, c'est définir ce qui est réel parmi ce qui existe. C'est déterminer ce qui existe, ce qui implique que certains éléments donnent l'impression d'exister, alors qu'ils n'existent pas.
Ce sont des illusions, au sens où l'illusion peut avoir parade de réalité, mais ne l'est pas. Le critère? N'est réel que ce qui est ordonné. Seul le donné est ordonné. L'inventivité dans le donné tient compte du fait que l'on ne sait pas ce qui est réel parce qu'on ignore ce qui est ordonné.
Rien ne serait plus difficile que de démêler l'écheveau quasi inextricable qui amalgame dans un joyeux bazar au sein du réel ce qui est ordonné et ce qui ne l'est pas. La mission du philosophe dont la métaphysique devient l'expression la plus rigoureuse (justement) consiste à délimiter ce qui est de l'ordre de l'être et à rejeter ce qui fait parade d'être, alors qu'il est inconsistant.
C'est ce que déclare Descartes dans sa Quatrième méditation : "Car certainement j'y parviendrai, si j'arrête suffisamment mon attention sur toutes les choses que je concevrai parfaitement, et si je les sépare des autres que je ne comprends qu'avec confusion et obscurité." Cette déclaration est emblématique de la mentalité métaphysique en particulier, et pas seulement de sa forme rénovée, mais aussi de l'ensemble du nihilisme, à ceci près que le nihilisme est encore plus radical que la métaphysique dans son refus de toute tentative d'unification du fini.
Les choses sont claires et distinctes, pour parler comme Descartes; quant aux choses conçues avec confusion et obscurité, c'est à peine s'il convient de les envisager comme des choses, car elles n'émargent pas dans la rayon de l'être. Le travail du métaphysicien consiste à séparer pour isoler, au sens chimique, "toute conception claire et distincte", comme le dit encore Descartes.
L'être étant un choix parmi le réel, autour de l'ordonné, ce qui ne suit pas d'ordre devient ce qui n'est pas. Descartes dans la méditation suivant acceptera de réhabiliter les idées des choses extérieures et les choses extérieures à condition qu'elles se présentent sous la forme d'idées distinctes. Mais ce sont des choses qui justement respecte le critère de la distinction et de la clarté.
Autrement dit : l'ordre de l'être. Le néant signifie, non pas qu'il y a quelque chose d'indéfini à côté du réel, mais qu'au sein du réel, il convient de trier le bon grain de l'ivraie. L'être ainsi obtenu comme l'or isolé de la boue permet de lancer le travail métaphysique de réunification. Entre le nihiliste pur qui, à l'instar de Gorgias, se contente de vivre dans la multiplicité de l'être et le métaphysicien qui propose quant à lui d'unifier l'être, la différence d'approche est telle que le métaphysicien ne peut être dit nihiliste pur et direct.
Reste que cette approche dominante dans la philosophie et dans l'ensemble du transcendantalisme (dont le monothéisme constitue l'acmé) a étouffé le vrai problème sous une démarche qui fausse le sens (et la curiosité). Le problème n'est pas de trouver ce qui est au sein du réel, ce qui impliquerait que cette démarche fonctionne, mais de se rendre compte que le réel est formé sur un mode aussi hétérogène que disjonctif si l'on peut dire, et que du coup, l'on passe à côté de cette différence si l'on s'en tient à l'être (démarche transcendantaliste) ou si l'on reprend le schéma antagoniste être/non-être.
L'infini reste à définir, si l'on veut s'aviser que le terme infini est formé sur le préfixe négatif de : fini.

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