vendredi 10 juillet 2009

La différence du même

Je reprends une citation du message consacré au mythe :
http://aucoursdureel.blogspot.com/2009/07/le-mythe-du-mensonge.html
"Les choses sont toujours identiques, ainsi que le professait Schopenhauer, l'immanentiste pessimiste au sens où il est le plus grand des irrationalistes avec son postulat de l'absurdité." C'est un fait patent que le nihilisme expulse l'idée de différence. Que la différence soit le sensible est impensable, puisque l'alternative déniée au sensible est le néant. Que la différence soit le néant est tout aussi impensable. De sorte que nous avons un refus du changement qui se comprend du fait que le reél est réduit au sensible.
Si le reél nihiliste ainsi compris n'est pas le même, mais l'autre - ou le différent, alors il peut à tout moment déraper, s'emballer, connaître des problèmes. Le principal serait rien moins que de disparaître. Aussi paradoxal que ce conservatisme puisse sembler, le nihiliste désire ardemment la conservation implacable de son monde. Il postule que le reél/sensible est éternel et que le néant ne peut détruire intégralement le sensible. Contrairement à ce que l'on estime, le nihiliste croit que tout disparaîtra, rengaine de la chanson postromantique et protosombre du bien-nommé groupe de rock Noir Désir, à condition que le reél/sensible perdure et permane.
Le nihiliste adhère au tragique parce que le tragique tient à la coexistence du sensible et du chaos. C'est l'association de l'impossible chère à Rosset. Quand les nihilistes qui jouent aux stratèges appliquent la stratégie du chaos, ils estiment que le sensible ne peut disparaître et que la stratégie du chaos leur profitera en premier lieu, eux les initiés du reél qui comprennent comment fonctionnent les choses. Quand Rosset énonce que le plus cruel n'est pas que tel artiste disparaisse, mais que son monde disparaisse intégralement, il n'énonce pas que le reél va disparaître pour laisser place au chaos, mais que toute singularité disparaît. Le sensible/réel demeure.
La tragédie réside dans la coexistence impossible de la finitude et de l'infini, du reél et du néant. Quant à la nature du sensible, elle n'est cet égalitarisme que de manière extrémiste et folle, quand l'immanentisme joue son va-tout et comprend que s'il veut supplanter le transcendantalisme, il doit montrer sa supériorité politique. Ce sont les théories progressistes bien connues des idéologies, qui toutes reposent sur le postulat que le sensible peut être maîtrisé harmonieusement par l'homme, c'est-à-dire par l'usage de sa raison transformée en Raison. Oraison.
Bien entendu, l'égalitarisme comme postulat immanentiste progressiste est grotesque, car il repose sur une adaptation grossière de la mentalité nihiliste : le sensible est certes égal, c'est-à-dire que toute chose repose sur la même caractéristique. Mais cette définition fondamentale n'est pas l'égalitarisme. Elle n'est pas davantage la liberté, ce qui implique que l'idéologie libérale, dont l'ultralibéralisme n'est que le prolongement nauséabond et décomposé, est aussi fausse que l'idéologie collectiviste dont le communisme est l'emblème décomposée.
Cette définition repose sur la notion de finitude. Toutes les choses sont égales parce qu'elles sont finies. L'égalité renvoie à la finitude. Quand Schopenhauer rappelle que le nihilisme expurge le reél de la différence, c'est tout simplement parce qu'il radicalise le processus de l'immanentisme, qui consiste à asseoir la pérennité du reél. Schopenhauer voit toujours la même mouche derrière la succession des mouches, c'est-à-dire qu'il répond avec netteté au questionnement ontologique d'Aristote, qui donnera lieu à l'appellation peu claire de métaphysique : l'espèce permane, au sens où le même existe et où el sensible est toujours identique. Le changement n'affecte pas le reél/sensible.
Evidemment, la plupart des individus qui appartiennent à l'époque immanentiste sont tributaires de cette mentalité sans en avoir conscience. Et, ce qui est pire ou plus rassurant, c'est que la plupart sont imprégnés d'immanentisme sans en partager tous les traits ni toutes les caractéristiques. Il y a comme une résistance sourde de la nature à la mentalité immanentiste, car les habitudes vont à l'encontre du renversement de toutes les valeurs prônées (en particulier) par Nietzsche.
En sorte que si l'immanentisme prédomine en tant que caractéristique essentielle, il existe toujours à l'état de syncrétisme, comme lorsqu'on évoque des religions dont les dogmes purs sont frottés d'habitudes locales. Je pense au christianisme africain, largement mâtiné de coutumes polythéistes, vaudou, sorcellerie ou autres pratiques animistes. C'est ainsi que Bergson pense en immanentiste en réfutant les formes fermées de la religion (ou de la morale), mais qu'il mélange largement son immanentisme avec des formes métaphysiques classiques, comme son admiration du devenir hérité de Héraclite ou son inclination pour la différence.
En essayant de penser le reél en tant que différence, Bergson montre tout simplement qu'il médite (dirait un brin pompeux Heidegger) largement en monothéiste et que son immanentiste est syncrétique, influencé (et contrebalancé) par le monothéisme. C'est à la fois rassurant et inquiétant. Bergson est très influencé par deux courants bien de son temps :
1) la question du temps, qui donnera lieu aux fameuses envolées d'Einstein et qui occupera tant les biographes de Bergson, occupés à prouver que leur grand homme ne s'est pas trompé quant à la question de la relativité, mais qu'il entendait simplement (dixit Deleuze) la question du temps en termes métaphysiques;
2) la question du changement, dont on peut poser le problème de l'existence dans le système immanentiste.
Dans le système monothéiste, la différence est divinisée. Mais dans l'immanentisme? Ces deux questions sont liées à la mentalité immanentiste et Bergson se comporte en métaphysicien immanentiste. Sauf qu'on ne peut être métaphysicien et immanentiste. On sait que l'immanentisme aboutit à la négation de la réflexion métaphysique, par Nieztsche qui pense en prophète et qui prétend dépasser la métaphysique; mais aussi par la petite bière des logiciens, dont les plus fameux dans ce domaine restent les savants du Cercle de Vienne, qui entendaient littéralement enterrer la métaphysique et la remplacer par la logique. En attendant que leurs successeurs les philosophes analytiques réalisent cette ambition aussi utopique que cocasse, on se reportera à la métaphysique du devenir de Bergson.
Bergson essaye de conjuguer la métaphysique qui est d'inspiration monothéiste (Platon et Aristote seront les deux grands penseurs du christianisme) et la question du changement. Pas facile de réussir dans ce projet, qui consiste ni plus ni moins à intégrer de force et/ou de gré la différence dans le sensible. Bergson essaye de dépasser le monothéisme par ce lien impossible dans le sensible. Il n'est pas possible d'expurger le réel de la différence et il n'est pas possible de définir autrement qu'en termes sensibles le reél.
Face à cette aporie, Bergson butte et Bergson échoue. Il faut le comprendre, le pauvre Henri : il s'était choisi un défi impossible à relever. Tel Sisyphe suspendu à son rocher, Bergson est incapable de réaliser que son interrogation inutile le conduit à l'impossible, qui est précisément le défi perdu d'avance du nihilisme. Impossible n'est pas Bergson? Bergson est cependant un homme qui reste un homme. Cette évidence est pourtant sujette à caution quand on relit un allumé frénétique comme Nietzsche, qui n'hésite pas à appeler de ses voeux la mutation ontologique, le Surhomme pour accomplir ce que l'homme ne saurait oser.
Toutes les tentatives des malheureux commentateurs actuels, de facture immanentiste dégénérée, engoncés dans leur sainte horreur du fascisme (pis, du nazisme) et dans leur conformisme brillant, n'y pourront rien changer : par quelque bout qu'on prenne le concept de Surhomme, en gauchiste comme Deleuze ou en conservateur comme Rosset, en artiste ou en esthète, en créateur de valeurs ou en esprit libre, toutes les distinctions pour expliquer subtilement que Nieztsche n'était pas nazi ou antisémite (ce qui au surplus est vrai) ne changeront pas d'un iota la réalité : Nietzsche s'assume comme un esprit antidémocratique et aristocratique - et l'ensemble de sa pensée violente, virulente, vérolante est destructrice.
Rien d'étonnant à ce que l'époque le révère avec d'autant plus de soumission qu'il en est le prophète et qu'on fait mine de ne pas comprendre son poison. Nietzsche dynamite, mais comme le diable condamné d'avance (con et damné), Nietzsche déploie un génie pour prévoir le nihilisme qu'il inspire et pour détruire ce qu'il prétend construire. En prétendant sauver son époque, Nietzsche en est le plus fatidique fossoyeur. De toute manière, pour comprendre Nieztsche, le projet, confus et délirant, il faut avoir identifié l'immanentisme, être sorti (au moins partiellement) de cette mentalité.
Ce n'est pas le cas de Bergson, qui connaissait assez mal Nietzsche semble-t-il. Ce n'est pas plus le cas de Heidegger, qui choisit le temps d'un égarement significatif le nazisme pour sauver l'humanité du péril libéral. Heidegger est ce demi-lucide qui propose de brûler le champ pour sauver la récolte de l'action empoisonnante des pesticides. Heidegger se gardera bien jusqu'au bout de sa vie de condamner son engagement de jeunesse, non qu'il l'approuvât, mais qu'il versât à partir de son échec dans le mutisme et la prudence.
Comme par hasard, Heidegger a consacré une grande partie de son temps de commentateur à analyser Nieztsche. Bizarre comme ce Nietzsche si peu nazi et antisémite attire à lui les extrémistes et les pseudo-repentis du fascisme échoué. Cioran et Heidegger sont les deux exemples qui me tombent sous la main. Ils sont loin d'être exhaustifs, il va sans dire. Précisons contre les commentateurs les moins perspicaces que les métaphysiciens cherchent moins à définir l'Etre comme le Même qu'à relier le même sensible au différent idéal (et/ou idéalisé).
C'est ne rien comprendre au petit frère métaphysique du monothéisme que de croire que ce courant censé prendre la succession du polythéisme soit la définition ou la compréhension du Même. C'est mépriser le polythéisme que de croire que le monothéisme achèverait et accomplirait le projet imparfait du polythéisme. Propagande typique du monothéisme au sens où l'on désigne le sentiment narcissique de sa propre supériorité.
Face à l'échec de Bergson à réconcilier le nihilisme et la métaphysique, face à l'utopie du Surhomme, rappelons que le nihilisme se montre plus terre à terre. Dès qu'on entend un nihiliste s'exprimer, comme Rosset à l'heure actuelle, qui est le plus conséquent des nihilistes de stade terminal, on note qu'il ne cesse de fustiger le dualisme. Son argument est évident : en se réclamant de la branche dissidente de la philosophie, l'axe Lucrèce/Spinoza/Nietzsche, le nihiliste a le sentiment de suivre un modèle ontologique supérieur.
Bien entendu, le nihiliste se réclame de ce modèle supérieur - et pas du nihilisme. Nieztsche a illustré cette stratégie du déni en dénonçant le nihilisme et en faisant du nihilisme le repoussoir de sa philosophie. Autrement dit : le nihiliste dénonce le nihilisme. La cause dénonce son effet. Si ce n'est pas du déni, il faudra expliquer à quoi correspond cette curieuse attitude, qui ne trouve rien de mieux que de ne pas reconnaître (son enfant).
En réalité, le nihiliste qui se prétend spinoziste, nietzschéen ou moniste (présentation plus chic) ne se rend pas compte que le nihilisme ne fait qu'évacuer le problème pour mieux le résoudre. Le déni du nihilisme face à son nihilisme ne peut que se redoubler du déni du nihilisme face à sa démarche. Dénoncer le dualisme est savoureux dans la bouche d'un nihiliste. Car le dualisme est le substrat auquel parvient le transcendantaliste pour unifier le reél. Le transcendantaliste dit au fond : il n'est pas possible pour la partie de descendre en dessous de deux.
Le plus sûr moyen de définir de manière unique le reél est de parvenir jusqu'au deux. Moyen cependant fort imparfait, puisque la partie ne peut jamais que tendre vers la vérité. Contre le transcendantaliste le nihiliste dit : le plus sûr moyen d'unifier le reél est de nier l'infini. Ne reste plus que le sensible et c'est justement le sensible qui est le reél. Face à un problème, évacuez le problème.
Il serait temps de comprendre que le modèle nihiliste n'est pas supérieur au modèle classique parce que le nihilisme est le véritable dualisme. Il est le dualisme, parce qu'il oppose vraiment deux entités antagonistes et contraires, le néant (défini positivement) et le réel (défini sensiblement). Toute la stratégie du transcendantalisme est d'identifier les deux entités pour les relier. L'unité tient à ce lien et c'est en quoi la religion est ce qui relie (et en quoi le sens de la religion est, selon une certaine étymologie, de relier).
Le nihilisme ne va pas au-delà du deux, mais oppose l'un à l'autre (c'est le cas de le dire et de le souligner). Le transcendantalisme ne va pas au-delà du deux, mais s'efforce de relier l'un à l'autre. Dès lors, quel est le vrai dualisme : celui qui oppose et qui dénie - ou celui qui réconcilie et qui reconnaît? Le lien entre le dualisme viscéral du monisme et le changement tel que Bergson le rêve apparaît avec force.
Le nihilisme dénie le changement au sens où il ne sait que trop que le changement existe. Rosset définit l'objet réel comme ce qui n'existe jamais deux fois de manière identique. Le nihiliste se veut du côté des nominalistes, qui définissent le reél comme le singulier et qui réfutent la théorie des essences. Mais le changement est rejeté du côté du néant. C'est-à-dire que le changement n'existe pour ainsi dire pas ou existe à l'état de destruction.
Fondamentalement, le nihiliste considère que le changement ne provient pas du sensible, mais du néant. Le sensible est immuable et ne change que parce qu'il est affecté par le néant. On comprend la politique de néantisation, de chaos ou de destruction qu'affectionnent tant les nihilistes. Le néant est le moyen de susciter le changement. Les sacrifices sont privilégiés pour ce genre d'opérations et il n'est pas à douter que le 911 relève de cette catégorie : quand les nihilistes sont au désespoir, quand ils cherchent par tous les moyens à éviter le chaos de leurs intérêts (première contradiction entre leurs actes et leur mentalité inconsciente), ils montent une opération de sacrifice nihiliste comme le 911.
Problème : la cause ne manquant jamais d'engendrer le même effet, le sacrifice nihiliste n'engendre nullement le changement en tant que processus de différence pérenne, mais la destruction, qui est une curieuse conception du changement, à moins de considérer que la destruction est un changement, soit un changement par l'affaiblissement, l'affaissement et la disparition. Au fond, la conception nihiliste du changement est compatible avec l'idée que les choses ne changent pas, puisque le même désigne quelque chose qui existe, le sensible, alors que la différence renvoie au néant, soit à quelque chose qui positivement n'existe pas.
Raison pour laquelle il ne faut pas s'étonner (ou discerner de contradiction) dans la rencontre des concepts qui pourraient sembler antagonistes ou contradictoires du nihilisme et du changement. Quand on est nihiliste, on finit par distinguer le changement comme le secret du monde, puisque le sensible est le même et que le changement renvoie in fine à la différence. Si le projet de Bergson avait abouti, alors on pourrait valider cette option, mais Bergson échoue. Énoncer à l'instar de Héraclite qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, c'est sombrer dans l'irrationalisme, soit faire du changement le fondement sensible, ce qui ne colle pas.
Fondement irrationaliste, vague, confus, indémontré. Une fois qu'on a avancé qu'il y avait du changement, on n'a rien ajouté de plus qu'une - évidence. On n'a pas défini le changement et ce changement indéfini et indéfinissable (prétendument) renforce de facto le nihilisme, en particulier la représentation positive du néant. Du coup, il appert que le changement est le masque du néant.
Quand Héraclite cherche un fondement au réel et qu'il tombe sur le changement, il ne se rend pas compte qu'à ce niveau de définition, il met un mot pour un autre et qu'il demeure dans le vague. Schopenhauer est plus explicite, car il simplifie la problématique d'Aristote et qu'il propose comme définition du réel la répétition. Au fond, le changement ou la répétition, c'est l'identique, car l'un discerne l'action du néant dans le reél/sensible, quand l'autre expurge le reél/sensible du néant et s'en tient à une pureté assez problématique.
On pourrait croire à première vue que les tenants du changement comme fondement du reél ou que les partisans d'une philosophie pragmatique à la suite d'Aristote sont par leur démarche opposés au nihilisme. Il n'en est rien. Le nihilisme se tapit derrière ce genre de masques parce que le nihilisme par essence ne peut se présenter directement ou franchement. Il agit toujours de biais ou caché. N'est-ce pas Nieztsche qui l'a affirmé dans une déclaration fracassante, dont il a le secret plus qu'aucun autre? L'indice n'est pas le fondement proposé, car l'on peut exhiber un fondement vague et confus.
L'indice tient à la définition que l'on propose du réel. Si l'on propose du reél une approche réductrice de type sensible, quel que soit le fondement de ce reél qu'on propose, il revient en fait à du nihilisme. Si l'on se rapproche de la tentative de Bergson, elle est à moitié nihiliste et totalement impossible. Le changement est ainsi l'Arlésienne du schéma nihiliste, dans lequel le changement n'a pas sa place en tant que phénomène général et directif du sensible. Donc le changement est assimilé au néant, qui de surcroît explique assez facilement le changement dans le sensible de la répétition...

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