mardi 8 février 2011

Le chèque des civilisations

http://www.lemonde.fr/europe/article/2011/02/05/david-cameron-l-europe-doit-se-reveiller-contre-l-extremisme-islamiste_1475497_3214.html

Selon cet article du Monde, la position de Cameron à propos du choc des civilisations serait des plus critiques et nuancées, puisqu'il dénoncerait le choc des civilisations et l'amalgame entre Islam et islamisme. Ouf ou fou? Il existe plusieurs variantes du choc des civilisations : en particulier dans la montée actuelle du nationalisme, la variante minoritaire judéophobe comme la variante majoritaire islamophobe. Il serait naïf de croire que les partisans du choc des civilisations le promeuvent explicitement.
Nos doux idéologues établissent dès le départ la distinction perfide et perverse entre Islam et islamisme pour donner l'illusion que leur propos est modéré. A quoi reconnaît-on un partisan du choc des civilisations dès lors qu'il avance masqué? Cameron déclare qu'il est contre le choc des civilisations en distinguant entre Islam et fanatisme islamiste terroriste? W. après les attentats du 911, en pleine rhétorique néo-conservatrice légitimée, exigeant la démocratie et la fin du terrorisme, avait déjà distillé les déclarations les plus tolérantes concernant l'Islam et les musulmans - à distinguer des affreux barbus terroristes portant couteaux et explosifs dans leurs chaussettes.
Non seulement il convient de se méfier de ce genre de discours balisé et nuancé, mais Cameron présente un pédigrée dont les réalisations politiques (et le programme) inspirent la plus haute méfiance. C'est comme avec W. le grand démocrate libéral et tolérant : on a vu le résultat en Irak ou en Afghanistan. Cameron n'appelle pas à une redéfinition du choc des civilisations vers une conception plus modérée, voire nuancée : l'habileté du discours typique d'un néoconservateur consiste à opposer le choc des civilisations version dure (explicite) au choc des civilisations version soft (et déniée). C'est la méthode douce chère à Brzezinski, le mentor de Carter et d'Obama - et c'est surtout la méthode de ce cher Bernard Lewis, un spécialiste de l'Islam qui officie pour le compte des intérêts diplomatiques de l'Empire britannique.
Il suffit de se renseigner sur la vision stratégique de Lewis concernant le choc des civilisations pour se rendre compte que Cameron n'a guère changé de visage ultraconservateur et qu'il applique une vision du choc des civilisations qui loin d'être modérée se révèle seulement mielleuse - compatible avec le féodalisme postmoderne de son conseiller Blond ou l'impérialisme européen postmoderne de ce cher Cooper, un proche de la baronne Ashton, actuelle chef de la diplomatie britannique, pardon, je voulais dire - européenne.
Lewis est le fondateur de l'expression du choc des civilisations (1957, puis 1990). Huntington n'a fait que reprendre cette expression et leui donner un contenu plus vindicatif. Lewis notait dans cet article de 1957 (The Roots of Muslim Rage) qu'«il est d’une importance cruciale pour [l’Occident] de ne pas se laisser aller à une réaction tout aussi historique mais tout aussi irrationnelle » contre l’Islam. Déjà des propos de tolérance pour enrober le contenu du choc des civilisations. Mais le plus significatif pourrait être cette considération particulièrement d'actualité concernant les populations arabes : «Les hommes de bonne volonté trouveront possible d’être proisraélien sans être antiarabe, et d’être proarabe sans approuver les pitres et les tyrans qui ont avili et déshonoré un grand et talentueux peuple» (Friends and Enemies : Reflections after a War).
Tout comme pour la position de Cameron par rapport à l'islamophobie et au choc des civilisations, Lewis se montre d'une tolérance qui n'aurait d'égale que sa haute culture islamophile. Mais tout comme pour le choc des civilisations, Lewis manifeste à l'égard des Arabes ou des Palestiniens une ouverture d'esprit qui n'a d'égale que l'impérialisme britannique sur le terrain. La dissimulation et la manipulation sont des rames rhétoriques qui sont celles des sophistes dénoncés par Platon et qui ne datent pas de Bernard Lewis l'islamologue ayant tenu des propos dissimulant sou la critique de l'islamisme terroriste la volonté de destruction de toute forme culturelle qui constitue une menace ou une gêne pour l'impérialisme libéral.
L'adepte du choc des civilisations (que ce soit Lewis ou un thuriféraire indirect) se reconnaît au fait qu'il entend promouvoir le libéralisme sous couvert d'encourager la liberté et la tolérance dans les autres cultures. Autrement dit, un Huntington, l'assistant américain (tendance british) de Lewis au Conseil National de Sécurité américain, propose une version dure et maladroite du choc des civilisations que son madré maître. Il suffit de lire Lewis pour se rendre compte que l'inventeur même de l'expression présente une position plus proche de celle prudent et retorse de Cameron : proposer la laïcisation et la libéralisation de l'Islam est la vraie démarche qui motive le choc des civilisations. Nous acceptons votre culture à condition que votre culture nous imite et nous ressemble.
Curieuse tolérance que cette tolérance abritant l'intolérance. Le positif est le négatif : définition du nihilisme et du principe de contradiction sous-jacent. Le choc des civilisations se détecte non pas tant à cause d'une haine des autres civilisations, mais à cause d'un ethnocentrisme remarquable, qui dans le propos des théoriciens du choc des civilisations consiste à promouvoir l'impérialisme britannique. Les théoriciens de ce choc chaotique réclament moins la guerre des civilisations que l'occidentalisation libérale du monde.
Exactement ce que propose Cameron selon Le Monde : sous couvert d'appeler à la distinction tolérante et libérale entre Islam et islamisme terroriste, il s'agit de proposer rien moins que la conversion de l'Islam (et des autres civilisations) au libéralisme et à la laïcité (de mouture ultralibérale et de format théorisé par un Lewis). Cette escroquerie rappelle le masque vénitien dont s'inspire Nietzsche ou le sigle de la Société fabienne : un loup déguisé en mouton. Loin d'appeler à la guerre des civilisations des uns contre les autres, le choc des civilisations dès sa théorisation appelle à la guerre contre le terrorisme islamiste et à la laïcisation de l'Islam en crise (un des grands thèmes de Lewis).
Le concept idéologique de guerre des civilisations est une tactique pour opérer l'hégémonie unilatérale de l'impérialisme britannique et surtout conférer au libéralisme un ennemi (de préférence l'Islam en tant que monothéisme non chrétien, universaliste et concurrent). Dans une conception nihiliste, on a besoin d'un ennemi en tant que négatif dénué de positif. L'ennemi reconnaît à la fois l'extériorité tout en postulant que cette extériorité a été remplacé par le règne de la complétude et de l'immanence. L'extériorité serait désuète. Le choc des civilisations ne peut se manifester que de manière feutrée et perfide, puisqu'il vient sanctionner l'échec programmatique du projet de totalité (totalitaire) libérale.
Contrairement ce qu'il affirme, le discours de Cameron est un discours emblématique du choc des civilisations. Il est le masque vénitien et la peau de mouton fabienne : l'autoritarisme impérialiste de Cameron se dévoile dans cette attaque contre l'Islam sous couvert de lutte contre le terrorisme islamiste. D'ailleurs, la couverture du Monde indique la manipulation factuelle à laquelle se livre ce journal qui aimerait tant continuer à passer pour un journal social-démocrate alors qu'il est un journal ultralibéral de gauche aux mains de banquiers dominants (les intérêts BNP).
L'article du Figaro qui est conscaré à cette épisode se montre nettement plus incisif que celui du Monde :
http://www.lefigaro.fr/international/2011/02/05/01003-20110205ARTFIG00536-cameron-denonce-l-echec-du-multiculturalisme.php
Où l'on voit que l'honnêteté journalistique se retrouve mieux dans des positions conservatrices que faussement progressistes. Cameron ne s'en prend pas seulement au terrorisme islamiste (assimilé au terrorisme islamique) et dénonce le modèle de la société dite multiculturelle au nom du libéralisme historique - d'origine britannique. Cameron, sous couvert de s'en prendre au choc des civilisations (dans sa version extrémiste et simpliste), réhabilite le libéralisme le plus ultra... Discours infâme de cynisme et de perversité (qui ne fait que reprendre d'autres propos connotés comme ceux de Merkel en Allemagne)! Car le modèle multiculturel ne désigne pas une politique visant à promouvoir d'autres modèles que le modèle libéral, mais à avoir accueilli sciemment les fanatismes et les extrémismes (notamment musulmans), au point que Londres l'hospitalière des criminels était baptisée par les services secrets français le Londonistan...
Cameron confond la loi du plus fort qui manipule les extrémistes des partis plus faibles (comme l'islamisme terrorisme face au libéralisme) et la liberté d'expression. Si la position n'est pas étonnante dans la bouche d'un conservateur encore plus radical qu'une Thatcher (c'est peu dire), le choc des civilisations se trouve défini par son apologie perverse et mensongère de la tolérance libérale et laïque et se démasque par l'apologie débridée de l'ultralibéralisme comme héritier du libéralisme historique et comme modèle de civilisation supérieur au modèle religieux antagoniste, dont l'Islam étranger est devenu le repoussoir caricatural et caricaturé.

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