mercredi 23 février 2011

L'infini chez Démocrite

De la méontologie (suite).

Je crois que la question de l'infini est au fond celle qui agite l'ensemble de la philosophie. Devrais-je préciser - celle qui départage les positions philosophiques en deux grands ensembles? Les finistes et les infinistes? Dès le départ de l'aventure humaine, donc de la culture et de la pensée, ce qui oppose les transcendantalistes aux nihilistes, c'est la question de l'infini. Si l'on se reporte à la relation si antagoniste entre Aristote et Platon, où Platon n'est pas l'ami d'Aristote, mais le maître auquel il s'oppose sur toute la ligne, la vraie ligne de démarcation concerne la question de l'infini.
Un bon moyen de démasquer l'absence de sens philosophique chez les commentateurs de philosophie et autres historiens de la philosophie se trouve dans l'analyse de la pensée d'Aristote le supersavant classique et académique. Aristote ne passe pas seulement pour un vénérable philosophe détenant l'intégralité des savoirs de son temps. Il passe aussi pour un philosophe antique majeur, comme Platon et les autres grands philosophes. Tant qu'on n'établit pas de distinction fondamentale entre l'ontologie préaristotélicienne et la métaphysique d'inspiration aristotélicienne, on perd son temps et on fait de la mauvaise histoire de la philosophie, parce que le projet d'Aristote consiste à proposer un antagonisme pérenne à l'ontologie platonicienne (et celle de ses ancêtres et maîtres).
Un peu de sens critique pour éclairer l'histoire de la philosophie : un peu de philosophie aussi. Aristote est bien ce philosophe qui accorde une importance majeure à la suite de Démocrite à la physique et aux sciences : Aristote propose dans sa Physique une définition singulière du réel : est réel ce qui est fini. Cette sentence n'est pas seulement une réfutation du platonisme et de l'enseignement dispensé par l'Académie. Aristote a cherché à rendre cohérent l'atomisme de Démocrite, soit la version du nihilisme atavique telle qu'elle est parvenue dans la Grèce antique depuis l'Inde antérieure encore (avec notamment certains courants des gymnosophistes).
Aristote introduit une innovation majeure dans le nihilisme jusqu'alors tant décrié : la multiplicité du non-être expliquera la multiplicité de l'être. Aristote recule d'un cran l'irrationalisme de Démocrite et espère par ce tour de passe-passe théorique permettre enfin au nihilisme d'atteindre la pérennité et verser dans le fixisme définitif. Autant le savoir transcendantalisme appelle l'effort de connaissance infinie, autant le nihilisme débouche sur l'idée d'un savoir définitif, fixe et codifié une bonne fois pour toutes.
Aristote espère résoudre la question de l'infini en expliquant que l'être fini et multiple s'explique par le non-être multiple, qui d'un point de vue nihiliste correspond à l'Etre de nature infinie (des ontologues). Aristote escompte avec sa stratégie de renvoi de l'irrationalité et de l'irrationalisme relégué dans la sphère (indécidable) du non-être empêcher le destin survenu à Démocrite et aux sophistes : l'oubli à valeur de condamnation pour leur théorie.
La catégorie du non-être ou du néant correspond à l'irrationnel. Et ce n'est qu'à ce prix qu'on peut comprendre comment des esprits aussi éminents que les nihilistes de l'Antiquité ont pu soutenir des thèses, qui, exprimées de manière rationnelle et explicite, passent encore plus pour des fadaises que pour des folies. Ainsi Aristote explique-t-il l'inexplicable (l'être) par le non-être, soit par l'irrationnel, suspendant la question de la cause et de l'origine.
Son Premier Moteur n'explique rien et a valeur de cause insuffisante - de principe de raison insuffisante. Démocrite agit encore plus franchement, puisqu'il propose de manière explicite ce qu'Aristote diffère de façon taiseuse et prudente : chez lui, le système contradictoire et antagoniste être/non-être se trouve déroulé au grand jour. Si l'on rappelle que Démocrite suit un principe irrationnel (si l'on peut dire), alors l'on comprend comment il peut à la fois proposer que le vide coexiste avec le plein, que l'être coexiste avec le non-être et surtout que l'infini des atomes coexiste avec l'infini du vide.
D'un point de vue logique et rationnel, ce principe est impossible. L'impossible est la catégorie nihiliste. Démocrite est un nihiliste distingué. Du coup, la cohérence théorique passe au second plan. Quand Aristote parvient à édicter la finitude de l'être à partir de l'infini du non-être, Démocrite ne craint pas de voir s'opposer de manière illogique l'infini de l'être à l'infini du non-être. Aristote se montre plus logique que Démocrite au sens où il évacue tout le caractère illogique de son système nihiliste vers le non-être, un peu comme l'on prétendrait qu'une maison est parfaitement rangée à partir du moment où le bordel a été évacué dans des pièces discrètes et inexplorées (le grenier ou la cave).
Aristote n'a pas résolu le problème de cohérence posé par le système nihiliste atavique; il l'a évacué. Quand il invoque le principe de non-contradiction, c'est pour ne l'appliquer qu'à la catégorie de l'être (exclusivité traîtresse et nihiliste). Quant à Démocrite, quelles que soient les évolutions qu'il donnera à sa pensée, pour essayer de sortir de l'impasse théorique dans laquelle il s'enferre et qu'il refuse d'avouer en tant qu'impasse, son système ne peut fonctionner sans l'appoint de l'irrationnel.
Autant dire de l'impossible et de l'intenable. L'irrationnel chez Démocrite est présent de manière plus pure et directe que chez Aristote, où a déjà été instaurée l'entreprise de dissimulation. Démocrite définit le non-être comme le vide. Le vide serait le correspondant de l'Un des ontologues comme Parménide (des héritiers du monothéisme de tradition égyptienne). La méontologie de Démocrite s'arrête à l'opposition antagoniste entre l'être des atomes et le vide impensable et indéfinissable. Si l'on voulait une trace de ce que fut le nihilisme avant l'avènement progressif du monothéisme, que l'on se reporte à la tradition telle qu'elle est véhiculée par Démocrite.
Les sophistes, au premier rang desquels ce Protagoras qui aurait été selon certaines traditions l'élève (ou le maître) de Démocrite et qui fut le premier à utiliser le terme de sophisme, ont déjà refondé le matériau brut du nihilisme pour se focaliser sur la branche de la rhétorique. Les sophistes évacuent les fondements théoriques pour se concentrer sur ce qui suit, en particulier le langage. Quant à la suite, elle se distingue surtout par le fiasco de tous ces courants nihilistes dits présocratiques et par la réponse censée pérenne que produira Aristote.
Le seul moyen de comprendre l'infini chez Démocrite est d'accepter la contradiction et l'antagonisme comme codes de déchiffrage ou d'interprétation (quand l'interprétation remplace la valeur de vérité, comme chez Derrida, on se retrouve dans une théorie nihiliste proche de Démocrite) : si les atomes se trouvent en nombre infini et illimité, ils ne peuvent côtoyer le vide qu'à la condition que le vide infini contredise le plein infini. Mais cette pensée selon laquelle deux infinis peuvent s'opposer (et coexister) est impossible et incohérente. Ce serait grandement surestimer l'influence de Platon que d'estimer que c'est principalement à cause de lui que les écrits de Démocrite furent brûlés et perdus.
En réalité, Platon appartient aux esprits les plus puissants d'un courant qui amène le monothéisme et qui traduit l'évolution du transcendantalisme polythéiste. C'est selon cette mentalité que Démocrite fut oublié et la raison la plus visible et invoquée en était qu'il charriait une pensée manifestement contradictoire et intenable. Démocrite a voulu s'opposer au transcendantalisme mais n'a pas réussi à produire une pensée supérieure à la contradiction, malgré son savoir suprême. Le mythe de Démocrite qui serait l'égal de Platon appartenant à un courant ayant historiquement perdu la bataille des idées est un leurre dangereux. Car Démocrite, aussi érudit soit-il, fondait son savoir sur la connaissance impossible et contradictoire.
Aristote aura retenu la leçon de cet oubli impressionnant de Démocrite, réputé pour son savoir impressionnant, mais adossé à une théorie du réel qui ne tient pas la route. Il essayera de résoudre cette contradiction nihiliste à l'intérieur de l'école de Platon (sous les ors de l'Académie). L'infini est ce qui démarque et distingue le nihiliste du transcendantaliste, comme celui qui adhère au vide ou au néant est opposé à celui qui ne croit qu'au plein. Chez Platon, le non-être correspond à l'autre; chez Démocrite, l'infini se trouve borné par l'inexplicable autant qu'inexpliqué du vide.
Qu'un irrationaliste de la stature de Démocrite puisse se montrer aussi attaché à la physique au point de l'identifier avec ce qu'il baptise la méontologie, dans un néologisme impressionnant, indique ce qu'est la physique comme emblème de la science quand elle est tenue et utilisée à des fins dernières ou ultimes (comme dirait Aristote) : c'est la caution en apparence irréfutable qui camoufle in fine le vide contradictoire. Le nihilisme débouche sur la soif de science dénuée de connaissance tout comme le vide est aussi bancal que le non-être.
Cette science à portée méontologique pourrait paraître paradoxale alors qu'elle est tout à fait conséquente : car dans un réel qui oppose de manière antagoniste et irrationnelle le vide indistinct à l'être atomiste, il est prévisible que la science soit le paravent et la caution du nihilisme. Ce n'est pas la démarche scientifique au sens platonicien qui est condamnée, mais le fait que la science se substitue à l'ontologie et au religieux.
Ce savoir au sens scientifique abrite en son sein le vide. Le scientisme trouve ainsi un lien fort, évident, quoique peu remarqué, avec le présocratique Démocrite. Tandis que le plus fameux Abdéritain (avec son contemporain Protagoras) passe pour un sage méconnu et rieur, voire perspicace, c'est un nihiliste qui propose déjà la posture scientiste comme résultante de sa théorie nihiliste fondamentale, elle-même héritée de sagesses hindoues et mésopotamiennes. Cette mésinterprétation, au sens de mésontologie (ou méontologie), oublie de rappeler que le scientisme, en tant que mouvement historique discrédité, possède un héritage tout aussi dénié que sa postérité. Démocrite propose par certains aspects un positivisme ravageur et évident, tandis que notre époque postmoderne reprend d'autant plus le scientisme sous une forme plutôt néo-positiviste qu'elle prétend s'en être affranchie radicalement en le condamnant.

Aucun commentaire: