jeudi 7 juin 2012

La création du complotisme

La maladie du complotisme apparaît dans la culture comme explication déficiente au moment où la culture défaille. La dénonciation du complotisme par les élites en décrépitude leur permet d'expliquer la faillite plus générale de la culture qu'ils dominent par l'incompétence d'un tiers peu influent. Faire oublier que le système va mal en responsabilisant l'irresponsable porte un nom. Si les élites sont incompétentes, c'est le signe que la culture en général est en faillite.
Le problème connexe réside dans l'amalgame entre complotisme et complot : par nos temps de crise, qui prêtent à la critique du système en faillite, tout individu qui dénonce un complot d'Etat, impliquant certaines élites, se voit taxé de complotisme. C'est d'une logique déficiente - d'un sens historique indéfendable. Les complots ont toujours existé dans les allées du pouvoir, singulièrement quand les choses vont mal - que la culture empire. L'amalgame complot/complotisme signifie que les élites refusent que les complots existent, singulièrement les complots d'Etat qui leur seraient imputables.
Si les complots n'existent pas, comme si des oligarques soutenaient que César est mort dans son lit, c'est que la négation des complots cache ce que leurs commanditaires refusent que l'on sache : que les comploteurs existent bien. Et si les comploteurs existent au point de se différencier des complotistes, c'est parce qu'ils entrent en concurrence avec les créateurs.
La différence entre la création et le complot, c'est que le complot implique la destruction, quand la création tend vers la croissance. La création porte un modèle supérieur de réalisation au complot. Il convient de différencier la création destructrice de Schumpeter du chaos créateur : la création destructrice renvoie à une expansion du capitalisme, dont le modèle n'est jamais précisée par rapport à la croissance et qui revêt des atours pour le moins irrationaliste - elle tend à nier la croissance économique pour lui substituer une croissance qui serait intégrée à un modèle de stagnation cyclique plus générale; quand le chaos constructeur implique la destruction directe de ce qui est périmé pour engendrer du nouveau en lieu et place.
La vision de Schumpeter implique une création paradoxale et singulière, dans laquelle l'expansion le dispute à l'irrationalisme et ne se trouve pas clairement définie, ni en termes économiques, ni en termes universels. La vision des comploteurs implique qu'ils prennent la place de la création et qu'ils se prennent pour des créateurs. Deux visions s'opposent derrière l'antagonisme : le fini à l'infini. Dans une configuration finie, il est inéluctable que les limites soient atteintes. C'est alors que les complots surgissent comme des nécessités pour permettre que le fini se régénère.
A notre époque de mondialisme, qui signifie que l'expansion de la mondialisation trouve sa finalité aux frontières de la Terre, les complots croissent dans la mesure où les élites ont décidé avec le NOM que les limites terrestres avaient été atteintes : le NOM régit la fin de l'ordre. Du coup, les décideurs sont contraints pour faire face à l'espace clos et saturé de détruire certains pans pour reconstruire à leur guise de nouvelles formes dans l'immobilisme. Les plus durs prônent l'eugénisme, en prétendant que la population mondiale doit être réduite à moins de deux milliards d'individus. Il est légitime de créer de l'espace intérieur si l'on est parvenu aux limites indépassables du monde.
L'homme n'a le choix que de détruire pour reconstruire, et si c'est dans ce sens que Schumpeter entend sa création destructrice, avec son ambivalente "destruction interne" qui accompagnerait l'innovation capitaliste, Schumpeter est le théoricien qui applique en économie ce que Nietzsche proposait avec son Éternel Retour. Reprise d'une idée antique (d'origine hindoue?) sur le monde qui revenant toujours se révélerait fini, Nietzsche n'instaure son test psychologique que dans le cadre d'un monde qui, fini, rend possible l'Eternel Retour.
Que l'on ne s'étonne pas si Nietzsche hait Platon, le christianisme et tout ce qui porte atteinte à sa morale aristocratique - si sa création n'est rien d'autre que le prolongement de l'accroissement de puissance cher à Spinoza : la croissance interne de certains éléments sur les autres implique que l'ensemble demeure immobile (stagne). Nietzsche défend un idéal qui tient le réel pour un vase clos, que lui-même définit comme sphère par révolution du cercle hindou. Nietzsche est tellement persuadé de révolutionner les théories nihilistes passées par son immanentisme tardif et dégénéré qu'il ne se rend pas compte qu'il prône une fausse révolution qui ne change rien ou si peu par rapport aux standards anciens.
Nietzsche aurait rêvé de rendre enfin cohérent le nihilisme : il n'y parviendra pas et pour prix de la tâche impossible qu'il s'est fixé, il sombre dans la folie. Le complot intervient quand la création est niée. La création exprime la conception du réel qui intègre l'infini. Le seul moyen d'échapper au complot est de lui opposer le fonctionnement créatif. La création propose un fonctionnement supérieur au complot. Le mimétisme n'est pas fondé sur le complot, mais y conduit en fin de course : quand le donné arrive à ses limites, le complot est le seul recours pour régénérer un ensemble qui autrement se condamne de lui-même à l'autodestruction.
Loin de parvenir à ce but de renouvellement immobiliste (conception inapplicable), le complot mène vers l'accélération du processus d'effondrement. Le complot survient comme l'acmé de la crise systémique et la manifestation de sa disparition. La création au contraire exige d'échapper au spectre de la destruction : elle est la proposition de la pérennisation du réel par la croissance, qui permet de passer du donné à son format supérieur, dans un mouvement constant, impliquant, non que le donné se détruise en partie pour que la croissance intervienne, théorie dangereuse de Schumpeter, mais que la croissance engendre de manière anecdotique des destructions, en précisant que la destruction n'est pas un programme théorisable, seulement des accidents multiples et dénués de signification.
La remarque de Schumpeter n'acquiert de pertinence qu'à condition de préciser qu'il passe sous silence l'essentiel : la destruction n'est créatrice que si ses épiphénomènes s'accompagnent du modèle de création. Jamais la création n'a besoin de destruction pour se manifester. La création n'est possible que si elle est définie comme modèle supérieur à la destruction. La destruction, dès lors considérée comme nécessité théorique, implique des complots : pas de la part des innovateurs, qui seraient du côté de la croissance, si on lie l'innovation économique à la croissance ontologique, mais du côté des comploteurs, qui sont les décideurs de la destruction.
La fatalité qui s'attache à toute entreprise de complot, détruire sous prétexte de construire, s'explique parce que l'homme qui entend régenter le cours des événements sociaux est confronté à la puissance supérieure du réel : de ce point de vue, l'entreprise de création s'avère supérieure à la destruction comploteuse, parce qu'elle s'attache à progresser dans la maîtrise du réel, tandis que l'entreprise de finitude finit en destruction à cause de sa méthode fixiste : la création consiste à relier l'action humaine à la puissance supérieure du réel, gagnant de ce fait en autonomie; tandis que la finitude finit en destruction, parce qu'elle se coupe de cette puissance supérieure et qu'elle s'étiole.
Moralité : le réel n'est pas une extériorité inerte, mais la raison même qui instaure la force au domaine d'action de l'homme. Du coup, le comploteur, non seulement vise fallacieusement quand il entend prendre la place de la créativité extérieure à l'homme; mais encore se place en destructeur. Qu'il réitère son dessein historiquement discrédité sans tenir compte des enseignements du passé s'explique parce qu'il passe à côté de la connaissance et qu'il lui substitue le déterminisme de la finitude. Dans ce contexte, sa puissance devient la fin de sa hiérarchie normative et il est contraint d'agir en comploteur pour suivre la logique de sa puissance.
Le comploteur suit son rôle sans se rendre compte que sa stratégie est inférieure à l'entreprise de création. Il s'agit de sa part d'une incompréhension du caché : le caché joue le rôle cardinal dans la connaissance d'élément à mettre en lumière et à officialiser à condition qu'il renvoie au réel, non à l'homme. Le caché désigne le réel étranger et inconnu, jamais l'humain. L'humain est trop connu et d'ores et déjà dépassé. S'en remettre à lui en lieu et place de l'inconnu consiste à détruire. Le caché trop humain s'oppose au caché étranger. Le caché étranger engendre la création, quand le caché humain  présente le modèle inférieur de la destruction.
La création permet de sortir de la destruction, quand le caché humain ramène furieusement au schéma initial de la contradiction (qui mène à la destruction). Le comploteur est un furieux réactionnaire, de type religieux plus que politique, qui aimerait rien moins qu'en revenir au schéma initial et impossible du réel, avec la prétention de le corriger, de l'amender en en prenant les commandes. C'est ce que les Anciens appelaient la démesure (l'ubris hellène). Du coup, la supériorité de la créativité et sa définition renvoie au divin : le divin se définit comme le supérieur étranger à l'homme, quand le diabolique manifeste la suppression du divin et son remplacement dégénéré par la puissance finie de l'homme.

1 commentaire:

Poutine et Tigrou and Mister T a dit…
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