jeudi 2 mai 2013

Ground -1

Celui qui écoute du rap, commercial ou underground, aboutit, sauf exception (l'exception confirme la règle), à montrer l'infériorité du savoir issu d'une contre-culture, savoir particulier et relatif, singulier au sens de son infériorité, par rapport au savoir issu de la culture, savoir supérieur et provisoire, tendu vers son évolution et qui ne constitue jamais un achèvement.
Le savoir rap/râpé aboutit à estimer que, surtout par temps de crise, l'élite est responsable, corrompue, et que les masses sont elles innocentes et bonnes. L'auditeur de rap, qui tire son contre-savoir des grands rappers contestataires se range dans cette catégorie offensée et s'autoproclamant bonne. Toute conclusion logique, découlant de la culture authentique, pas d’une contre-culture, aboutit au résultat contraire : par exemple en lisant le Discours sur la servitude volontaire, à estimer que les élites sont représentatives du peuple et que leur dissociation, pour rassurante qu'elle soit, est incohérente.
Je comprends pourquoi Cardet se définit comme un "baisé du rap". Il relève de générations infusées par le rap pour lesquelles, par effet de racisme retourné en apologie de la contre-culture ou de la pseudo culture populaire, les décideurs, pédagogistes dévoyés ou politiciens à la solde de l'idéologie ultralibérale, ont décidé qu'il convenait in petto de substituer au fastidieux savoir classique, qui requiert des efforts, voire de la sueur, le contre-savoir dévoyé et inférieur, dont le rap est un exemple affligeant (qui peut dégénérer jusqu’au sous-savoir). Ce pieux conseil aboutit à des équivalences comme Assassin (groupe de rap fondateur, passant pour diffuser chez l’auditeur rap aveuglé et crédule un savoir subversif et profond) = Platon.
Malheureusement, Platon est (très) supérieur à Assassin. La lecture du Gorgias explique pourquoi Platon est un des fondateurs de la culture classique, quand Assassin arrive déjà à expiration en quelques décennies et produit des simplismes comme l'explication complotiste par les Illuminatis (s'illustre dans cette vocation un des chanteurs d'Assassin, désormais pratiquant en solo et depuis le Brésil, le surcoté Rock’in Squat). Tandis que Platon apporte de l'esprit critique, du jugement, des références, en analysant les rouages du comportement, Assassin, dont Rock’in Squat, proposent l'illusion réconfortante selon laquelle on peut en cinq minutes chrono acquérir des notions identiques à celles nécessitant des heures de concentration.
C’est le fameux coup du complotisme tous azimuts, avec un paradigme unique, les Illuminatis par exemple, qui permettent de tout expliquer depuis l’époque moderne. Ce délire se présente comme d’autant plus contestataire qu’il s’avère en réalité au service des intérêts oligarchiques qu’il dénonce. Que proclame Rock’in Squat dans son inénarrable morceau X, qui entend dénoncer la mainmise de la secte cachée et toute-puissante des Illuminatis sur le cours de la société? : « Le cartel des banques ne contrôle pas mon rap ».
Pour que les oligarchies ne contrôlent pas le rap underground, encore faudrait-il qu’il ne recoure pas aux simplismes et qu’il fasse de la contestation une subversion au service de ceux qu’elle conteste. Quand on pense que des Rock’in Squat passent pour des contre-intellectuels du rap underground, on se rend compte du niveau inquiétant que véhicule le rap... L’underground est l’expression de consommation triste du rap (selon la théorie du producteur Rifkind), au sens où la consommation est contestataire de manière négative.
Pour que la contestation soit joyeuse, il faudrait qu’elle soit constructive, qu’elle propose des alternatives, pas qu’elle sombre dans le cas de Rock’in Squat dans la caricature qui mélange l’amalgame avec certaines affirmations pertinentes (le vrai et le faux). Dans l’exemple de ce morceau de Rock’in Squat, la contre-culture montre qu’elle ne peut offrir une alternative égale à la culture, mais qu’au contraire elle propose comme alternative à la nuance et à la finesse (l’intelligence) le simplisme et l’amalgame (la bêtise confusionnelle). La revendication à la culture populaire du rap relève de l’imposture.
Dans cette chanson, tout est négatif, complotiste, au sens où les responsables sont aussi cachés que tout-puissants, maléfiques. La négativité de la contestation a envahi le discours de Rock’in Squat, au point que son propos est dénué d’intérêt, de pertinence. Le rappeur intello prétend contester le réel alors qu’il ne le comprend pas, qu’il fonctionne pas amalgames grossiers et par dénonciations simplistes, qui impliquent que l’auditeur soit pris pour un imbécile, autant que le chanteur se révèle peu intelligent. Le discours complotiste est un discours vulgaire, destiné aux auditeurs des contre-cultures, dont on estime qu’ils ne sont pas capables de produire une critique intelligente, constructive.
En prime à la connaissance qu’il offrirait, qui se révèle fastidieuse d’ordinaire, le rap offrirait le plaisir de l'écoute - le bonus track? Pour l’auditeur d'underground, fier d’apprendre en deux morceaux de cinq minutes et avec le plaisir du rythme assourdissant, l'enseignement classique est d’un ennuyeux, d’un pénible, d’un fastidieux... Quand on voit les résultats, toute contre-culture aboutit à substituer à l'esprit critique le simplisme crédule et haineux. L'auditeur de rap véhicule un message dans lequel il identifie de manière facile et manichéenne les méchants, message qui s’ingère assez vite, comme un hamburger, le simplisme facilitant la haine et dérivant jusqu'au racisme inversé et légitimé et au communautarisme afrocentriste (pour le descendant d'immigrés africains peu au fait de l'histoire et ayant cessé d'étudier, colons = Blancs).
La décision brillante de laisser entendre, suggérer plus qu'imposer, l'équivalence rap/culture relève du racisme. Celui qui en pâtit n'est pas le fils du bourgeois, qui fera des études classiques, mais le fils d’immigrés sous perfusion contre-culturelle, qui lui n'a pas le plus souvent un accès familial à la culture et qui en plus se trouve "baisé" par l’illusion que sa contre-culture (comme le rap) = culture. Il recule quand il croit avancer. Le bourgeois adolescent écoutera le rap de sa génération, comme une mode. Ce sera transitoire.
Ce pourra même passer de l'attraction réactive à l'oubli, une fois que notre ado aura achevé ses études, pris sa place dans la société, et appartiendra aux élites de province. L'ado aura fini sa période rébellion et sera devenu un adulte au service de l'ordre bourgeois. L’ordre bourgeois est positif, la rébellion rap négative. Et le fils d'immigrés qui écoute lui du rap et n'a pas au accès à la culture? Lui n’a accès qu’au négatif.
Son brouet de rap en guise de culture ne lui servira qu'à passer pour un imbécile, tandis qu'il se croit nanti de savoir alternatif, d’autant plus prestigieux que non reconnu. C'est trop facile de faire semblant, rappelait un chanteur. Au final, le racisme de cette conception, parfois revendiquée par certains pédagogues, de moins en moins depuis que les résultats de leurs théories sont rendu publics (30% d'illettrisme en 6ème), aboutit à créer des hordes de décérébrés, que l'on pourra taxer à juste titre de sauvageons et de racailles, sauf que nos banlieusards, perfusés à la contre/sous-culture rap avaient plus le droit d’étudier Rousseau que les bourgeois promis aux classes prépas et aux grandes écoles de la République.
Seul l’accès intellectuel à la culture peuvent sortir le banlieusard et le défavorisé du piège contre-culturel. Si c'est mépriser les banlieusards d'origine africaine de considérer, comme le faisait un célèbre pédagogue dans les eighties, qu'il suffit de déchiffrer une notice technique pour savoir lire, il en va de même avec le contre-savoir, que le rap a contribué à diffuser : on ne voit pas pourquoi le banlieusard n'aurait pas plus le droit que le bourgeois à l'étude de Rousseau. Ce n'est pas la même chose d'écouter Assassin et de se pénétrer du Discours sur la servitude volontaire.
Pas le même niveau de pensée, de nuance, de critique, pas le même vocabulaire utilisé, puis maîtrisé. Celui qui bénéficie d'oeuvres classiques ne boxera pas dans la même catégorie que celui qui a baigné dans le rap de rue. L’un aura des armes à opposer aux mirages contre-culturels pour construire; quand l’autre deviendra aigri, en proie au ressentiment, suite à cette injection massive de négativisme et de pessimisme sans aucun idéal, ni fin.
Et je ne parle pas des effets du rap quand il produit de la bouillie sous-culturelle, du médiocre violent et communautariste, comme c'est le cas d'un Booba, qui commence par la contestation et dérive vers le racialisme. Tout ce qu’attendent les oligarchies contestées est soutenue par cette contestation stérile! Où l'on vérifie que Booba est nettement inférieur à Assassin, qui est inférieur de très loin à La Boétie...
Dans cette confusion, la victime est celui qui a enduré l'imposture : contre-savoir = savoir, contre-culture = culture. C'est aussi celui qui a tendance, au nom de la rébellion négative qu'il a subie, à contester, ce qui fait que personne n'a intérêt à changer le cours pervers des choses. La victime choisit les armes qui lui nuisent pour se "défendre" : le rebelle rappeur privilégiera la défense obstinée de ce qui lui nuit, comme s'il se réfugiait dans le recours obtus à ce qui le dessert. Le "baisé du rap" recourt d'autant plus au rap qu'il se voit contesté dans son usage du rap comme d'une contre-culture alternative et qu’il peine à prouver les effets néfastes de cette subversion pour le moins nocive (pour son intelligence).
Être baisé, c'est se faire arnaquer. Et si l'arnaqué est le premier à défendre l'arnaque, comme l'adolescent racketté s'entête à défendre et dédouaner ses rackettés, sous prétexte de ne pas passer pour une balance, de même l'arnaque implique une dépréciation qualitative. Souvent, la justification pour légitimer l'arnaque consiste à prétendre qu'elle ne tuerait pas (c'est ce qu'on entend ressasser comme défense pour les jeux vidéos violents, qui n'engendrent pas le passage à l'acte fréquent). Mais le vrai effet n'est pas le passage à l'acte littéraliste (il ne concerne que les plus déstructurés).
C'est l'effet contre-culturel, qui touche les auditeurs de rap fondus de leur contre-culture, que Cardet décrit comme des baisés (catégorie dans laquelle il s'incluait). Et cet effet contre-culturel se manifeste principalement par le clivage. La principale perversion de la contre-culture comme dépréciation de la culture n'est pas tant dans le message inférieur qu'elle propage, tant celui-ci peut se révéler provisoire, que dans le clivage de la réalité qu'elle instaure et que l'auditeur tend à reproduire servilement pour peu qu'il soit assidu et qu'il baigne dans un environnement frustre et peu cultivé.
Plus la victime s'avère peu cultivée, plus elle tend à reproduire le schéma qu'elle a ingérée à son insu et qui lui nuit au premier chef. Cette constante du clivage contre-culturel s'accompagne de la faculté à se classer du côté des bons, qui sont bons et baisés, tandis que les méchants sont gagnants. Le discours pessimiste est inchangeable : quand on est pauvre et qu’on écoute du rap, on est baisé. Le réel est maléfique.
La structure du clivage implique que le réel soit formé d’une structure sociale antagoniste, dont le propre est d’être inégalitariste. Le social est le fondement de l’antagonisme, et l’antagonisme se déploie dans un terrain instable, fini, dont la nature est d’aboutir à un rapport de forces oligarchique. C’est dans cette mentalité de clivage, qui est un marxisme du pauvre, non pas matériel, mais intellectuel, le pauvre d’esprit, que se déploie la mentalité irritante selon laquelle les élites sont maléfiques, quand les masses seraient exploitées, mais bonnes.
C’est une représentation qui découle du clivage au centre du raisonnement contre-culturel. Le résultat est consternant : l’individu qui pense selon les outils contre-culturels se situe à une niveau d’infériorité intellectuelle qui l’empêche de comprendre, non seulement le réel, mais cet ordre social qu’il prétend dénoncer sans jamais proposer quoi que ce soit pour le changer. 

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