mercredi 8 mai 2013

L'esprit du singulier

Plus l'esprit du nihilisme est virulent dans ses thèses, plus il insiste sur le singulier, en tant que l'uniforme/homogène est réduit au socle des corps. Rosset dans l'époque contemporaine a la lucidité d'accorder l'immanentisme philosophique avec le conservatisme politique, dans la lignée de Schopenhauer et Nietzsche, plus lointainement de Hegel. Les Deleuze, Foucault, Derrida et Cie., chacun dans leur différence postmoderne spécifique, participent d'une imposture consistant à déformer philosophiquement Nietzsche pour le faire correspondre avec leur propre conception idéologique de la gauche non marxisante.
Ils cherchaient à concilier l'immanentisme terminal avec une vision politique d'ensemble, une conception collective. Ils entendaient réconcilier Nietzsche et le collectivisme, plus que Marx. Marx n'est pas conciliable avec Nietzsche, parce que Marx le matérialiste collectiviste refuse le singulier, tandis que nos postmodernes marièrent le singulier irréductible (qui aboutit à l'artiste créateur de ses valeurs) et le socialisme, dont le marxisme constitue une application particulière.
Les postmodernes ont essayé de forger un immanentisme collectiviste, tout comme ils ont osé leur Nietzsche de gauche. Nietzsche était un individualiste forcené, un singulariste radical. Rosset n'a rien inventé : il n'a fait que rappeler dans une époque de postmodernisme marqué (terme qui ne voulant rien dire indique que l'on est dans une ère de changement indéfini) que Nietzsche entretenait  des thématiques conservatrices. Nietzsche était un anarchiste de droite, un ultraconservateur inclassable, dont les positions politiques sont sans importance, au sens où ce qui compte pour lui, c'est le philosophique, qu'il tient pour plus fondamental que le politique.
Le politique ne peut dans sa mentalité que réduire le philosophique. Les nietzschéens de droite, tout comme les ultraconservateurs, tiennent le politique pour la quantité superficielle du philosophique. Dans leur mentalité, le réel est formé en homothétie - le politique serait en langage administratif l'expression déconcentrée du philosophique. La conception politique n'a pas grand sens. Si Rosset est conservateur, qui pourrait même tendre vers l'anarchisme de droite, au sens d'un individualisme tendant vers le singulier irréconciliable et inconciliable avec quelque autre fondement que ce soit, c'est parce qu'il considère que le conservatisme témoigne du caractère intangible du réel, en particulier de l'être.
Quand Nietzsche explique avec mystère que la vie est une catégorie fort rare de mort, en lieu et place de la mort, il sous-tend le réel : l'être est de ce fait la catégorie fort rare de réel, perdu au milieu du chaos. Le chaos accouche de l'être, selon la doctrine que formule Héraclite : les contraires forment par leur opposition constante, négativement, la stabilité du monde. L'être est une catégorie aussi rare que nécessaire. Le changement dans le réel provient du chaos incessant entre être et chaos. Plus l'être cherche à se préserver du chaos, plus il crée des conditions de changement cataclysmiques, qu'a exprimées intuitivement de Caraco.
Le changement est dans cette optique une fonction superficielle du réel, il n'en affecte pas le fondement, qui repose sur le stable et qui explique l'inclination conservatrice en politique : si le réel est fondamentalement le même, comme l'exprime l'expérience à laquelle engage Nietzsche, de l'Eternel Retour du Même, le progressisme est d'autant plus une fumisterie qu'il ne prétend pas seulement travailler sur le changement superficiel, mais estime que le changement est l'élément fondamental du réel. Le progressisme politique se trompe, parce qu'il prête au politique l'aspect fondamental du réel et du coup opère une inversion dans le réel entre le fondamental et l'apparence, ainsi qu'en témoigne Marx dans les lignes introductrices au Capital.
Marx propose le reversement du système de Hegel comme postulat philosophique pour définir le réel : seul le sensible acquiert de la valeur. Marx ne considère comme réel que le sensible, ce qui constitue la radicalisation du système de Hegel, qui, opposé à l'ontologie dynamique de Platon, propose un système finaliste - au final figé (l'Etre est stable). Si Hegel s'est trompé en essayant de corriger les erreurs du kantisme, Marx, en réfutant le travail métaphysique de Hegel, propose un système qui prône l'activisme politique, l'engagement idéologique, parce que l'idéologie indique que l'on se situe à un niveau de réalité qui considère que seul existe des réalités comme le politico-économique.
Le seul moyen pour le philosophe d'exister est d'agir parce que l'action est le seul moyen de rendre la pensée conséquente dans un monde gouverné par le changement et dans lequel le progressisme est possible. Le progressisme est possible parce que le progrès superficiel est le réel. Le progrès superficiel correspond aux réalités économiques, à cette transformation du politique en normes économiques. Ce qui peut paraître surprenant dans l'histoire de la philosophie (la réduction de la pensée à l'action) n'est que la conséquence d'une conception dans laquelle le progrès est le réel. L'économique est l'expression du progressisme, sa conséquence cohérente.
L'erreur de l'application marxiste tous azimuts provient de l'erreur théorique selon laquelle le progrès est le réel. La difficulté inextricable à réfuter cette erreur provient moins de sa générosité que de son exigence de simplicité. Être simple c'est bien; le marxisme a confondu simplicité et simplisme. La simplicité consiste à montrer que le réel est uni. Le simplisme consiste à réduire l'unité en progrès. Le réel serait tellement simple à obtenir dans son universalité qu'il pourrait rapidement être amélioré jusqu'à la perfection.
Marx et tous les progressistes (Marx n'en est que l'idéologue le plus marquant) estiment que l'on peut clore le progrès et atteindre la perfection. C'est simple : il suffit de se rendre compte que le réel est l'économique et que l'économique est facilement divisible. L'économique est la correspondance du réel  : le réel est divisible de manière simple. Si l'on répartit la division, on peut atteindre la perfection qui est l'égalitarisme. L'égalitarisme est l'état atteint de la perfection. La singularité du réel s'oppose à l'égalitarisme au sens où le singulier ne peut se résoudre en divisibilité égalitariste.
Le singulier implique que l'identité prime sur l'égalité. L'identité est inégalitariste au sens où on rentre dans une logique d'accroissement de la puissance, de conatus, de liberté élitiste, tels que Spinoza les déploie et les définit dans l'époque moderne. Le singulier implique que le réel ne soit pas divisible, mais que ce qu'on nomme le réel butte sur de l'indivisible, le singulier. L'égalité implique que l'on puisse délimiter un domaine fini qui est le réel et dans lequel la division est possible. La singularité conçoit que le réel n'est pas formé d'un domaine divisible, mais que des monades irrationalistes (donc très différentes de la philosophie de Leibniz) forment un substrat incompressible.
Deleuze a écrit son dernier livre sur Leibniz, non pas pour restaurer la philosophie ontologique de Leibniz dans le prolongement de Platon et en opposition à Spinoza, mais pour essayer de subvertir Leibniz du côté de sa conception de l'immanentisme, Spinoza, Nietzsche, le gauchisme non marxiste. Leibniz essaye de trouver un fondement rationaliste au réel, les monades. La faiblesse de Leibniz est de ne pas parvenir à définir précisément quelles sont ces monades, et donc d'ouvrir la porte à la récupération antagoniste. L'immanentisme a intérêt à reprendre les catégories de l'ontologie pour les récupérer à son propre intérêt.
Si l'ontologie proposait un système qui était défini, l'immanentisme ne pourrait tenter d'opérer une récupération; tandis que l'immanentisme trouve un intérêt évident à récupérer les thèses de l'ontologie du fait de leur indéfnition et de leur imprécision. Deleuze reprend et subvertit clairement Leibniz avec son apologie de la monadologie : il place la monade au service du singulier et de l'irrationalisme. C'est cela, l'idéologie postmoderne : rendre conciliable Nietzsche et le marxisme avec le gauchisme non marxien, tout comme l'on rend conciliables Leibniz et l'immanentisme, ce qui est un comble quand on sait que l'immanentisme depuis Spinoza a dégénéré et que Leibniz était un ennemi philosophique de Spinoza.
Le propre du nihilisme est d'avancer biaisé : c'est seulement dans les temps de crise que surgissent des nihilistes à visages explicite, comme Démocrite ou Caraco. Le reste du temps, le nihilisme est une mentalité qui est utilisé par de penseurs comme une influence "naturelle" de la pensée - je veux dire que la pensée a rapidement tendance à s'orienter vers des thèses nihilistes, parce que le propre du nihilisme n'est pas de dire que rien n'existe, mais que le seul moyen d'isoler du réel est d'avancer que le morceau de réel identifié ne peut exister sans l'adjonction complémentaire et nécessaire du non-être.
C'est pour le nihilisme la nécessité exclusive que de pouvoir constituer du réel si et seulement si on l'entoure de non-être. Du coup, l'irrationalisme en est la loi cardinale. Personne ne peut expliquer le fondement pour le moins contestable et inexplicable du singulier. Mais si l'on tient le réel pour irrationaliste, alors l'arbitraire de ce fondement s'explique, car le propre de la philosophie n'est pas d'isoler le fondement rationaliste, mais le fondement irrationaliste. Identifier le fondement irrationaliste consiste à s'arrêter à ce qui constitue l'origine des choses. Autant dire : ce qui caractérise le désir complet, selon la doctrine de Spinoza.
Dans une émission radiodiffusée récente, Rosset est interviewée par une journaliste qui se pique de lui démontrer que sa philosophie est incoérente. Loin d'essayer de répondre, Rosset abonde : s'il ne se considère pas comme philosophe au sens strict, c'est précisément du fait qu'il penche vers l'irrationalisme - de même qu'il valide l'hypothèse de deux branches opposée dans la philosophie, la principale, qui court de Platon à Heidegger, et que Rosset réfute; la minoritaire, qui est marginale et souterraine, et qui devient visible de temps en temps, quand certains penseurs la soutiennent, comme Lucrèce, Spinoza ou Nietzsche.
Rosset n'en fait pas une contre-philosophie, comme l'infatué Onfray, qui censure ses contradicteurs, bons ou mauvais, selon la loi du dialogue selon les critères de l'hédonisme moral postmoderne, mais une philosophie affirmative, mais marginale, avec ce schéma du souterrain qui de temps en temps sort de son manque de visibilité le temps d'un Nietzsche. Quand un Onfray propose le modèle de la contre-philosophie, il estime à l'image de la contre-culture que la contre-philosophie peut exister contre la philosophie majoritiare. La contre-philosophie est ce curieux modèle qui peut être contre tout en étant pérenne.
Rosset est plus conséquent en ce qu'il considère que le modèle du contre n'est pas pérenne et est cet arbuste frêle et maladif qui a besoin d'un tuteur pour tenir et qui de toute façon n'aura qu'une existence éphémère et discontinue. Tandis que Rosset propose une explication à la marginalité et la discontinuité : le souterrain. De temps en temps, le souterrain devient émergé, mais il ne peut rester émergé, s'officialiser, accéder à la reconnaissance durable : la philosophie irrationaliste pressent que le réel est irrationaliste, alors que l'être est rationaliste. La philosophie irrationaliste ne peut qu'être souterraine : car elle n'est pas adaptée à l'être, mais au réel.
La prévalence de la philosophie rationaliste s'explique par le fait que la pensée s'applique dans l'être et que l'être est structuré sur le rationalisme. L'irrationalisme reconnaît à la fois que le réel n'est pas l'être et en même temps se trouvera toujours étranger à son existence, dans une position d'étrangeté et d'ambiguïté à soi-même, parce qu'il joue enter deux positions, l'être et le non--être, le rationalisme et l'irrationalisme, sans réussir à particulier ces deux notions.
La position rationalisme voudrait que l'irrationalisme explique le rationalisme, mais dans l'approche irrationaliste, l'irrationalisme est juste le majoritaire qui engendre l'accident miraculeux de l'être, selon l'explication de Nietzsche (la vie, variété for rare de la mort). Demander à un irrationaliste de justifier de son irrationalisme est contradictoire. Il s'agit d'une vision dans un sens anti-plotinien qui reprendrait la catégorie plotinienne pour la subvertir en irrationalisme (selon la remarque qu'en fait Rosset dans la Logie du pire) : elle saisit le tout du réel, et non le tout de l'être. Le rationalisme saisit l'ensemble de l'être, mais par vision.
L'approche rationaliste ne procède pas par vision intuitive et fulgurante, mais par déduction, comme l'enseigne Descartes avec ses chaînes de raisons. L'approche irrationaliste accède au réel plus large que l'être par la vision qui n'est pas rationaliste et qui au lieu de disséquer l'être va plus loin que l'être en procédant de manière générale : c'est la démarche intuitive au sens où l'intuition est irrationalisme. Le seul moyen pour l'irrationaliste d'aller au-delà du rationalisme consiste à privilégier l'irrationalisme. L'irrationaliste ne peut justifier l'irrationalisme, ni le définir, mais il peut seulement constater que, s'il veut aller plus loin que le rationalisme, il doit en passer par l'irrationalisme.
Mais il ne peut expliquer cette seule issue, il peut juste la constater et lancer une sorte de pari. La position de Rosset s'ancre dans la modernité sur l'attaque de Nietzsche contre Socrate, qui adoube Calliclès et qui réfute comme des ratiocinations la méthode maïeutique consistant à chercher dans le particulier de l'être la cohérence rationaliste. Le singulier n'explique pas pourquoi le réel est irrationaliste, mais le constate. L'irrationaliste objectera : comment expliquer l'inexplicable? Mais cette assertion comporte sa faiblesse : qu'est-ce que l'inexplicable? La contradiction décrète que l'on peut savoir sans expliquer le domaine intuitif et irrationaliste.

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