mercredi 7 juillet 2010

L'avaleur de valeurs

Visionnez cette vidéo où le pontifiant commentateur de philosophie Luc Ferry prétend analyser le nihilisme chez Nietzsche.



Où l'on constate que la critique du nieztschéisme par un philosophe laïque se révèle encore pire (plus institutionnalisée) que par ceux qui seraient incapables de comprendre Nietzsche, les chrétiens ou les platoniciens - ou par les nietzschéens de gauche comme les Deleuze & Cie. en France qui ont commis un impair politique drolatique.
Maintenant reprenons l'argumentaire de Ferry :

Le nihilisme de nos jours = le cynisme, ne pas avoir de valeurs. Nihilisme de gauche, d'après les petits marquis gauchistes comme les postmodernes.
Selon Ferry (et les intellectuels de droite), le nihilisme = avoir des valeurs. Des valeurs transcendantes. Pour Nietzsche, le nihilisme, c'est l'idéal, le fait d'avoir des idéaux, le platonisme, le christianisme, le transcendantalisme.
Modèle nihiliste : opposition
° idéal/sensible chez Platon;
° ici-bas/au-delà dans le christianisme. Selon Nietzsche, on invente un idéal pour nier le réel.
Le réel = le sensible, la terre.
Toutes les thèses reconduisent le nihilisme à partir du moment où elles opposent leur idéal à la réalité.

Puis relevons les erreurs manifestes, les contradictions intenables ou les amalgames grossiers qu'opère Ferry, qui indiquent que l'histoire de la philosophie pousse à la mauvaise réflexion :

- Peu de différence entre les nietzschéens de gauche et les nietzschéens de droite.
Les deux dédouanent Nietzsche du nihilisme et s'opposent sur la définition de Nietzsche contempteur du nihilisme : notre philosophe propose-t-il un modèle antinihiliste de gauche (ne pas être nihiliste = avoir des valeurs qui soient des valeurs supérieures aux valeurs morales classiques) ou un modèle antinihiliste de droite (ne pas être nihiliste = avoir des valeurs non nihilistes)? Quelle différence entre ces deux antinihilismes? L'antinihilisme de gauche serait plus axé sur le progrès quand l'antinihilisme de droite serait plus axé sur la conservation.
La position de Ferry qui consiste à se réclamer du conservatisme des valeurs tout en prônant le progressisme de nouvelles valeurs indique qu'il se meut dans une échelle des valeurs stéréotypée, immobiliste, d'une qualité intellectuelle passable. Le grand critère d'évaluation tient ici à l'absence criante de différenciation malgré l'obligation de proposer des différences. Au lieu d'analyser avec longueur et langueur la pensée nietzschéenne, il serait temps de l'attaquer, de la critiquer, de s'y opposer - et de découvrir que le nihilisme auquel Nietzsche s'oppose ne se situe pas à l'extérieur de Nietzsche, tant spatialement que temporellement, mais en premier lieu chez Nietzsche lui-même.
C'est toute la critique contre les commentateurs qui selon leur méthode n'ont pas le droit d'utiliser la critique pleine et entière d'un auteur, mais seulement la critique la plus mimétique à l'intérieur d'un système. Le propre de la critique étant de remettre en question les fondements, la critique qui valide les fondements comme des postulats est un déni de critique maquillé en parangon de critique.
Ferry n'est pas un philosophe, mais un commentateur de philosophie engagé en politique (à droite) qui s'enferre d'autant plus dans le commentaire à visée hagiographique qu'il défend des idées non nietzschéennes, plates, élitistes et rebattues, avec une qualité des plus médiocres. Tel est le profil général d'un commentateur de philosophie célèbre et excellent qui prétend se lancer dans la philosophie : on n'est pas meilleur philosophe parce qu'on viendrait de l'histoire de la philosophie. Il se pourrait même que la formation académique d'historien de la philosophie déforme tant la pratique philosophique qu'elle soit à déconseiller : penser n'est pas répéter - apprendre à très bien répéter empêche de penser.
En tout cas, Ferry commet le contresens le plus consensuel à propos de Nietzsche : Nietzsche proposerait un modèle s'opposant au nihilisme - alors qu'il s'oppose au nihilisme explicite pour proposer lui-même son modèle nihiliste. Le programme de Nietzsche étant impraticable, Ferry loin de s'opposer au nihilisme qu'il diagnostique ne fait que l'encourager. Non seulement Nietzsche fut repris par les nihilistes extrémistes et désaxés comme les nazis, de vrais nases du mal, de faux génies du mal, mais son véritable programme contre le nihilisme du dernier homme qu'il entrevoit est entièrement négatif (critique de la morale en particulier), soit revient à prôner le néant.

- Ferry reprend l'argumentaire faux de Nietzsche le philologue parfaitement conscient de sa supercherie grossière selon lequel le modèle transcendant (que j'appelle transcendantaliste) de type chrétien ou platonicien serait fondé sur l'opposition entre l'ici et l'ailleurs, le sensible et l'idéal. Mais ce modèle est faux - Ferry le commentateur après Nietzsche le philologue ne peut pas ne pas le savoir. Les transcendantalistes platoniciens ou chrétiens (le christianisme n'est pas le platonisme) englobent le sensible dans leur réel idéal, ils n'opposent pas l'idéal et le sensible. Cette fausse représentation immanentiste, véhiculée par Nietzsche et ses disciples, n'est que le schéma projeté par mauvaise foi du dualisme antagoniste de type nihiliste sensible/néant.

- Ferry amalgame ne pas avoir de valeurs et ne pas avoir de valeurs transcendantes.
Ce n'est pas la même chose. Ne pas avoir de valeurs exprime le nihilisme explicite. Ne pas avoir de valeurs transcendantes nuance ne pas avoir de valeurs comme avoir des valeurs. Qu'est-ce que ne pas avoir de valeurs transcendantes? Est-ce la même idée que ne pas avoir de valeurs?
Pour un spinoziste de droite non nietzschéen comme Ferry, la réponse est : ne pas avoir de valeurs transcendantes, ce n'est pas ne pas avoir des valeurs, c'est avoir des valeurs non transcendantes, conservatrices et modérées, qui tournent autour de la laïcité. La position de Ferry cherche à légitimer indirectement ses positions politiques (droite conservatrice modérée) : ce faisant, il caricature la position des nietzschéens de gauche, qui ont tort (Nietzsche ne sera jamais de gauche), mais qui ne défendent pas un modèle aussi aberrant que le modèle que leur prête Ferry, les non valeurs pures (modèle intenable).
Les nietzschéens de gauche en reprenant l'héritage nietzschéen participent historiquement à la légitimation des idées de droite par la gauche : le libéralisme de gauche, le nietzschéisme de gauche, le rôle historique de Mitterrand le socialiste libéral qui commença par soutenir les idées de la synarchie puis du pétainisme... Si tant est qu'on se souvienne que Nietzsche l'élitiste forcené était un conservateur forcené, dont le rôle idéaliste et révolutionnaire tient à un accroissement de la nature élitiste du réel (telle qu'il la discerne), au travers du rôle artiste et créateur des surhommes, Nietzsche en promouvant son changement des valeurs qu'il nomme inversion de toutes les valeurs indique qu'il est favorable à une conception ontologique provoquant en politique le régime oligarchique : une ontologie nihiliste qui passe par la mutation ontologique.
L'inversion de toutes les valeurs étant le renversement radical et quasi parfait des valeurs chrétiennes et platoniciennes (grossièrement déformées de surcroît), les valeurs que défend un Nietzsche sont des valeurs élitistes, ultra-conservatrices, dont l'aspect politique révèle la teneur ontologique. Nietzsche s'attaque au transcendantalisme dans la mesure où il lui oppose des valeurs immanentistes dont l'ascendance nihiliste est explicite. Et Luc Ferry? Derrière sa modération de façade, voire son objectivité détachée et indépendante (celle du commentateur qui ne prend pas parti), Ferry a déjà pris parti : il est selon son propre parcours politique, que résume son discours présent, un nihiliste qui soutient Nietzsche tout en prônant la modération de la forme laïque occidentale démocratique et libérale.
La simple présence du libéralisme dans cette énumération suffit à indiquer l'identité de notre Ferry. Tout le but de Ferry est de laisser entendre que l'alternative au nihilisme est la forme qu'il incarne, cette laïcité conservatrice et bourgeoise (au sens libéral). Ferry le commentateur qui épouse son système et qui le promeut considère-t-il que l'alternative au nihilisme entrevu par Nietzsche le visionnaire (le prolongement exsangue du transcendantalisme) serait cette laïcité libérale qu'il défend de ses vœux? Pourquoi ne se rend-il pas compte qu'il épouse ce qu'il rejette - le nihilisme qu'il projette sur des formes mineures, voire des diversions accommodantes, lui permettant de trouver des exutoires à son propre fait?

La position des commentateurs actuels de Nietzcshe, d'un Wotling en France, position que reprend Ferry, consiste à servir un Nietzsche libéral après avoir servi un Nietzsche de gauche. Deux fantasmagories. Nietzsche n'est pas davantage de gauche qu'il n'est libéral. Nietzsche est un nihiliste. Nietzsche est repris par les parangons du système libéral en déconfiture qui essayent de ne pas comprendre que la chute de leur beau joujou idéologique est inéluctable - qu'elle a déjà eu lieu. Le secret du libéralisme : il est l'apologie idéologique de l'impérialisme britannique; comme tel il est l'expression de l'immanentisme.
La projection que nous sert Ferry : on projette sur son adversaire ce qu'on est soi-même. C'est un schéma assez classique, notamment popularisé par la psychanalyse à la suite du schéma d'un Sophocle. Ferry opère selon les propres termes du meilleur Rosset une distinction hallucinatoire et fantasmatique entre le nihilisme et Nietzsche. Remettons les choses en place : pour que Nietzsche échappe au nihilisme qu'il discerne comme une fatalité de l'avenir, il faudrait qu'il propose une alternative crédible. Nietzsche lui-même s'en rend compte puisqu'il propose son schéma de mutation ontologique avec ce surhomme qui change dans les bornes du réel (un changement sans changement qui est déjà le signe d'une certaine folie, voire d'une folie certaine).
Comme il est irréfutable que l'alternative que propose Nietzsche est creuse, inopérante, le nihilisme qu'il projette sur l'époque à venir est son fait dénié et inacceptable. Tout l'effort de Nietzsche se trouve ruiné par le fait que son alternative est inexistante et qu'il constitue le principal apôtre/prophète du nihilisme qu'il feint d'attaquer - le nihilisme est la religion du déni du religieux et Nietzsche est le prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré. La duplication de Nietzsche entre le nihilisme qu'il incarne et le nihilisme qu'il pressent est reprise à son compte par Ferry, dont l'effort de définition du nihilisme s'explique par le fait qu'il entend incarner le point de vue alternatif au nihilisme.
Selon la vision déformée de Ferry, la laïcité libérale et démocratique est l'alternative au nihilisme diagnostiqué par Nietzsche. Cette pirouette typique de l'hégélianisme (qui clôt la pensée à son époque et son endroit) explique l'effort entrepris par Nietzsche pour définir le nihilisme comme l'expression des valeurs transcendantalistes. C'est que l'absence de valeurs serait intenable, en particulier pour son point de vue conservateur et moraliste. Tandis que son schéma lui permet de se placer en antinihiliste et en alternative prophétique.
Ce que Ferry cache comme l'on dissimule le cadavre dans le placard, c'est que le modèle qu'il défend est l'expression du nihilisme qu'il duplique et qu'il projette sur le transcendantalisme. Ferry fait mine de se distinguer de Nietzsche par le fait qu'il serait plutôt spinoziste ou kantien, soit qu'il défendrait le libéralisme laïc et démocratique. Mais Ferry considère quand même Nietzsche comme un visionnaire du nihilisme : du coup, quand on se souvient que Nietzsche est nihiliste, on comprend que la solution alternative que défend Ferry est l'expression même du nihilisme.
Ferry aimerait tant défendre la modération kantienne, les Lumières admirables, mais Ferry le lumineux illuminé est un faux mou et un vrai immanentiste terminal. L'immanentisme est l'expression de la radicalisation du nihilisme. Descartes aurait opté pour une forme aristotélicienne de nihilisme moderne, soit un compromis entre le nihilisme sophiste et le transcendantalisme platonicien. Spinoza double Descartes et propose un projet de cartésianisme hérétique et radical : l'immanentisme, qui propose rien moins que la complétude du désir, soit la solution au problème de Platon et des transcendantalistes.
Ferry est un dur qui s'abrite sous la modération - comme les fous invoquent l'étendard de la raison. C'est un immanentiste qui se cache derrière la laïcité mais qui est démasqué quand on comprend que c'est un libéral. Par ailleurs le schéma de l'immanentisme est celui qu'il reprend à son compte. Il entérine les déformations sidérantes que propose Nietzsche :
1) l'antagonisme entre le sensible et l'idéal;
2) l'opposition entre le réel véritable et l'idéal illusoire.
Rosset l'immanentiste, un vrai sophiste celui-là, reprend à son compte ces deux déformations, en particulier la seconde : c'est ainsi qu'il met un soin particulier à expliquer pourquoi il ne définit jamais le réel (le réel étant indéfinissable et tous les philosophes ne définissant jamais leur concept fondamental). Ferry trompe de même : pour opposer le réel à l'idéal, encore conviendrait-il de définir l'idéal. C'est le schéma nihiliste mâtiné d'immanentisme que défend Ferry : le dualisme antagoniste sensible/néant, la réfutation de l'idéal de type platonicien, l'irrationalisme de la définition du réel...
Le vernis de cette propagande immanentiste terminale tient à la savoureuse duplication hallucinatoire entre le nihilisme et l'auteur du nihilisme. Ferry diagnostique le nihilisme dans la mesure où il prend soin de projeter le nihilisme sur un phénomène mineur et caduc et d'ignorer le processus nihiliste véritable - d'incriminer les formes transcendantalistes malades et de promouvoir le libéralisme à la sauce laïque. Pourquoi cette duplication symptomatique de l'illusion nihiliste? La manière que présente le nietzschéisme de projeter sur le platonisme/transcendantalisme sa propre structure déformante et délirante indique que le nihilisme se trouve plongé dans la confusion ontologique la plus prononcée : il ne sait pas où il en est car il ne sait pas ce qu'est le réel.
Il confond l'englobement transcendantaliste avec le dualisme qui est son fait. Cette projection n'est possible que dans un schéma où le réel est faux. C'est le cadre général du nihilisme qui est faux. C'est le cadre de Nietzsche et de ses épigones qui est faux. Nietzsche a fini fou car il avait (tout) faux. Qu'est-ce que l'erreur? Qu'est-ce que l'illusion? C'est le fait de croire au néant. Plus exactement : sachant que le néant se trouve dénié, c'est le fait d'identifier le réel avec le sensible. Le réel avec le fini. La projection désigne l'action de refus de l'erreur. Soit : de refus de l'infini. L'infini bloque le mécanisme de la projection en ce que l'on ne peut projeter que si l'on possède une limite et une fin : ce qui excède cette limite (cette fin) joue le rôle du miroir projetant.
Dans l'infini, la projection n'est pas possible. La projection se développe seulement dans un schéma fini où ce qui n'est plus fini devient le néant dénié ou le miroir projetant. C'est une manière commode de finitudiser (rendre fini) l'infini : l'immanentisme plaquant sur le transcendantalisme son propre fonctionnement finitudise le transcendantalisme et rend cette notion d'infini enfin palpable d'un point de vue intégralement fini. La projection définit l'erreur de finitudisation que si elle est poussée à son terme déforme le réel et obstrue le mécanisme du sens : définir l'infini.

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