jeudi 22 juillet 2010

Pool fiction

Prenez ces deux informations :
http://www.topfoot.com/11301,1/cm-2010-paris-pactole-hors-du-commun-pour-la-francaise-des-jeux-.html
http://www.footballplazza.com/foot-2233-cdm-paul-ce-n-etait-au-final-que-de-la-poulpe-fiction-.html
Dans la première, on apprend que l'organisation d'événements sportifs mondiaux comme la Coupe du monde de football permet de générer des pactoles pour les spéculateurs de la finance. (Cette information est bien mieux documentée dans une brève de l'organisation politique Solidarité et Progrès
http://www.solidariteetprogres.org/article6849.html)
La montée en puissance de ces sociétés de pari dans le milieu sportif traduit l'aggravation directe du principal vice du sport-business-spectacle : le trucage. Il est d'autant plus impératif de truquer le jeu que l'on peut y faire des bénéfices assurés et importants (exorbitants). Le vice indirect qui découle de cette augmentation exponentielle des paris sportifs est le dopage. Le spectacle sportif n'est possible au vu de ses cadences effrénées que par le recours au dopage génétique.
Évidemment, la course au dopage indique l'avenir du sport : la destruction et la casse. On surchauffe le moteur. C'est le problème majeur quand on privilégie la quantité au détriment de la qualité. Dans la seconde, on apprend qu'un engouement incroyable pour un poulpe s'est développé à l'occasion de la Coupe du monde en Afrique du sud. Raison de cet engouement : notre poulpe aurait déterminé avec justesse les victoires importantes de cette Coupe. Un poulpe prophète! Le voyeurisme des spectateurs pour le voyant est sidérant, d'autant que l'on apprend en prime que son âge reposerait sur la supercherie grossière (entre autres supercheries rocambolesques).
Coincée au milieu de ces deux informations, la théorie des jeux se veut une branche mathématique essayant de calculer le mode des probabilités dans le réel. Elle fut développée par von Neumann, un pervers considéré comme un génie des maths, et par un autre désaxé engagé dans les maths, Wiener (plus une tripotée de prix Nobel académistes et brillants). Une citation de Wiener est particulièrement d'actualité. Elle est aussi particulièrement inquiétante : "Tout travailleur qui est en concurrence avec le travail d'esclave doit accepter les conditions économiques du travail esclave".
Cette citation éclaire l'actualité de nos sociétés. Nos sociétés s'élevant avaient aboli l'esclavage. S'effondrant, elles tentent de la légitimer (Wiener en disciple inavouable d'Aristote). Elle concerne au premier chef nos passionnés de paris, esclaves de la société mondialisée de consommation et divertis comme à l'époque romaine par les jeux de cirque (sous une forme plus sophistiquée grâce à la mondialisation et à la technique). La théorie des jeux se fonde sur les théories liées à l'information (notamment Shannon) et l'intelligence artificielle : en gros, l'homme est conçu à partir de modèles plus complexes mais similaires à l'ordinateur. Ce postulat implique que le réel soit d'ordre mécaniste, fixe et fini. Rapportée aux jeux, cette pensée immanentiste instaure le modèle complémentaire (au sens d'un Bohr) entre le joueur et l'organisateur (des jeux) : on se joue des joueurs selon le critère de la loi du plus fort.
Le postulat qui est à l'œuvre derrière la présentation du poulpe-devin est bien connu des zélateurs de ce genre de modèles dans l'Antiquité (le plus fameux restant sans doute la Pythie bourrée de drogues hallucinatoires) : la connaissance rationnelle est impossible. La connaissance irrationnelle équivaut à l'expression de la stupidité : c'est prendre les spectateurs pour des crétins que de leur vendre le coup du poulpe-devin. Et pourquoi pas le pot-de-vin? On mesure la valeur de ces théories réductionnistes du réel : de la bêtise ontologique à l'état pur.
Le cynisme est de mise : les organisateurs de ces jeux profitent de la crédulité des foules et l'exploite de façon éhontée. Le coup du poulpe est énorme (trop gros pour être vrai). La théorie présente derrière cette situation croquignolesque définit ce qu'est la loi du plus fort ou l'irrationnel : la connaissance certaine s'obtient par l'expression du désir. La règle du désir exprime le plus fort au sens où le plus fort est le plus volontaire, le plus désirant. Le plus désirant est le plus désirable. Le plus délirant?
Ce qui est au-delà se trouve qualifié d'absurde et d'inexistant (par un Schopenhauer notamment). Qu'est-ce que cette inexistence? C'est le déni du néant nihiliste, mais si l'on valide l'idée qu'il ne peut y avoir que quelque chose et pas rien, le déni repose sur le caprice. La loi du caprice est la loi du désir selon laquelle on prend ses désirs pour des réalités : on institue de manière fausse (arbitraire) que la partie est le tout (que le désir est le tout).
Ce modèle faux s'exprimait dans l'Antiquité avec plus de modération (dans l'égarement) que depuis l'époque moderne : selon un Aristote, le réel est le fini, alors que si l'on suit les finesses ontologiques de l'immanentiste Spinoza, un cartésien radical, la question n'est pas de savoir si le réel est fini (Spinoza noie le poisson derrière l'écran de fumée de l'incréé, un terme typiquement irrationaliste), mais si le réel est le désir.
Exprimée de cette manière, l'idée peut sembler folle - elle l'est, mais elle n'en est pas moins effective : la complétude du désir revient à reformuler cette réalité en faisant mine de lui accorder quelques nuances et surtout quelques complications la rendant peu accessible et peu compréhensible. La loi du désir est le caprice. Le critère du réel est le plus désirant, ce qui revient, pour parodier Castoriadis, à encourager le plus délirant. Qu'est-ce que le désir? Le désir de néant pose la question : qu'est-ce que le néant?
Qu'est-ce que le chaos? Question qui avait mis Heidegger (éminent ontologue de la fin de l'immanentisme) KO bien avant son adhésion momentanée, quoique jamais réfutée, au nazisme. Le néant ne pouvant être ce qui n'est pas, ce qui n'est pas désigne ce qui est détruit, ce qui est anéanti. Le désir menant au néant, le désir est l'action humaine qui comme fin mène au néant (n'en déplaise aux cirénaïques et même aux épicuriens). Le désir est l'expression partielle. Le problème du désir n'est pas d'être partiel en tant que tel; le problème surgit quand le partiel entend être le complet par un décret non suivi d'effet.
L'action du désir est le partiel. Quand cette action est reconnue lucidement, elle donne lieu à une hypothèse (dans le cadre du transcendantalisme, l'hypothèse donne lieu à la projection). Quand cette action n'est pas reconnue lucidement, elle donne lieu à une erreur (le mythe de la complétude). Dans ce cas, l'erreur initiale se manifeste par la réduction du réel au partiel. Le partiel devient le tout par une opération de magie qui ne change rien et qui relève de l'arbitraire. L'arbitraire est le singulier qui se présente comme l'unicité. C'est le caprice : je décide que je suis l'unité (quand bien même je suis la multiplicité incarnée).
C'est la séduction : je fais croire que je suis la perfection (le tout) alors que je suis imparfait (partiel). Cette manière d'agir rappelle la grenouille qui se prend pour le bœuf. Nous sommes en plein dans la démesure que les Anciens dénonçait tant. Le désir étant ce qui mène à la destruction, il correspond à l'aveuglement. Le désir est ignorant. Raison pour laquelle il désigne le hasard ou s'oppose à la raison. La raison voit dans le sens où la raison (au sens du sens) utilise le sens visuel pour proposer un sens supérieur, qui vient du rationnel et nullement des sens. Les sens sensuels se trouvent inférieurs au sens rationnel.
La loi du plus fort est la loi du désir au sens où le désir est aveugle. L'aveugle ne veut pas dire que le sens visuel seul ne verrait pas, mais que se couper de l'adjonction qualitativement supérieure de la raison est l'aveuglement par excellence (chez l'homme). Le refus de la connaissance rationnelle chez les nihilistes s'explique :
1) parce qu'ils estiment que la connaissance est donnée une fois pour toutes (presque à la manière d'un Aristote);
2) parce qu'ils estiment que la démarche de connaissance rationnelle est inutile ou dégradée par rapport à la connaissance découlant du désir.
Face au spectacle irrationnel de notre poulpe pulpeux, les factions qui vendent les fictions essayent d'éviter au maximum les frictions. Dans le cas du désir partiel, un fonctionnement lucide amène à dépasser le cadre de la connaissance par le désir et à découvrir que la connaissance rationnelle (spécificité humaine jusqu'à plus ample informé) est possible - à condition d'agrandir. Le désir réduit, la raison agrandit. Le désir est la voie de la facilité, la raison est la voix de l'effort. Au moment où le jeu est en train d'envahir les mentalités occidentales, remplaçant le goût de la critique par celui de la servitude, au moment où la Coupe du monde de football nous impose sa fiction du poulpe, il est temps d'ouvrir les yeux (briser l'aveuglement).
Le jeu est l'alibi pour que la grenouille accepte de cuire en douceur. Le jeu est la voix du désir, ce qui en dit long sur l'opinion que ces factions ont des populations : vivre dans le désir, l'immédiat, l'erreur. Estimer que la connaissance rationnelle est impossible, vivre et penser comme des porcs. C'est le titre d'un essai donné par un mathématicien deleuzien qui s'est suicidé fort jeune. On pourrait tout aussi bien parodier : vivre et penser comme des poulpes.

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