samedi 8 janvier 2011

Figure du rebêle

Pourquoi dans un régime de démocratie libérale on verse dans le consensualisme alors que les membres se considèrent contre et se répartissent en d'innombrables chapelles (fractions) rebelles et d'opposition, qui chacune prétend à l'originalité et la pertinence suprêmes? Comment se fait-il que tous soient rebelles et opposés à une majorité fantasmatique et inexistante? Si tous sont opposés, c'est que personne n'est pour. Tous sont contre en étant persuadés d'être contre quelque chose de majoritaire. Tous sont contre le système sans se rendre compte que le système en question n'existe pas et que si l'on ôte cette affabulation rassurante (on est rebelle, on n'est pas consensuel), il ne reste rien qu'un constat grotesque : les rebelles s'affirment les pires consensuels, les majoritaires d'autant plus majoritaires qu'ils se croient minoritaires.
Comment expliquer cette tendance contemporaine que remarquait par exemple (si mes souvenirs sont bons) un Tocqueville quand il rapportait que dans la démocratie américaine tous sont contre, personne n'est pour (avec une grande injustice pour les principes républicains inscrits dans la Constitutions américaine et inspirés d'une figure cardinale comme Solon)? Un critère pour vérifier que quelqu'un dérange le système majoritaire (la mentalité libérale rétablissant le droit du plus fort sous une mouture progressiste), c'est le traitement de dissident qu'il subit.
Mais ce n'est pas une raison suffisante au sens de Leibniz : car il ne suffit pas de déranger, encore convient-il de proposer quelque chose - de positif. Déranger revient à être contre. Il existe des extrémistes qui dérangent et qui tiennent des propos violents (comme les nationalistes à tendance raciste) et qui pour autant ne proposent rien de positif (de la xénophobie, du nationalisme ou ce genre de violence faisant le jeu du libéralisme soi-disant rejeté et attaqué).
C'est ainsi que la figure du rebelle se trouve d'autant plus à la mode qu'elle sanctionne et sanctifie rien de moins qu'un individu prétentieux et conformiste qui estime que son consensualisme exprime l'opposition minoritaire et courageuse à la pensée dominante. Les moutons se prennent pour des loups avec cette précision que ce sont des loups plus que des moutons, au sens où ils se montrent hargneux, agressifs, vindicatifs, à la mesure de leur insuffisance de tempérament et surtout de réflexion - dès qu'on les démasque et qu'on touche à leurs nombreuses insuffisances.
Le caractère le plus abouti de cette contre-culture générale et disséminée (au sens d'un Derrida) se retrouve de manière démagogique et mondialiste dans le phénomène musical du rap. Les adeptes du rap tout comme leurs chanteurs se croient dans la rébellion conséquente et radicale, alors qu'ils sont des capitalistes frustrés et honteux, partageant souvent les valeurs les plus haineuses et violentes de l'ultralibéralisme d'obédience friedmanienne, ou dans son expression encore plus sombre, du tempérament d'un Schumpeter (la création destructrice entre autres).
La meilleure expression du libéralisme réside dans toutes ces chapelles de contre-culture qui sont contre alors qu'elles établissent dans un cruel travers à leur endroit l'implacable vérité : ce sont elles, et elles seules, qui forment le mouvement auquel elles prétendent s'opposer de manière risible et désaxée. Ce sont par exemple, et de manière emblématique, les rappeurs, chanteurs comme fans, qui forment la cohorte des libéraux qu'ils affirment combattre. Plus ils les combattent, plus ils les servent, vu que leurs valeurs d'opposition reposent toutes, de manière criante et simpliste, sur la reprise des fondements libéraux.
C'st ce qui arrive quand on est seulement contre : on est pour ce qu'on est contre. Il suffit de visionner un clip de rap pour apercevoir tous les symptômes du capitaliste frustré et radical, blonde peroxydée et siliconée à l'arrière, chien agressif et emblématique du propriétaire, grosse voiture tunée, nudité exclusive des femmes rabaissées à de vulgaires objets de consommation sophistiqués et dénués (autant que dénudés) de raison... Ce même fan de rap, s'il venait à saisir les travers du milieu stupide dans lequel il a sombré, mettra toute son énergie pour rejoindre un autre mouvement tout aussi stupide et dégénéré. Toutes les chapelles de contre-culture reposent sur le même principe : séparation au nom de la différence, refus de l'unité, affirmation connexe à la différence de la finitude du réel, refus de l'infini...
Sortir de la contre-culture implique de contacter l'infini. Pour sortir de la contre-culture, il convient de comprendre ce qu'est la contre-culture. Si toutes les contre-cultures sont contre, comme leur nom l'indique, c'est qu'elles ne possèdent ni ne proposent rien de pour. Pas de quelque chose quand on est contre - autre que le quelque chose extérieur et étranger. Aucun quelque chose sauf l'inconséquence. Dès lors, la contre-culture se révèle être la culture paradoxale au service du nihilisme, tout comme le nihilisme propose l'ontologie paradoxale au service du néant (Mésontologie, pourrait-on dire).
La raison pour laquelle tous se croient contre sans être pour quoi que ce soit réside dans l'explication par le nihilisme : si l'on est contre, c'est parce qu'il n'existe aucun pour - parce que le pour a été remplacé par le nihilisme. Tous peuvent être contre parce que tous adhèrent au nihilisme dont la caractéristique majeure est le déni (on ne déclare jamais son nihilisme, sans quoi on verse dans l'imposture du positionnement hédoniste et oligarchique). Le propre du déni est de permettre l'occultation de la positivité paradoxale du néant (de sa reconnaissance).
Raison pour laquelle toutes les innombrables chapelles de contre-culture se montrent identiques dans leur intention d'être contre sans être pour quoi que ce soit : c'est que leur limite commune révèle leur nihilisme. Elles sont des programmes nihilistes dont l'éparpillement est logique : l'on ne peut se montrer nihiliste sans prôner cette absence d'unité travestie sous le culte souvent décérébrée de la différence. C'est d'ailleurs ce que note un Rosset dans Logique du pire : osant se réclamer de Plotin, il montre que son néo-platonisme est inversé, puisqu'il dresse l'éloge de multiplicité pure sans l'unité à laquelle fait référence Plotin dans le sillage de Platon (l'Un chez Plotin ressortit du néant et est supérieur à l'Etre).
Le propre des nihilistes de la contre-culture est de travailler pour une élite oligarchique à laquelle il prétendent s'opposer. C'est ainsi que les rappeurs travaillent pour les grands capitalistes qu'ils prétendent critiquer dans leurs textes, qui prônent d'autant plus la révolution qu'ils ne proposent rien en lieu et place du quelque chose. On pourrait plus justement oser : qu'ils proposent le rien en lieu et place du quelque chose. On Rosset, élève de la rue d'Ulm, agrégé de philosophie, docteur en philosophie et professeur d'Université, incarne cette figure du savant oligarque disciple de Gorgias et véritable fondement de la contre-culture.
Les théoriciens de la contre-culture ont pour particularité de mépriser toutes les chapelles de contre-culture qui sont pour eux des expressions décérébrées et dégénérées, à condition de rappeler que la haute culture n'est accessible que par l'élite oligarchique à laquelle ils appartiennent. De leur point de vue, il est une culture qui domine toutes les myriades de contre-cultures. La culture n'est pas l'expression de l'unité, mais l'expression de l'excellence dans la domination.
Cette culture-là, culture d'un Rosset, culture oligarchique, n'est pas la culture au sens classique - au sens où la culture est ce qui unit le réel. Cette culture est la quintessence de la contre-culture au sens où la contre-culture instaure la domination et qu'une certaine contre-culture domine les autres contre-cultures. La culture dominante est la contre-culture dominante. Elle sert à dominer non le réel, mais les autres contre-cultures - les autres hommes. Hors du monde fini, le néant. Dans le monde fini, la contre-culture dominante est la culture.
On méprise les autres dans la mesure où ils n'ont pas accès à la culture dominante. Cas d'un Nietzsche qui dresse l'éloge du mépris, en tant que le mépris est l'expression de la relation à autrui dans le schéma nihiliste : on méprise ce qu'on ne peut comprendre. Cas premier des imbéciles qui méprisent (en silence) parce qu'ils ne comprennent pas; cas plus pervers et plus influent de ceux qui utilisent leur intelligence pour des fins strictement finies (expression de l'académisme).

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