vendredi 28 janvier 2011

Multiplicité

L'explication pour laquelle Aristote choisit politiquement le système tyrannique et oligarchique est ontologique. Aristote ne veut pas être un élève de Platon au sens où il serait un brillant mais énième platonicien. Il veut être original. Il arrive au moment où Platon a terrassé le monstre sophiste et il est un sophiste. En conséquence, il supplantera les sophistes. Un sophiste est un adorateur du fini qui en vient à postuler que l'infini est le néant. Aristote est de cette engeance. Pour verser dans la théorie sophistique, il convient de commencer par se trouver du côté des plus forts et des dominateurs.
Aristote vient de ce milieu oligarchique et sa mentalité nihiliste lui vient de son éducation d'oligarque. Quand on est nihiliste, on commence par être oligarque, alors que quand on est républicain on commence par être transcendantaliste. Dialectique inversée de la théorie et de la pratique. Les sophistes correspondraient aujourd'hui à peu près à l'ensemble du spectre de ces philosophes médiatiques qui ont pour particularité de sonner creux en présentant beau. Peut-être la médiatisation engendre-t-elle l'affaiblissement qualitatif des sophistes d'aujourd'hui; toujours est-il qu'Aristote dut être frappé de constater que le message des sophistes ne passerait pas la postérité et qu'il serait frappé d'interdit.
Aristote choisit de forger son chemin propre et opta pour le compromis : entre le platonisme, qu'il juge trop idéaliste; et la sophistique, qu'il estime caduque. Aristote forgera une méthode qui sera dénommée selon un néologisme : la métaphysique. La métaphysique exprime le courant nihiliste censée être enfin sensé - viable. Si ce n'est pas lui qui a choisi ce nom, il est fascinant de constater que les recherches ontologiques qu'Aristote propose ne sont pas appelées ontologiques parce que celui qui donne ce néologisme de métaphysique sait très bien qu'il s'agit d'une scission entre la démarche aristotélicienne et la méthode platonicienne.
Celui qui retrouve et édite les écrits d'Aristote se nomme Andronicos de Rhodes et prétend avoir suivi la découverte du bibliophile Apellicon. C'est le dernier recteur du Lycée fondé par Aristote en opposition à l'Académie platonicienne. Andronicos est soupçonné de manipulation, mais quoi qu'il en soit, La Métaphysique est un texte qui était connu par certains philosophes matérialistes, cyrénaïques ou héritiers des sophistes avant l'édition officielle et posthume. Aristote codifie une tradition lui donnant une cohérence interne inconnue avant lui. Telle est la richesse de la Métaphysique en tant qu'enseignement ésotérique, c'est-à-dire destiné à ceux qui voulaient s'adonner à la philosophie antiplatonicienne en antiontologique sans rééditer les erreurs des sophistes, de Démocrite d'Abdère et de leurs confrères.
La méthode platonicienne repose sur la dynamique. Le réel est infini et se nomme l'Etre. Aristote y oppose le savoir figé (le fixisme épistémologique) et la définition cardinale selon laquelle le réel est fini. Du coup, Aristote propose un nihilisme qui a pour particularité d'accorder à l'être des qualités métaphysiques. Par rapport à Démocrite d'Abdère, qu'Aristote lut de près, l'attention qu'Aristote accorde à la physique et à la recherche scientifique reprend la démarche des matérialistes, mais Aristote dote la physique d'une métaphysique, c'est-à-dire qu'il considère que la théorie unique prime à l'intérieur de la finitude (Démocrite considère que même l'être n'est pas unifiable). C'est l'innovation majeure d'Aristote par rapport à ses prédécesseurs les sophistes (au sens large).
Pour mener à bien sa révolution sémantique, Aristote propose comme nouveau concept (par opposition à l'idée) la multiplicité, non pas de l'être (Démocrite avait déjà accompli cette considération, et d'autres sages perses avant lui), mais du non-être. L'être est multiple parce que le néant est multiple. Si après cette considération Aristote n'est pas un innovateur nihiliste, qu'est-il? Historiquement, Aristote s'oppose à Parménide et au monisme de cette tradition ontologique que Platon corrigera tout en s'en inspirant (tout en la prolongeant) : pour Aristote, la rupture de sa métaphysique avec l'ontologie platonicienne signifie que l'on passe de l'Un platonicien au multiple de son cru. S'il y a plusieurs êtres correspondant à plusieurs non-êtres, la conception politique de l'oligarchie s'explique; mais aussi l'importance du savoir, en particulier scientifique : car l'objet scientifique consiste à connaître à l'intérieur d'un champ particulier et défini, d'où - à restaurer cette vision multiple et éclatée du réel.
L'importance accordée au scientifique implique que le projet métaphysique soit limité à la question de l'être. Aristote considère que l'évolution entre l'ontologie laissée par Platon et la métaphysique qu'il façonne, c'est le concept selon lequel l'unité de l'être est fondée sur la domination à l'intérieur de l'être, découlant de la multiplicité du non-être et de la fécondité de la puissance. Aristote pense vraiment (en toute candeur et démesure) que la science des sciences qu'il inaugure et codifie (cette métaphysique parachevant le dessein de l'ontologie) peut certes comporter quelques prolongements à l'avenir, mais sans grand changement par rapport à ses définitifs travaux. Aristote entend achever la métaphysique et tous les philosophes qui proclament ce dessein suspect d'achever la philosophie (à l'instar d'un Hegel bien plus tard) démontrent par là qu'ils proposent une conception finie et nihiliste du réel.
Dans une conception infinie et ouverte du réel, on ne peut pas achever un projet philosophique quel qu'il soit. Par contre, dans un projet fini, l'achèvement du projet est programmatique. Raison pour laquelle Aristote entend affirmer une nouvelle ontologie qui ne soit plus l'ontologie au sens platonicien et parménidien (et plus lointainement de l'initié aux mystères de la science ésotérique égyptienne Pythagore). Aristote pose les bases d'une ontologie compatible avec le projet oligarchique. Démocrite l'appelait mésontologie. De ce point de vue, Aristote fait oeuvre de pionnier, puisque tous les philosophes nihilistes avant lui ont échoué dans leur projet d'imposer sur la durée le nihilisme.
Pourquoi ont-il échoué? Parce qu'ils posent le problème en termes d'unité antagoniste. L'oxymore d'unité antagoniste aboutit à la dualité originelle entre être et non-être. Les nihilistes échouent face à l'ontologie parce que leur projet théorique est intenable : l'être contre le non-être aboutit à une théorie inepte (contradictoire). L'attrait du nihilisme tient à son affirmation selon laquelle le réel est compréhensible. Le défaut de la cuirasse platonicienne (étant entendu que Platon reprend en la poursuivant de manière originale une tradition égyptienne) est de proposer une théorie qui est plus cohérente mais qui est peu accessible (plus difficile).
Le nihilisme est plus faux, mais plus abordable (simple) que l'ontologie. Le projet métaphysique d'Aristote est révolutionnaire en ce qu'il prétend pour la première fois proposer une philosophie nihiliste qui soit viable et compatible avec l'idéal oligarchique. En tous points, Aristote légitime cet idéal. Il estime que le changement n'est pas dynamique et indéfini, mais fini, une bonne fois pour toutes (l'expression préférée de cet érudit contemporain et postmoderne de Derrida). La métaphysique désigne le projet qui se situe après le physique, mais avec la même conception pour l'après physique que pour ce qui est physique. La métaphysique est al science de l'après, quand pour Platon l'ontologie est la science de l'infini. Partant de l'expérience selon laquelle le physique est fini, fixe, figé, Aristote entend instaurer l'après physique comme figé et fini.
Considérer que ce qui se tient au-dessus du physique n'est pas transcendant au physique, mais sur le même plan, se situant après, implique que le terme d'après soit connoté d'un point de vue nihiliste. Après rapporte au même plan. Au plan d'immanence, dirait un Deleuze (encore un postmoderne). Le vocabulaire du nihilisme contient l'après, pas le trans-. L'ambition d'Aristote est de proposer enfin une version nihiliste qui tienne la route. Cette version est articulée autour de la multiplicité. Si l'on prend la mouture théorique d'un Démocrite (un obscur érudit associé à son maître Leucippe), le néant est défini comme le vide. Mais le nihilisme est rapporté au pur physique, sans aucune théorisation qui soit philosophique.
Si l'on prend Gorgias, l'emblématique sophiste propose pour la première fois (connue) une version qui soit cohérente du nihilisme. Alors que Démocrite se garde bien de trancher quant l'antériorité et la supériorité du non-êytre sur l'être, Gorgias explique tout par le néant, au prix d'une dissolution générale du sens dans le non-sens. En affirmant que l'être est non-être, Gorgias explique aussi que le sens est non-sens. Tel est le sophisme : accréditer le principe suprême de contradiction dans la logique. La cohérence n'est assurée qu'à l'intérieur de l'incohérence fondamentale, ce qui revient à instaurer un vice plus important encore et à faire de la rhétorique nihiliste un pur jeu.
L'on ne peut être cohérent qu'en promouvant l'incohérence : telle est la conclusion du discours de Gorgias. Aristote s'en souviendra. On peut estimer qu'il corrige l'erreur d'approximation de Démocrite tout en la modelant avec l'erreur d'incohérence du rhéteur Gorgias. Du coup, Démocrite qui n'explique pas pourquoi sa théorie physique est incohérente (le vide physique côtoie les atomes tout aussi fondamentalement inexplicables) passerait presque pour un philosophe plus sérieux que son alter égo, qui propose une théorie du nihilisme enfin cohérente - seulement cohérente d'un point de vue rhétorique. Peut-être Gorgias a-t-il pondu son Traité du non-être à des fins seulement rhétoriques, étant entendu que le sophiste se fait fort de tout démontrer d'un point de vue simplement rhétorique.
Aristote comprend qu'il ne pourra jamais proposer une version cohérente de son parti oligarchique reposant sur le nihilisme, mais qu'il peut dépasser l'incohérence viscérale et inacceptable de Démocrite et des nihilistes antiques en proposant une version nihiliste qui soit cohérente à l'intérieur de l'être. La ruse est de reculer l'incohérence en la faisant passer au non-être, soit en confondant être et intérieur de l'être (si l'être est fini, il possède un extérieur qui est le néant). Le passage de l'être au non-être signale l'incohérence du nihilisme, mais Aristote estime que le plus important est accompli, puisque la cohérence de l'être est assurée et que le principal mérite du nihilisme revient à réduire l'être au réel seul. Peu importe alors que le néant soit incohérent, puisque l'incohérence se retrouve annihilée.
Raison indirecte pour laquelle Aristote craint tant la définition platonicienne du non-être comme l'autre : si le non-être est l'autre, alors le non-être est - l'incohérence du non-être contamine la cohérence de l'être. Alors que si le non-être devient le faux, selon la position mensongère sciemment d'Aristote (l'élève de Platon ne peut ignorer une des principales innovations du système platonicien par rapport à Parménide et à ses prédécesseurs), le non-être n'est pas - et l'incohérence est possible.
Telle est la révolution d'Aristote : définir l'être comme la réduplication au niveau métaphysique (soit pour le discours ontologique réservé à l'être seul) de la multiplicité du non-être. Pour la postérité, Aristote passera pour un esprit théoriquement cohérent, qui propose enfin une vision logique de l'être. Aristote est la maître de la logique. Ce serait vrai si l'on précisait qu'il s'agit de logique finie. La réputation d'Aristote est d'être un théoricien pragmatique qui se montre proche du réel sensible et expérimental et qui promeut la science (à notre époque, cette position se trouve d'autant plus appréciée qu'elle a inspiré les principales revendications immanentistes).
Les faiblesses reconnues à Aristote par rapport à l'héritage platonicien reposent sur un point de vue théorique plus générale, mais en même temps moins accessible. L'avantage de Platon serait d'être plus profond, mais moins clair. Aristote serait plus proche, mais moins profond. C'est ce qui ressort de l'examen des propos rapportés qu'Aristote tient sur le lien entre non-être et être : d'un côté, il explique la multiplicité de l'être par le non-être; de l'autre, il n'explique pas fondamentalement la multiplicité du non-être, puisqu'il affirme de manière péremptoire qu'il y a de la multiplicité dans le non-être.
Cette manière d'affirmer sans démontrer indique la mauvaise foi d'Aristote - et le fait que son nihilisme repose au fond sur le contradictoire. Le génie d'Aristote consiste à avoir repoussé d'un cran la contradiction et l'incohérence - à les avoir repoussées dans le non-être, lieu de l'indécidable. Coup double : Aristote passe pour le maître de la cohérence de l'être et pour le promoteur du réel proche, pragmatique et simple. Même si par ailleurs, on peut reprocher à Aristote de dissoudre la profondeur de sa théorie dans une approche superficielle de l'ontologie, ses mérites sont importants (il constitue une source d'inspiration pour la théologie chrétienne au pont de la figer en scolastique).
Seconde mauvaise foi : Aristote qui fut un élève assidu de Platon déforme sciemment la théorie ontologique du maître. Il explique posément, de manière consciente, que pour les platoniciens, le non-être est intégré dans l'Etre en tant qu'il signifie le faux. Or cette affirmation est réductrice : le non-être chez Platon exprime le changement - c'est à ce titre seulement que le changement contient en son sein le faux. Raison pour laquelle Aristote déforme Platon : si le non-être est le changement, alors le nihilisme n'est plus de mise (pour la raison invoquée au-dessus).
Si le non-être est le faux, le faux en tant que puissance négative et sens négatif renvoie in fineau néant. Plus lointainement, l'Etre étant indéfini, il ne détruit pas totalement la tentation nihiliste. Au contraire, il la rétablit insidieusement, dans une sorte de match nul : car si l'Etre est indéfini et semble incarner une position faible, il permet une construction théorique qui délivre une construction pratique. Bizarrement, la théorie très absconse de l'Etre se trouve validée indirectement - pratiquement. Le nihilisme ne peut rien objecter d'autre sinon que lui non plus se trouve incapable de définir le néant (non-être) comme l'être.
La théorie de l'Etre est valide même faiblement en ce qu'elle autorise le dépassement de la contradiction, alors que le nihilisme semble présenter quelque avantage parce qu'il encourage la contradiction. Le contradictoire ramène à l'état initial du faire (du néant), d'où l'impression de proximité; et révèle la structure non linéaire et non homogène du réel, même de manière fausse et déformée (le réel est structuré en enversion, pas en antagonisme). La multiplicité permet de légitimer la contradiction, en la faisant reculer de l'être (défini comme non contradictoire et cohérent) au non-être (défini comme multiple et contradictoire).

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