mercredi 1 juin 2011

Public

L'affaire DSK est l'arbre qui cache la forêt. Derrière le Pervers, un nom de film qui est le surnom de DSK pour la presse américaine, c'est la faune des milieux financiers qui est à changer, non que nos financiers soient tous des violeurs potentiels ou des obsédés sexuels, mais parce qu'ils sont dégénérés au point de considérer que tout est permis pour les plus forts - et qu'ils sont les plus forts. A ce propos, on établit trop souvent une duplication fantasmatique et hallucinatoire entre le privé et le public, en prenant soin de souligner que les Français suivraient cette distinction de bon aloi, alors que les Anglo-Saxons pudibonds et victoriens se lâcheraient avec une hypocrisie consommée.
Principe invoqué : la vie privée qui n'aurait pas de répercussions sur la vie publique ne devrait jamais être inquiétée (certaines informations jetées en pâture au public sont de nature à détruire les victimes concernées sans apporter quoi que ce soit de constructif à qui que ce soit de bonne foi). Mais il est patent que les vices privés entrent en résonance et corrélation avec le public. Exemple : un violeur dans le privé fait montre d'un appétit de destruction qui ne peut que se retrouver dans son action publique. Un DSK, soupçonné de viol (et coupable d'obsession sexuelle violente), est l'ultralibéral directeur du FMI (ceux qui ne voient pas la destruction politique opérée par DSK sont des aveugles ou des lâches).
Quel serait le critère permettant d'établir une distinction entre le privé qui n'influence pas dans le public et le privé qui influence évidemment le public? En fait, il n'existe pas de distinction précise, car tout ce qui est privé est passible au moins potentiellement d'avoir des répercussions publiques. Il est très difficile, même dans des cas de répercussions mineures, qu'une algarade répétée avec son mari empêche la Juge d'instruction de se montrer plus sévère ou rigide le lendemain avec les prévenus dont elle doit statuer le cas épineux.
On reproche (depuis le vertueux système français) au système anglo-saxon de ne pas établir de distinction entre privé et public. Cette distinction ne tient pas. On le mesure avec le concept idéologique ultralibéral de privatisation maximale du public, tel qu'il est proposé par les pères fondateurs de l'ultralibéralisme autour de Hayek, von Mises et consorts. Au nom de la domination forcenée travestie en main invisible (si la main invisible fonctionnait, ce ne serait plus de la domination), on peut proposer de remplacer le public par du privé presque intégral.
C'est la preuve que l'espace public peut être privatisé et que la distinction privé/public n'existe pas - fondamentalement du moins. On détient même le cas moins représentatif que l'ultralibéralisme dominant de l'heure des anarcho-libéraux ou minarcho-libertariens comme Nozick qui appelle à démanteler presque intégralement l'Etat minimal pour accorder le plus de liberté à l'individu triomphant et dominateur. Il est vrai qu'entre le dernier Hayek et un Nozick, les différences sont assez peu éclatantes.
Le seul moyen de critiquer la privatisation du public est de reconnaître que le système libéral étant faux dans ses extensions (des plus modérées aux plus virulentes), la privatisation du public est un leurre destructeur et mortifère. Pas l'inverse : le public exprime la faculté à dépasser le statut privé en inventant la volonté générale ou l'intérêt d'un groupe. Que l'on cherche à protéger la volonté générale contre la privatisation, rien à redire.
Les menées des ultralibéraux sont une atteinte à la volonté générale, qui se trouve théoriquement remise en question par ces théories ineptes : la presse soi-disant pudibonde et moralisatrice, en réalité inquisitrice et voyeuse, ne porte pas atteinte à des individus privés, mais à l'intérêt général, en ce qu'elle ne prend jamais le soin de distinguer entre le caractère privé des crimes commis par telle personnalité publique et la représentation de la volonté générale.
C'est la volonté générale qu'il convient de songer à protéger, jamais le représentant public qui agit à titre privé, surtout quand il usurperait ses titres pour mener à bien ses crimes. C'est quand on estime que la volonté générale n'existe pas qu'on en vient à poursuivre de manière impitoyable les représentants publics. Mais quand on se présente comme plus réfléchi, modéré et tempérant, à l'instar de la presse française, c'est pour opérer une identification hallucinatoire entre le représentant public et le personnage privé. On ne pourrait poursuivre le privé sans porter atteinte au public.
Cette vison est fausse et oligarchique, car le public n'appartient jamais à qui que ce soit de privé et l'identification opérée, fréquente pourtant, ressortit de problèmes psychopathologiques aux portes de la mégalomanie (en tant qu'individu public, je me tiens au-desuss des simples mortels privés). D'ailleurs, la loi punit sévèrement les détournements perpétrés par des personnages publics profitant de leurs fonctions pour perpétrer des crimes privés. La fonction publique diffère de l'individu privé qui l'occupe. De ce fait, arguer que le personnage privé qui occupe une position publique ne peut être inquiété pour ses crimes privés ressortit de l'argutie justifiant la dégénérescence démagogique des institutions démocratiques (où l'on voit que la position française se révèle déséquilibrée sous couvert de garantir la privée des personnages publics).
La position française ménage l'oligarchisme sous couvert de ménager la fonction publique démocratique. Mais la position anglo-saxonne n'est pas plus clairvoyante, car elle part du principe que la fonction publique n'existe pas et que celui qui se trouve découvert mérite le lynchage. S'il ne veut pas se retrouver humilié pour ses crimes, il doit être suffisamment influent pour échapper à la loi commune. Cette pudibonderie moralisatrice ne fait que renforcer la privatisation du public et la loi du plus fort (avec pour effet que certains puissants se trouvent au-dessus de la loi). C'est ce qui mérite d'être reproché à la moralisation hypocrite : non sa morale intransigeante, mais au contraire la loi du plus fort travestie en morale.
On ne pardonne rien au fort en situation d'affaiblissement soudain. C'est le cas ultramédiatisé de DSK. Cette manière de se comporter n'est pas la morale; mais la parodie contestable et contestée de la morale, qui consiste à accorder les faits privés aux publics. Dans les cas où l'on reproche de mal respecter la frontière entre public et privé, on tend à privatiser le public sous prétexte de respecter la morale publique. Dans les cas où l'on n'établit aucun différence entre privé et public, on tend à privatiser le public et à jouer en faveur des recommandations les plus radicales dans le libéralisme.
Un public fort, dans lequel le privé se trouve au service du public - et non l'inverse. Cet ordre implique que le représentant public se trouve poursuivi pour ses crimes privés et qu'il n'existe pas de protections mélangeant privé et public. La différence entre le système anglo-saxon niant le public et prônant une privatisation inconditionnelle du privé inutile et incertain et ce système où le public est supérieur au privé, c'est que la supériorité du public implique que le représentant venant du privé et incarnant le public soit toujours le dépositaire limité dans le temps du public.
Le statut du public n'est plus la quête de domination, comme c'est le cas avec des représentants corrompus au sens violent de la trempe de DSK; le public est au service du privé. En aucun cas, le public ne se trouve supérieur au privé, donnant lieu aux dérives oligarchiques que l'on connaît. Le public se trouverait presque inférieur au privé, car sa constitution est dépendante des volontés individuelles et multiples. D'une certaine manière, la volonté générale (la constitution du public) sert à rendre une la multiplicité, à unifier la multiplicité.
Le public est constitué d'une texture différente de la composition privée. Le privé est arrimé à l'ordre physique, quand la volonté générale ne se façonne jamais en rendant physique ce corps, mais en le rendant abstrait. Les nihilistes ont tendance à supprimer au nom de cette différence l'existence du public, arguant que ce qu'on nomme public n'existe pas (la volonté générale n'existe pas). Ils lui substituent le vide qui ne résout rien ou la personne du dictateur légitimée sous les traits du Léviathan chez Hobbes.
Ce faisant, Hobbes montre que la négation du public (au nom de sa non existence physique) conduit à la restauration logique de la loi du plus fort. Cette négation s'appuie sur la distinction entre le physique dont est issu le privé et qui se trouve identifiable immédiatement - et l'idée selon laquelle le réel ne se limite pas au physique mais possède un élément de réalité différent du physique et dont la volonté générale est l'expression politique adéquate. Appelons cet élément réel distinct du physique l'envers (envers traduit bien la différence de nature entre le réel physique et le réel d'envers).
Le public (la volonté générale) exprime dans le domaine politique l'existence d'une texture du réel qui diffère de la texture physique. Ce n'est pas parce que le réel n'est pas physique qu'il n'existe pas. Principale erreur du nihilisme depuis qu'on en retrouve une trace chez les atomistes comme Démocrite. Poursuivre dans le domaine physique les crimes privés ne revient en aucun cas à incriminer le public comme prolongement et englobement du privé dans le physique.
Il s'agit de mesurer que le public diffère en structure du privé. On protège le public en poursuivant le privé et l'on comprend que la différence privé/public permet de distinguer le privé du public. Contrairement à la mentalité ultralibérale et anglo-saxonne, il ne s'agit pas de détruire ce qui n'est pas privé, mais de comprendre que le meilleur moyen de vivifier le public différent consiste à distinguer le public du privé. Le plus important reste bien entendu à construire la réalité de la volonté générale - on ne le peut qu'en adhérant au principe selon lequel le réel n'est pas homogène, mais que les niveaux de réalité qui le composent diffèrent dans leur union en reflet.

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