lundi 20 juin 2011

Tous indifférents

"On est tous différents" : il a sans doute échappé aux esprits décervelés ce que cette phrase signifie et signe, qui déculpabilise et redonne une valeur (immédiate) à ceux qui ont raté leurs études et qui endurent une mauvaise image de leur valeur identitaire propre. Au départ, ceux qui professent cette estimation simpliste sont les mêmes qui ont raté leur scolarité et/ou leur vie sociale et qui ont trouvé comme légitimation et excuse (assez improbables et incohérentes) cet égalitarisme qui nivèle par le bas plus qu'il ne résout le problème de la différence et de l'égalité. Il s'agit d'une perversion et d'une subversion de la question honnête et noble du progressisme et de l'égalitarisme.
Politiquement et socialement, si "on est tous différents", cette situation a pour tendance inavouable de figer le problème, de le scléroser, ce qui implique que ceux qui revendiquent cette différence égalitariste impossible travaillent contre leurs intérêts d'opprimés - en faveur des intérêts oligarchiques qui les désavantagent. Le slogan inavouable serait plutôt du genre : "On est tous inégaux". La manipulation de l'opprimé au nom de sa différence masque de l'inégalitarisme indique à quel point il est aisé de laisser croire les pires billevesées à un opprimé à condition qu'il se sente reconnu, avantagé et soutenu.
L'opprimé est sans doute opprimé parce qu'il manque le plus de logique et de recul critique : comme si la condition d'opprimé allait de pair avec la destruction de la réflexion, ce qui implique que l'opprimé satisfait de son sort d'opprimé ne vive pas dans le paradoxe parce que la situation de paradoxe se situe à un niveau qu'il ne maîtrise pas et auquel il refuse d'avoir accès. S'il serait sans doute cruel d'imputer l'intégralité de la faute (plus intellectuelle que sociale) à l'opprimé, qui consent à son sort par une facilité immédiate pitoyable, la condition d'oppression résulte plus de la faiblesse intellectuelle de l'opprimé que de la cruauté (au demeurant effective) de l'oppresseur.
On pourrait en dire autant avec l'injustice flagrante qui frappe les Africains, ce d'autant plus qu'ils profitent de richesses naturelles opulentes et bienfaisantes : les Africains ne pourront sortir de leur oppression qu'en prenant leur destin en main, pas en comptant sur la générosité désintéressées de leurs oppresseurs néo-coloniaux (dont les fondements sont étrangers, bien qu'il s'agisse d'un système complexe impliquant la collaboration transversale d'élites autochtones légitimant leurs prédations par l'inégalitarisme à leur avantage). Les Africains occupent la place métonymique des opprimés en général : pour s'en sortir, non seulement les opprimés ne doivent pas compter sur l'aide de leurs oppresseurs; mais encore ils doivent s'en prendre avant tout à leur propre faiblesse et leur propre acceptation pour briser le cercle vicieux de leur oppression parfois séculaire (cas des esclaves de l'Antiquité, des serfs du Moyen-Age ou des Africains depuis l'esclavage et le colonialisme).
L'accession à la critique s'opère à partir du moment où l'esprit relie l'intérieur et l'extérieur. La conscience devient alors véritablement opérante. L'opprimé est victime d'une mauvaise connexion, voire d'une fracture entre l'intérieur et l'extérieur. Pour rétablir le lien intérieur/extérieur, il convient d'en prendre conscience. L'action est alors très simple, quoique souvent meurtrière mains inéluctable. Malgré leur supériorité militaire, technique et financière, les oppresseurs ne peuvent rien contre les révoltes d'opprimés à partir du moment où ces révoltes s'appuient sur l'identification du mécanisme de l'oppression (et non sur des revendications alimentaires au fond assez esclavagistes et inconséquentes).
Cette impuissance des oppresseurs s'explique au fond pour la même raison que la prise de conscience inéluctable des opprimés : dans les deux cas, il s'agit d'accéder à l'idée que les conditions de transformation du réel ne se situent pas à l'extérieur, mais en soi. L'opprimé accepte sa condition injuste et injustifiable tant qu'il l'explique par des éléments extérieurs à son action potentielle; le dominateur légitime sa domination au fond tout aussi injuste et injustifiable pour la propre estime qu'il entretient de soi par ces mêmes conditions extérieures et au fond irréfragables, données une bonne fois pour toutes (de mauvaise foi sans doute).
Le changement s'opère par la jonction de l'intérieur et de l'extérieur - et par la prise de conscience que cette jonction repose sur une décision du sujet au fond simple et qui devient malaisée du fait de la difficulté que le changement implique (y compris la mort assez fréquente dans les cas de grand changement). La prise de conscience existe déjà dans la conscience. Son seul obstacle réside dans la difficulté qu'elle implique, en particulier dans les possibilités de destruction qui entourent l'horizon de la création.
Cette difficulté se retrouve dans le slogan : "On est tous différents". Pour commencer, l'usage du pronom indéfini on qui remplace le nous. Cela fait plus populaire, mais surtout plus anonyme et adolescent. Je retiendrai surtout derrière la puérilité le fait que le sujet devient anonyme et n'est plus capable de s'identifier tant singulièrement que collectivement (nous). Cette mauvaise identification personnelle initiale aboutit à une mauvaise compréhension de l'identité collective supérieure. Mais où l'on atteint le comique c'est dans l'association proprement oxymorique du "tous différents".
D'un point de vue fort simpliste, on croit résoudre le problème de l'unité et de l'inégalité avec l'assemblage de ces deux éléments. Loin de parvenir à créer une quelconque explication plausible au problème de la différence et de l'unité (la communauté), on se contente d'accoler les deux objets en espérant vaguement que leur addition hétéroclite, voire hétérogène produira de l'unité.
Le drolatique intervient avec le "tous différents" qui indique que cette assemblage est plus que dissonant : plutôt - destructeur. Car la différence pure crée des décalages, pas de l'unité. La référence au "tous" renvoie à l'unité. Chez Platon, l'autre (appellation plus profonde que la différence en référence à l'infini) est compris dans l'Etre. Dans ce raisonnement soi-disant tolérant et fédérateur, en réalité profondément simpliste et inégalitariste (au détriment des thuriféraires), l'unité se dissout dans un nihilisme qui n'est pas exprimé mais qui est implicitement inévitable : car si l'unité n'est pas quelque chose de supérieur, elle devient forcément rien. Nivèlement par le bas, encore que l'irrationalisme de la proposition empêche véritablement de s'enquérir de ce qu'est ce rien oscillant entre le non-dit et le simplisme.
Le nihilisme mérite d'être spécifié en ce qu'il s'agit d'un slogan qui légitime l'oppression du côté paradoxal des opprimés. Les oligarques qui dominent à l'intérieur d'un système inégalitariste et élitiste encouragent cette mentalité sans la partager et afin de mieux poursuivre et accroître leur domination. Quant à ceux qui acquiescent à la domination dont ils sont victimes, ils oscillent entre deux sentiments : l'aveuglement et l'indifférence. Aveuglement : mieux vaut oublier qu'on est réduit à l'état d'esclave (ou peu s'en faut) instrumentalisé et satisfait de son sort; indifférence : rien de tel pour oublier qu'on set ravalé à l'état d'esclave consentant que de n'y pas penser et de se dérider avec des dérivés comme la fête, le plaisir et autres occupations dont le point commun est de ressortir du pur privé inoffensif et complaisant.

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