« Quand on entend, chez l’échographe, les battements de cœur d’un enfant à naître, on se dit qu’un jour ce petit cœur va s’arrêter... »
L'Endroit du décor, Raphaël Enthoven.
Les apparences sont trompeuses, entend-on souvent répéter. Un nietzschéen comme les piètres commentateurs de philosophie actuels, mélange de clinquant et de médiocrité, s'inscrirait en faux contre cette expression populacière : il n'y a que des apparences au sens où il n'y a pas d'arrière-monde. Nieztsche pourrait être considéré comme le théoricien de ces immanentistes si tardifs et dégénérés qu'on peut à bon droit les considérer comme en stade terminal. De même que les opustules d'Enthoven Jr. sont des symptômes dont la qualité équivaut à peu de chose au nul, de même Nietzsche n'est pas un métaphysicien très conséquent.
C'est un dynamiteur, qui excelle dans la destruction et qui peine dans la construction. Que l'on relise sa déclaration ontologique concernant les Grecs superficiels à force de profondeur. C'est une proposition qui ne constitue en rien une alternative à la métaphysique classique, en particulier à l'Ennemi que Nietzsche identifie au sein de cette métaphysique, le génial et honni Platon. La vraie référence des immanentistes tardifs et terminaux est plutôt Spinoza. Spinoza tient mieux la route que Nietzsche, au sens où il a constitué more geometrico une ontologie immanentiste qui s'oppose à l'ontologie dualiste et transcendantaliste d'un Platon.
Si le logicien Whitehead a pu, dans un geste de lucidité, déclarer que toute la philosophie tenait dans une note de bas de page de l'oeuvre de Platon, on pourrait dans cet esprit signifier que toute la pensée immanentiste tient dans une scholie de Spinoza. Entendons-nous bien : ce n'est pas qu'il faille surestimer l'ontologie de Spinoza en tant qu'elle est immanentiste et que son vice tient à sa réhabilitation du nihilisme sous prétexte d'instaurer enfin le monisme conséquent. Mais le père de l'immanentisme est Spinoza.
Examinons quel est le statut de l'apparence chez Spinoza. Nous comprendrons mieux comment l'on en vient à estimer qu'il n'y a que des apparences et, délire sur le gâteux, que la réduplication infinie des apparences constitue l'ensemble du réel. Je veux dire : si l'on effeuille l'apparence première, si l'on dépasse cette marguerite vite fanée et périssable, l'on ne tombera jamais sur l'Essence du reél, l'Etre des monothéistes, une réalité stable et complète qui transcenderait la finitude et la mouvance des apparences sensibles.
On est condamné à ne jamais trouver que des apparences derrières les apparences, ce qui nous ramène à l'apparence première comme vérité. L'apparence est vérité au sens où il n'est que des apparences. Cette vision d'une infinité d'apparences pourrait aboutir à l'impression d'un cerce vicieux dans lequel on ne se sort pas. Nietzsche, confronté à la difficulté de la contradiction, n'hésite pas à expliquer qu'il faut aimer l'amor fati, soit être en mesure d'aimer ce qui nous a été pénible, mauvais et insupportable. Si l'on y parvient, c'est que l'on est des surhommes. Si l'on échoue, c'est que l'on est que des hommes.
Nous sauterons allègrement sur la seule petite difficulté de ce passage : qu'il est impossible de réussir la mutation ontologique de type immanentiste, soit le passage de l'homme au surhomme. Nietzsche en sait quelque chose, lui qui finit fou : n'est pas surhomme qui veut. C'est gênant, quand le fondement du château de cartes se révèle illusoire. Ca fait un édifice plus que branlant, un édifice promis à l'effondrement. Si Nietzsche pense de cette manière, c'est parce qu'il affronte son époque épique, l'époque de l'immanentisme tardif et dégénéré, et qu'il essaye de sauver l'immanentisme de sa perdition terminale, dont nous sommes en train d'affronter les relents putrides et nauséabonds.
Nietzsche en est à un point où la problématique de l'immanentisme est de plus en plus (op)pressante : pour sauver l'immanentisme et demeurer dans le giron immanentiste, il faut soit muter (problématique pragmatique), soit perfectionner (problématique progressiste). En gros, soit Nietzsche l'aristocrate, soit Marx l'égalitariste. Au passage on appréciera où se situent à l'instinct les soi-disant gauchos des seventies, les postmodernes comme Deleuze, qui n'ont que Nietzsche à la bouche et dont le grand projet, qui à leurs yeux vaut bien un programme, voire une messe, consiste à relier Nietzsche aux valeurs dites de gauche, soit le collectivisme et l'égalitarisme. Quand on sait ce que Nietzsche a écrit sur le sujet, on rit bien fort et on tourne la page.
On a malheureusement plus tordu dans le délire (à ne pas confondre avec le désir). Ce sont les commentateurs issus de la mode médiatique des Nouveaux philosophes, qui oublient qu'ils sont des propagandistes et qui ne se rendent plus compte que leur socialisme caviardé a fini d'expirer. Avant qu'un Barbier de Gaza ou un Enthoven de Saint-Germain prennent conscience de leur fin, revenons à Nietzsche, qui vaut quand même infiniment plus que ces misérables cabotins de notre ère sans air - sans doute corrigerait-on plus justement à propos de notre époque de nihilisme : de notre air sans ère.
Il est plus instructif de remonter le cours de l'histoire immanentiste et de tomber sur son saint fondateur, le martyrisé Spinoza, qui subit de la part de sa communauté la punition que les transcendantalistes réservent à leurs hérétiques les plus radicaux. On sait que Spinoza a radicalisé d'une certaine manière le cartésianisme, mais la tentative inexcusable de meurtre à son encontre n'est pas anodine : c'est le nihiliste que l'on a tenté de réduire au silence. Nul doute que les notables de la synagogue, rabbins ou pieux fidèles, avaient reconnu le parfum insoutenable du nihiliste derrière les exigences de critique de leur foi ou de rationalisation de leur tradition.
Quoi qu'il en soit de cet épisode biographique qui indique mieux qu'un long et oiseux commentaire (populeux à la Onfray par exemple) la vérité d'un individu contenant la vérité d'une mentalité, Spinoza a théorisé en ontologue véritable le problème de l'infini. Si Spinoza avait réussi à définir l'infini, nul doute qu'il aurait gagné la partie et qu'il aurait dépassé le transcendantalisme. Au lieu de quoi notre immanentiste fondamental et premier se contente de botter en touche, ce qui est le syndrome de la fuite en avant et le symptôme de l'attitude immanentiste qui préfère se cacher que de perdre la face.
Fondamentalement, l'unité immanentiste consiste à expliquer qu'il n'est pas de différence entre le fini et l'infini. De ce point de vue, on constate que Nietzsche radicalise et simplifie les médiations spinozistes au sens où il ne s'embarrasse pas des questions de fini et d'infini et qu'il se contente de réduire le problème métaphysique à la résolution suivante : il n'est d'être qu'au sein de l'apparence, ce qui revient à exprimer : il n'est de reél qu'au sein de l'apparence.
Spinoza explique le passage de l'apparence à l'infini tout en proposant une alternative immanentiste à la métaphysique qui est d'origine et de la mentalité transcendantalistes : c'est le passage de la substance à ses attributs, puis à ses modes. La substance est incréée, les attributs sont infinis, les modes sont infinis et finis. Il n'est pas très cohérent d'expliquer le passage de l'Incréé, Substance, Dieu ou Nature, à ses attributs, qui sont infinis et en même temps qui ne sont que des manifestations partielles de la substance.
Spinoza parle de détermination qui n'entrave en rien l'unité et l'infinité (ses maîtres-mots avec l'éternité), mais on se rend compte que c'est l'articulation entre la substance et ses attributs qui révèle au mieux la déficience de définition, géométrique ou non, de l'infini. L'infini est ce qui est incréé ou cause de soi - fort bien. Ce sont des définitions négatives qui sont posées à chaque fois, c'est-à-dire que l'immanence ne parvient pas à dépasser ou résoudre le problème de la transcendance, qui consiste à limiter et scinder pour expliquer l'infini.
L'articulation au deuxième stade de médiation est moins confus, quoiqu'encore fort alambiqué. Les modes sont infinis pour certains et finis pour d'autres. Autant dire que Spinoza essaye d'expliquer dans l'unité immanentiste (qui n'est pas l'unité unique, mais une certaine conception fort orientée de l'unité) le passage de l'infini au fini ou le mystère du morcèlement de la finitude. Si l'on s'en tient à une grille de lecture rivée sur les modes, on pourrait à la limite énoncer que le réel est l'ensemble infini des modes finis, mais cette manière de s'exprimer dans el système de Spinoza est tronquée, partielle et partiale.
Le seul moyen de présenter les médiations du système spinoziste est d'expliquer que les distinctions émanent de l'entendement imparfait et tronqué humain, qui n'est pas capable de concevoir l'unité pourtant irréfutable du reél. Mais cette manière d'expliquer, pour justifiée qu'elle puisse sembler, butte sur une certaine difficulté : elle n'explique rien du tout. En effet, déjà Platon, contre lequel Spinoza édifie son ontologie dissidente et antagoniste, ce Spinoza qui est le vrai ennemi de Platon, davantage que l'exalté Nieztsche, expliquerait que le reél est l'Un et que l'Un n'est dualisé que du fait des limites de l'entendement humain.
Spinoza au mieux de son raisonnement pseudo-dissident en revient à Platon; au pis, ce qui est le cas, il n'a fait que promouvoir le nihilisme pour mieux dépasser les limites au demeurant irréfutables du transcendantalisme. Spinoza est un malsaint, un prophète qui annonce non pas le futur de l'homme, mais le néant. Spinoza est un fainéant, si tant est que ce terme s'applique à ceux qui promeuvent le néant - et non à ceux qui refusent de suivre la logique idéologique ultralibérale contemporaine selon laquelle plus on travaille de mou ton, plus on mérite d'être emmené à l'abattoir.
Quand un commentateur mineur et de stade terminal comme Enthoven explique que derrière les apparences il n'existe jamais qu'une infinité d'autres apparences, et ainsi de suite à l'infini, il se place explicitement à un niveau d'interprétation de l'histoire de la philosophie qui laisse entendre qu'il se référerait à Nieztsche. Pensons en immanentiste même si nous ne le sommes pas et que nous avons le privilège d'échapper à cette doctrine qui a gangrené la modernité et qui a détruit son époque - la nôtre. La vraie référence pour ces individus est Spinoza. Mais comme ils sont élitistes, comme ils sont ultralibéraux, comme ils adhèrent à la loi du plus fort, comme ils ne croient pas que leur raison est la chose du monde la mieux partagée, comme ils se prévalent de leurs titres (académiques, universitaires, prestigieux et au fond seulement mimétiques), ils sont incapables d'échapper au piège de leur mentalité.
En ce moment d'immanentisme exacerbé, d'autant plus exacerbé que l'immanentisme croule et pourrit sur pied, les commentateurs et autres professeurs travestis en penseurs ne jurent plus que par les références immanentistes - Nietzsche, Bergson, Marx, Freud ou consorts. Le pompon, c'est Spinoza. Spinoza est à la mode, si bien que toute critique est rangée dans la catégorie répugnante des bigoteries à répudier aux oubliettes de l'histoire (de la philosophie).
Le carcatère inattaquable de Spinoza ressortit d'un tabou immanentiste qui ne dit pas son nom, au sens où l'immanentisme est la religion du déni de la religion qui préfère mépriser la religion avec un haussement d'épaule et quelques blagues hilarantes. On pourrait se poser la question de l'interprétation que des Enthoven et autres agrégés et/ou normaliens font de Spinoza. En réduisant l'éthique spinoziste à l'ontologie nietzschéenne, ils se condamnent à l'élitisme méprisant et à l'interprétation la plus partiale. on savait que ces hères usaient de leur pédantisme oxymorique pour imposer la loi du plus fort, petits Calliclès fiers de leurs privilèges et de leur salon nacré.
Quand dira-t-on enfin que l'usage que les immanentistes contemporains, de stade terminal, font de Spinoza est d'une arrogance qui n'a d'égale que le mépris qu'ils vouent envers leur lecteur? Le droit du plus fort ne concerne jamais que quelques élus, dont l'auteur, nullement la majorité des lecteurs (surtout quand une habile campagne promotionnelle et médiatique assure un succès prévisible au génial traité). Comme si l'obsession de la clarté, maître-mot des professeurs qui pansent, rimait avec simplification et simplisme... Les lecteurs sont tellement habitués aux salmigondis réductionnistes et réducteurs qu'il est préférable de leur verser la soupe la plus simpliste possible. Plus c'est simpliste, plus c'est démocratique : ce slogan explique les dérives mondialistes et antidémocratiques de propagandistes comme BHL et ses acolytes - aujourd'hui ses rejetons qui le rejettent.
L'éloge de la simplicité aboutissant au simplisme lénifiant, quels éléments ce simplisme cache-t-il? Réponse de source : c'est l'erreur immanentiste que l'on cherche à cacher. Simple erreur : pour la remettre en question, il suffit de critiquer - d'interroger le fondement de l'unité immanentiste.
La vertu cardinale que les histrions de la philosophie relookés en historiens scrupuleux et rigoureux (la rigueur désignant le labeur du menteur) prête à l'immanentisme, c'est rien moins que l'unité. L'unité immanentiste fièrement exhibée est ainsi opposée au dualisme transcendantaliste. Le progrès de Spinoza et de ses partisans tiendrait dans l'obtention enfin réalisée de cette unité, que les métaphysiciens classiques et les religieux comme les chrétiens auraient échoué à trouver - et qu'ils auraient remplacée par le mythe idéal de l'arrière-monde.
Le propre du transcendantalisme n'est pourtant pas de briser l'unité immanentiste, mais d'empêcher que la réduction immanentiste baptisée unité ne libère l'espace du néant en lieu et place de l'espace de l'Etre. Rappelez-vous qu'au milieu de tous ses concepts, qui fascinaient tant le ravagé Deleuze, Spinoza n'a pas trouvé le temps ou la place pour définir le concept sans lequel tous les autres sont dénués de valeur. L'infini - titre de la revue d'un imposteur parisianiste, le minable Sollers, qui grandiloque pour oublier que la mégalomanie nourrit le mépris lucide que l'on entretient de soi.
Pour empêcher que la partition entre la partie et le tout ne ruine définitivement le projet d'unité, le transcendantalisme postule le prolongement dans la limite. Le seul moyen que l'homme a trouvé pour dépasser son statut de partie est la limite. Prolongement et limite sont les deux mamelles de la théorie transcendantaliste. Ajoutons que cette limite joue le rôle du contraire complémentaire, puisque l'être est l'imparfait, quand l'Etre est paré de la perfection.
Si l'on veut mesurer la crise profonde qui agite la conception de la limite, que l'on se reporte aux analyses de Simone Weill, qui n'arrive plus à associer de manière harmonieuse l'Etre et l'être. Finalement Heidegger fait de même en échouant à définir l'Etre, alors qu'il décrit avec précision les étants. Si l'Etre est parfait, l'être semble un peu superfétatoire! Platon parvenait à concilier ces deux notions aux origines de l'ontologie monothéiste, en expliquant que l'être n'était qu'une partie de l'Être. Le déclin de cette conception est si marquée qu'une croyante affichée comme Weill ne parvient plus à comprendre la mentalité de Platon ou des monothéistes (notamment chrétiens) et intègre les critiques des immanentistes, Spinoza - et surtout ce fieffé Nietzsche!
Les immanentistes bombent le torse avec leur absence de limite. Pour eux, c'est la preuve de la supériorité de leur théorie, alors que cette absence est surtout le signal que la partie se retrouve sans limite. L'absence de limite coïncide avec la limite du monothéisme, qui consiste à atteindre l'ensemble de l'humanité. La limite du monothéisme se situant à la limite du monde de l'homme, l'immanentisme surgit comme doctrine de la fin de la limite.
Pourtant, on l'a vu, Spinoza ne parvient nullement à définir l'infini et le passage précis du fini à l'infini. Spinoza peine autant que Heidegger alors qu'on le présente de nos jours comme le père de l'unité, tandis qu'on rejette Heidegger vers les oubliettes du nazisme hypothétique et de la réaction métaphysique. Si l'on lit les écrits de l'immanentiste terminal Rosset, on apprend que notre tragique comique, passé toute pudeur, n'hésite plus à clamer la complétude du désir.
Cette conception du désir, qui, de l'incomplétude de la partie, annonce la complétude impossible, illustre au niveau de l'homme saisi dans son individualité l'échec (tragique sans doute) du passage - du fini à l'infini. De ce point de vue, on comprend qu'un commentateur comme Enthoven en reste à une conception pour le moins réductrice et inférieure de Spinoza, en s'en tenant à l'explication la plus facile et la plus problématique du rapport fini/infini : que le reél est infini dans la mesure il est constitué d'un ensemble infini d'apparences finies.
La vulgate pseudo-spinoziste représente le choix le plus fébrile pour éviter les difficultés théoriques qui ne manqueront pas de surgir dans l'évocation de l'infini. L'immanentisme manifeste deux travers inquiétants : plus de limite, donc du néant. L'immanentisme est très fier d'abolir l'Etre et de dépasser la limite. Mais cette prétention démesurée au sens antique aboutit à l'aberration du désir complet, dont on peut mesurer les effets en suivant par exemple la folie de Nietzsche; et si cet exemple ne suffit pas, un autre cas (au sens psychopathologique) vient de suite à l'esprit : Deleuze, qui se défenestra après avoir clamé lui aussi son admiration pour l'immanentisme - et avoir sans doute réalisé qu'il n'avait produit aucune idée (ni aucun concept dans sa langue postmoderne).
L'absence de limite n'est jamais bon signe : du moins dans le domaine du fini. Mais comme le surhomme n'est pas une mutation accessible, qui correspondrait en gros au passage pour l'homme du domaine des modes (finis et infinis) au domaine des attributs, l'absence de limites signifie surtout la démesure ou le caractère dangereux de la partie qui se prend pour le tout. J'ai déjà noté que l'essentiel de l'immanentisme consistait à détruire cette limite et à se manifester dans le désir, défini contre son étymologie, comme le lieu de la complétude et autres billevesées consternantes.
Dans cette logique où l'impossible est le maître-mot, Rosset l'immanentiste conséquent, qui essaye du moins de donner corps aux théories de Spinoza et de rendre l'immanentisme réaliste au sens de compatible avec le reél, définit le reél comme le domaine de la tautologie, soit l'impossibilité de dire autre chose d'une chose que le chaos elle-même. Une fois que l'on a dit que A = A, on a tout et rien dit à la fois. Nul besoin de se lancer dans des démonstrations logiques pour aboutir à cette constatation.
La définition de Rosset est impeccable puisqu'elle supprime à tout jamais le besoin de définir. Pour un philosophe se voulant de la marge, notre trublion clôture la philosophie par une régression indétrônable. Une fois que l'on a posé le reél indéfinissable, on peut lui donner les formes et les limites que l'on veut. En la matière, c'est le sensible comme l'immédiat le plus accessible aux sens. Le but de ce genre de définition impossible et non avenue revient à empêcher la critique et à légitimer la réduction du reél au sensible. Si le reél est le reél, alors il est impossible d'ajouter quoi que ce soit. La critique en terre immanentiste aboutit à l'impossibilité au nom de son inutilité. Si le reél est unique, pas besoin de le critiquer : il est le seul.
Face au transcendantalisme, l'immanentisme oppose l'absence de limite, qui revient à postuler la destruction du sens et des valeurs connexes (disparition de la vérité, du bien, des problématiques liées au transcendantalisme). En supprimant la limite, le paradoxe véritable est que l'immanentisme ne parvient nullement à l'unité, mais à l'inanité. Comment dit-on autotélisme? La disparition de la limite mène à l'absence de repères. La limite est ainsi ce qui fournit une identité et un point de repère.
On comprend la démarche atavique du transcendantalisme quand on mesure quel est le rôle de la limite : la limite est ce qui donne sens. Avec limite, du sens. Sans, point de sens. L'immanentisme est cette curieuse démarche pseudo-éthique qui prétend attribuer du sens sans point de référence. L'immanentisme enlève l'identité - du reél. Rien d'étonnant par la suite à ce que les hommes perdent leur identité sous régime immanentiste larvé : identité des peuples, identité des nations, identité des individus, identité des coutumes... Plus d'identité, car plus de point de repère - plus de limite.
Selon toute apparence, on voit où mène l'analyse - de l'apparence. On commence par un mauvais livre d'historien de la philosophie, qui croit que penser, c'est répéter (les idées des autres), on se rend compte que les thèses de ce livre sont bourrées de mauvais paradoxes (paradoxe immanentiste : opposition du néant et du sensible) et de simplifications ontologiques à la sauce spinoziste; puis on en vient à comprendre que l'apparence n'est jamais que la dénomination du vocabulaire transcendantaliste, selon lequel il n'est d'apparence que par rapport à l'essence. Ôter l'essence, c'est ôter l'apparence.
Le sens et l'essence disparaissent dans la mentalité immanentiste, qui détruit les arrières-mondes, selon la terminologie d'un Nietzsche. Pauvre fou! Au lieu de nous apitoyer sur le sort de l'illuminé de Turin, qui n'aurait que peu apprécié notre pité chrétienne, contentons-nous de conclure que la destruction du sens empêche la compréhension du reél. Sans limite, pas de réel. Sans limite, pas d'apparence - et pas d'arguties au sujet de l'infinité des apparences, ce qui revient à signifier que l'apparence traduit une limite et que l'illimité est aussi faux que fou.
L'Endroit du décor, Raphaël Enthoven.
Les apparences sont trompeuses, entend-on souvent répéter. Un nietzschéen comme les piètres commentateurs de philosophie actuels, mélange de clinquant et de médiocrité, s'inscrirait en faux contre cette expression populacière : il n'y a que des apparences au sens où il n'y a pas d'arrière-monde. Nieztsche pourrait être considéré comme le théoricien de ces immanentistes si tardifs et dégénérés qu'on peut à bon droit les considérer comme en stade terminal. De même que les opustules d'Enthoven Jr. sont des symptômes dont la qualité équivaut à peu de chose au nul, de même Nietzsche n'est pas un métaphysicien très conséquent.
C'est un dynamiteur, qui excelle dans la destruction et qui peine dans la construction. Que l'on relise sa déclaration ontologique concernant les Grecs superficiels à force de profondeur. C'est une proposition qui ne constitue en rien une alternative à la métaphysique classique, en particulier à l'Ennemi que Nietzsche identifie au sein de cette métaphysique, le génial et honni Platon. La vraie référence des immanentistes tardifs et terminaux est plutôt Spinoza. Spinoza tient mieux la route que Nietzsche, au sens où il a constitué more geometrico une ontologie immanentiste qui s'oppose à l'ontologie dualiste et transcendantaliste d'un Platon.
Si le logicien Whitehead a pu, dans un geste de lucidité, déclarer que toute la philosophie tenait dans une note de bas de page de l'oeuvre de Platon, on pourrait dans cet esprit signifier que toute la pensée immanentiste tient dans une scholie de Spinoza. Entendons-nous bien : ce n'est pas qu'il faille surestimer l'ontologie de Spinoza en tant qu'elle est immanentiste et que son vice tient à sa réhabilitation du nihilisme sous prétexte d'instaurer enfin le monisme conséquent. Mais le père de l'immanentisme est Spinoza.
Examinons quel est le statut de l'apparence chez Spinoza. Nous comprendrons mieux comment l'on en vient à estimer qu'il n'y a que des apparences et, délire sur le gâteux, que la réduplication infinie des apparences constitue l'ensemble du réel. Je veux dire : si l'on effeuille l'apparence première, si l'on dépasse cette marguerite vite fanée et périssable, l'on ne tombera jamais sur l'Essence du reél, l'Etre des monothéistes, une réalité stable et complète qui transcenderait la finitude et la mouvance des apparences sensibles.
On est condamné à ne jamais trouver que des apparences derrières les apparences, ce qui nous ramène à l'apparence première comme vérité. L'apparence est vérité au sens où il n'est que des apparences. Cette vision d'une infinité d'apparences pourrait aboutir à l'impression d'un cerce vicieux dans lequel on ne se sort pas. Nietzsche, confronté à la difficulté de la contradiction, n'hésite pas à expliquer qu'il faut aimer l'amor fati, soit être en mesure d'aimer ce qui nous a été pénible, mauvais et insupportable. Si l'on y parvient, c'est que l'on est des surhommes. Si l'on échoue, c'est que l'on est que des hommes.
Nous sauterons allègrement sur la seule petite difficulté de ce passage : qu'il est impossible de réussir la mutation ontologique de type immanentiste, soit le passage de l'homme au surhomme. Nietzsche en sait quelque chose, lui qui finit fou : n'est pas surhomme qui veut. C'est gênant, quand le fondement du château de cartes se révèle illusoire. Ca fait un édifice plus que branlant, un édifice promis à l'effondrement. Si Nietzsche pense de cette manière, c'est parce qu'il affronte son époque épique, l'époque de l'immanentisme tardif et dégénéré, et qu'il essaye de sauver l'immanentisme de sa perdition terminale, dont nous sommes en train d'affronter les relents putrides et nauséabonds.
Nietzsche en est à un point où la problématique de l'immanentisme est de plus en plus (op)pressante : pour sauver l'immanentisme et demeurer dans le giron immanentiste, il faut soit muter (problématique pragmatique), soit perfectionner (problématique progressiste). En gros, soit Nietzsche l'aristocrate, soit Marx l'égalitariste. Au passage on appréciera où se situent à l'instinct les soi-disant gauchos des seventies, les postmodernes comme Deleuze, qui n'ont que Nietzsche à la bouche et dont le grand projet, qui à leurs yeux vaut bien un programme, voire une messe, consiste à relier Nietzsche aux valeurs dites de gauche, soit le collectivisme et l'égalitarisme. Quand on sait ce que Nietzsche a écrit sur le sujet, on rit bien fort et on tourne la page.
On a malheureusement plus tordu dans le délire (à ne pas confondre avec le désir). Ce sont les commentateurs issus de la mode médiatique des Nouveaux philosophes, qui oublient qu'ils sont des propagandistes et qui ne se rendent plus compte que leur socialisme caviardé a fini d'expirer. Avant qu'un Barbier de Gaza ou un Enthoven de Saint-Germain prennent conscience de leur fin, revenons à Nietzsche, qui vaut quand même infiniment plus que ces misérables cabotins de notre ère sans air - sans doute corrigerait-on plus justement à propos de notre époque de nihilisme : de notre air sans ère.
Il est plus instructif de remonter le cours de l'histoire immanentiste et de tomber sur son saint fondateur, le martyrisé Spinoza, qui subit de la part de sa communauté la punition que les transcendantalistes réservent à leurs hérétiques les plus radicaux. On sait que Spinoza a radicalisé d'une certaine manière le cartésianisme, mais la tentative inexcusable de meurtre à son encontre n'est pas anodine : c'est le nihiliste que l'on a tenté de réduire au silence. Nul doute que les notables de la synagogue, rabbins ou pieux fidèles, avaient reconnu le parfum insoutenable du nihiliste derrière les exigences de critique de leur foi ou de rationalisation de leur tradition.
Quoi qu'il en soit de cet épisode biographique qui indique mieux qu'un long et oiseux commentaire (populeux à la Onfray par exemple) la vérité d'un individu contenant la vérité d'une mentalité, Spinoza a théorisé en ontologue véritable le problème de l'infini. Si Spinoza avait réussi à définir l'infini, nul doute qu'il aurait gagné la partie et qu'il aurait dépassé le transcendantalisme. Au lieu de quoi notre immanentiste fondamental et premier se contente de botter en touche, ce qui est le syndrome de la fuite en avant et le symptôme de l'attitude immanentiste qui préfère se cacher que de perdre la face.
Fondamentalement, l'unité immanentiste consiste à expliquer qu'il n'est pas de différence entre le fini et l'infini. De ce point de vue, on constate que Nietzsche radicalise et simplifie les médiations spinozistes au sens où il ne s'embarrasse pas des questions de fini et d'infini et qu'il se contente de réduire le problème métaphysique à la résolution suivante : il n'est d'être qu'au sein de l'apparence, ce qui revient à exprimer : il n'est de reél qu'au sein de l'apparence.
Spinoza explique le passage de l'apparence à l'infini tout en proposant une alternative immanentiste à la métaphysique qui est d'origine et de la mentalité transcendantalistes : c'est le passage de la substance à ses attributs, puis à ses modes. La substance est incréée, les attributs sont infinis, les modes sont infinis et finis. Il n'est pas très cohérent d'expliquer le passage de l'Incréé, Substance, Dieu ou Nature, à ses attributs, qui sont infinis et en même temps qui ne sont que des manifestations partielles de la substance.
Spinoza parle de détermination qui n'entrave en rien l'unité et l'infinité (ses maîtres-mots avec l'éternité), mais on se rend compte que c'est l'articulation entre la substance et ses attributs qui révèle au mieux la déficience de définition, géométrique ou non, de l'infini. L'infini est ce qui est incréé ou cause de soi - fort bien. Ce sont des définitions négatives qui sont posées à chaque fois, c'est-à-dire que l'immanence ne parvient pas à dépasser ou résoudre le problème de la transcendance, qui consiste à limiter et scinder pour expliquer l'infini.
L'articulation au deuxième stade de médiation est moins confus, quoiqu'encore fort alambiqué. Les modes sont infinis pour certains et finis pour d'autres. Autant dire que Spinoza essaye d'expliquer dans l'unité immanentiste (qui n'est pas l'unité unique, mais une certaine conception fort orientée de l'unité) le passage de l'infini au fini ou le mystère du morcèlement de la finitude. Si l'on s'en tient à une grille de lecture rivée sur les modes, on pourrait à la limite énoncer que le réel est l'ensemble infini des modes finis, mais cette manière de s'exprimer dans el système de Spinoza est tronquée, partielle et partiale.
Le seul moyen de présenter les médiations du système spinoziste est d'expliquer que les distinctions émanent de l'entendement imparfait et tronqué humain, qui n'est pas capable de concevoir l'unité pourtant irréfutable du reél. Mais cette manière d'expliquer, pour justifiée qu'elle puisse sembler, butte sur une certaine difficulté : elle n'explique rien du tout. En effet, déjà Platon, contre lequel Spinoza édifie son ontologie dissidente et antagoniste, ce Spinoza qui est le vrai ennemi de Platon, davantage que l'exalté Nieztsche, expliquerait que le reél est l'Un et que l'Un n'est dualisé que du fait des limites de l'entendement humain.
Spinoza au mieux de son raisonnement pseudo-dissident en revient à Platon; au pis, ce qui est le cas, il n'a fait que promouvoir le nihilisme pour mieux dépasser les limites au demeurant irréfutables du transcendantalisme. Spinoza est un malsaint, un prophète qui annonce non pas le futur de l'homme, mais le néant. Spinoza est un fainéant, si tant est que ce terme s'applique à ceux qui promeuvent le néant - et non à ceux qui refusent de suivre la logique idéologique ultralibérale contemporaine selon laquelle plus on travaille de mou ton, plus on mérite d'être emmené à l'abattoir.
Quand un commentateur mineur et de stade terminal comme Enthoven explique que derrière les apparences il n'existe jamais qu'une infinité d'autres apparences, et ainsi de suite à l'infini, il se place explicitement à un niveau d'interprétation de l'histoire de la philosophie qui laisse entendre qu'il se référerait à Nieztsche. Pensons en immanentiste même si nous ne le sommes pas et que nous avons le privilège d'échapper à cette doctrine qui a gangrené la modernité et qui a détruit son époque - la nôtre. La vraie référence pour ces individus est Spinoza. Mais comme ils sont élitistes, comme ils sont ultralibéraux, comme ils adhèrent à la loi du plus fort, comme ils ne croient pas que leur raison est la chose du monde la mieux partagée, comme ils se prévalent de leurs titres (académiques, universitaires, prestigieux et au fond seulement mimétiques), ils sont incapables d'échapper au piège de leur mentalité.
En ce moment d'immanentisme exacerbé, d'autant plus exacerbé que l'immanentisme croule et pourrit sur pied, les commentateurs et autres professeurs travestis en penseurs ne jurent plus que par les références immanentistes - Nietzsche, Bergson, Marx, Freud ou consorts. Le pompon, c'est Spinoza. Spinoza est à la mode, si bien que toute critique est rangée dans la catégorie répugnante des bigoteries à répudier aux oubliettes de l'histoire (de la philosophie).
Le carcatère inattaquable de Spinoza ressortit d'un tabou immanentiste qui ne dit pas son nom, au sens où l'immanentisme est la religion du déni de la religion qui préfère mépriser la religion avec un haussement d'épaule et quelques blagues hilarantes. On pourrait se poser la question de l'interprétation que des Enthoven et autres agrégés et/ou normaliens font de Spinoza. En réduisant l'éthique spinoziste à l'ontologie nietzschéenne, ils se condamnent à l'élitisme méprisant et à l'interprétation la plus partiale. on savait que ces hères usaient de leur pédantisme oxymorique pour imposer la loi du plus fort, petits Calliclès fiers de leurs privilèges et de leur salon nacré.
Quand dira-t-on enfin que l'usage que les immanentistes contemporains, de stade terminal, font de Spinoza est d'une arrogance qui n'a d'égale que le mépris qu'ils vouent envers leur lecteur? Le droit du plus fort ne concerne jamais que quelques élus, dont l'auteur, nullement la majorité des lecteurs (surtout quand une habile campagne promotionnelle et médiatique assure un succès prévisible au génial traité). Comme si l'obsession de la clarté, maître-mot des professeurs qui pansent, rimait avec simplification et simplisme... Les lecteurs sont tellement habitués aux salmigondis réductionnistes et réducteurs qu'il est préférable de leur verser la soupe la plus simpliste possible. Plus c'est simpliste, plus c'est démocratique : ce slogan explique les dérives mondialistes et antidémocratiques de propagandistes comme BHL et ses acolytes - aujourd'hui ses rejetons qui le rejettent.
L'éloge de la simplicité aboutissant au simplisme lénifiant, quels éléments ce simplisme cache-t-il? Réponse de source : c'est l'erreur immanentiste que l'on cherche à cacher. Simple erreur : pour la remettre en question, il suffit de critiquer - d'interroger le fondement de l'unité immanentiste.
La vertu cardinale que les histrions de la philosophie relookés en historiens scrupuleux et rigoureux (la rigueur désignant le labeur du menteur) prête à l'immanentisme, c'est rien moins que l'unité. L'unité immanentiste fièrement exhibée est ainsi opposée au dualisme transcendantaliste. Le progrès de Spinoza et de ses partisans tiendrait dans l'obtention enfin réalisée de cette unité, que les métaphysiciens classiques et les religieux comme les chrétiens auraient échoué à trouver - et qu'ils auraient remplacée par le mythe idéal de l'arrière-monde.
Le propre du transcendantalisme n'est pourtant pas de briser l'unité immanentiste, mais d'empêcher que la réduction immanentiste baptisée unité ne libère l'espace du néant en lieu et place de l'espace de l'Etre. Rappelez-vous qu'au milieu de tous ses concepts, qui fascinaient tant le ravagé Deleuze, Spinoza n'a pas trouvé le temps ou la place pour définir le concept sans lequel tous les autres sont dénués de valeur. L'infini - titre de la revue d'un imposteur parisianiste, le minable Sollers, qui grandiloque pour oublier que la mégalomanie nourrit le mépris lucide que l'on entretient de soi.
Pour empêcher que la partition entre la partie et le tout ne ruine définitivement le projet d'unité, le transcendantalisme postule le prolongement dans la limite. Le seul moyen que l'homme a trouvé pour dépasser son statut de partie est la limite. Prolongement et limite sont les deux mamelles de la théorie transcendantaliste. Ajoutons que cette limite joue le rôle du contraire complémentaire, puisque l'être est l'imparfait, quand l'Etre est paré de la perfection.
Si l'on veut mesurer la crise profonde qui agite la conception de la limite, que l'on se reporte aux analyses de Simone Weill, qui n'arrive plus à associer de manière harmonieuse l'Etre et l'être. Finalement Heidegger fait de même en échouant à définir l'Etre, alors qu'il décrit avec précision les étants. Si l'Etre est parfait, l'être semble un peu superfétatoire! Platon parvenait à concilier ces deux notions aux origines de l'ontologie monothéiste, en expliquant que l'être n'était qu'une partie de l'Être. Le déclin de cette conception est si marquée qu'une croyante affichée comme Weill ne parvient plus à comprendre la mentalité de Platon ou des monothéistes (notamment chrétiens) et intègre les critiques des immanentistes, Spinoza - et surtout ce fieffé Nietzsche!
Les immanentistes bombent le torse avec leur absence de limite. Pour eux, c'est la preuve de la supériorité de leur théorie, alors que cette absence est surtout le signal que la partie se retrouve sans limite. L'absence de limite coïncide avec la limite du monothéisme, qui consiste à atteindre l'ensemble de l'humanité. La limite du monothéisme se situant à la limite du monde de l'homme, l'immanentisme surgit comme doctrine de la fin de la limite.
Pourtant, on l'a vu, Spinoza ne parvient nullement à définir l'infini et le passage précis du fini à l'infini. Spinoza peine autant que Heidegger alors qu'on le présente de nos jours comme le père de l'unité, tandis qu'on rejette Heidegger vers les oubliettes du nazisme hypothétique et de la réaction métaphysique. Si l'on lit les écrits de l'immanentiste terminal Rosset, on apprend que notre tragique comique, passé toute pudeur, n'hésite plus à clamer la complétude du désir.
Cette conception du désir, qui, de l'incomplétude de la partie, annonce la complétude impossible, illustre au niveau de l'homme saisi dans son individualité l'échec (tragique sans doute) du passage - du fini à l'infini. De ce point de vue, on comprend qu'un commentateur comme Enthoven en reste à une conception pour le moins réductrice et inférieure de Spinoza, en s'en tenant à l'explication la plus facile et la plus problématique du rapport fini/infini : que le reél est infini dans la mesure il est constitué d'un ensemble infini d'apparences finies.
La vulgate pseudo-spinoziste représente le choix le plus fébrile pour éviter les difficultés théoriques qui ne manqueront pas de surgir dans l'évocation de l'infini. L'immanentisme manifeste deux travers inquiétants : plus de limite, donc du néant. L'immanentisme est très fier d'abolir l'Etre et de dépasser la limite. Mais cette prétention démesurée au sens antique aboutit à l'aberration du désir complet, dont on peut mesurer les effets en suivant par exemple la folie de Nietzsche; et si cet exemple ne suffit pas, un autre cas (au sens psychopathologique) vient de suite à l'esprit : Deleuze, qui se défenestra après avoir clamé lui aussi son admiration pour l'immanentisme - et avoir sans doute réalisé qu'il n'avait produit aucune idée (ni aucun concept dans sa langue postmoderne).
L'absence de limite n'est jamais bon signe : du moins dans le domaine du fini. Mais comme le surhomme n'est pas une mutation accessible, qui correspondrait en gros au passage pour l'homme du domaine des modes (finis et infinis) au domaine des attributs, l'absence de limites signifie surtout la démesure ou le caractère dangereux de la partie qui se prend pour le tout. J'ai déjà noté que l'essentiel de l'immanentisme consistait à détruire cette limite et à se manifester dans le désir, défini contre son étymologie, comme le lieu de la complétude et autres billevesées consternantes.
Dans cette logique où l'impossible est le maître-mot, Rosset l'immanentiste conséquent, qui essaye du moins de donner corps aux théories de Spinoza et de rendre l'immanentisme réaliste au sens de compatible avec le reél, définit le reél comme le domaine de la tautologie, soit l'impossibilité de dire autre chose d'une chose que le chaos elle-même. Une fois que l'on a dit que A = A, on a tout et rien dit à la fois. Nul besoin de se lancer dans des démonstrations logiques pour aboutir à cette constatation.
La définition de Rosset est impeccable puisqu'elle supprime à tout jamais le besoin de définir. Pour un philosophe se voulant de la marge, notre trublion clôture la philosophie par une régression indétrônable. Une fois que l'on a posé le reél indéfinissable, on peut lui donner les formes et les limites que l'on veut. En la matière, c'est le sensible comme l'immédiat le plus accessible aux sens. Le but de ce genre de définition impossible et non avenue revient à empêcher la critique et à légitimer la réduction du reél au sensible. Si le reél est le reél, alors il est impossible d'ajouter quoi que ce soit. La critique en terre immanentiste aboutit à l'impossibilité au nom de son inutilité. Si le reél est unique, pas besoin de le critiquer : il est le seul.
Face au transcendantalisme, l'immanentisme oppose l'absence de limite, qui revient à postuler la destruction du sens et des valeurs connexes (disparition de la vérité, du bien, des problématiques liées au transcendantalisme). En supprimant la limite, le paradoxe véritable est que l'immanentisme ne parvient nullement à l'unité, mais à l'inanité. Comment dit-on autotélisme? La disparition de la limite mène à l'absence de repères. La limite est ainsi ce qui fournit une identité et un point de repère.
On comprend la démarche atavique du transcendantalisme quand on mesure quel est le rôle de la limite : la limite est ce qui donne sens. Avec limite, du sens. Sans, point de sens. L'immanentisme est cette curieuse démarche pseudo-éthique qui prétend attribuer du sens sans point de référence. L'immanentisme enlève l'identité - du reél. Rien d'étonnant par la suite à ce que les hommes perdent leur identité sous régime immanentiste larvé : identité des peuples, identité des nations, identité des individus, identité des coutumes... Plus d'identité, car plus de point de repère - plus de limite.
Selon toute apparence, on voit où mène l'analyse - de l'apparence. On commence par un mauvais livre d'historien de la philosophie, qui croit que penser, c'est répéter (les idées des autres), on se rend compte que les thèses de ce livre sont bourrées de mauvais paradoxes (paradoxe immanentiste : opposition du néant et du sensible) et de simplifications ontologiques à la sauce spinoziste; puis on en vient à comprendre que l'apparence n'est jamais que la dénomination du vocabulaire transcendantaliste, selon lequel il n'est d'apparence que par rapport à l'essence. Ôter l'essence, c'est ôter l'apparence.
Le sens et l'essence disparaissent dans la mentalité immanentiste, qui détruit les arrières-mondes, selon la terminologie d'un Nietzsche. Pauvre fou! Au lieu de nous apitoyer sur le sort de l'illuminé de Turin, qui n'aurait que peu apprécié notre pité chrétienne, contentons-nous de conclure que la destruction du sens empêche la compréhension du reél. Sans limite, pas de réel. Sans limite, pas d'apparence - et pas d'arguties au sujet de l'infinité des apparences, ce qui revient à signifier que l'apparence traduit une limite et que l'illimité est aussi faux que fou.
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