jeudi 13 août 2009

Le voleur des valeurs

«Où est allé Dieu ? s'écria-t-il, je vais vous le dire. Nous l'avons tué... vous et moi ! C'est nous, nous tous qui sommes ses assassins ! Mais comment avons nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné une éponge pour effacer tout l'horizon ? Qu'avons-nous fait quand nous avons détaché la chaîne qui liait cette terre au soleil ? Où va-t-elle maintenant ? Où allons-nous nous-mêmes ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de tous côtés ? Est-il encore un en-haut, un en-bas ? N'allons-nous pas errant comme par un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide sur notre face ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne vient-il pas des nuits, de plus en plus de nuits ? Ne faut-il pas allumer des lanternes ? Ne faut-il pas dès le matin allumer des lanternes ? N'entendons-nous rien du bruit que font les fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous encore rien de la décomposition divine ?... les dieux aussi se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous meurtriers entre les meurtriers ! Ce que le monde a possédé de plus sacré et de plus puissant à ce jour a saigné sous notre couteau;... qui nous nettoiera de ce sang ? Quelle eau pourrait nous en laver ? Quelles expiations, quel jeu sacré serons-nous forcés d'inventer ? La grandeur de cet acte est trop grande pour nous. Ne faut-il pas devenir dieux nous-mêmes pour, simplement, avoir l'air dignes d'elle ? Il n'y eut jamais action plus grandiose et, quels qu'ils soient, ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause d'elle, à une histoire plus haute que, jusqu'ici, ne fut jamais aucune histoire !»
Friedrich NIETZSCHE, L'Insensé (Le Gai Savoir, §125).

Le créateur des valeurs. Rien que ce titre devrait suffire à instiller le soupçon : dans la mentalité classique, c'est le dieu, Dieu ou les dieux, le dépositaire de la création. L'homme est créature, supérieure peut-être, mais créature. Dieu est le Créateur. On met une majuscule par piété et reconnaissance. Il nous a créés. Nous avons été créés.
Nietzsche appelle explicitement à retourner toutes les valeurs : dans son schéma limpide, c'est désormais l'homme qui crée les valeurs. Dieu est mort. Précision : la vérité selon Nietzsche, c'est que Dieu a été assassiné par un groupe d'hommes. Dieu assassiné par l'homme, c'est un acte d'une grande violence, qui pose un vrai problème : si Dieu est Dieu, il ne peut mourir. On ne peut que le dénier - pas l'assassiner. L'annonce grandiloquente de Nietzsche, qui est d'époque, puisque Hegel l'avait déjà anticipée, est par conséquent mensongère et incohérente.
Il est vrai que c'est un fou qui fait cette annonce. On oublie un peu trop souvent que les fous ne sont porteurs de sagesse que dans les légendes. Dans la réalité, dans l'immense majorité des cas, ils délirent. Au fait, comment Nietzsche a-t-il fini? Fou? Délirait-il ou était-il sage? Ceux qui pensent qu'il était sage et que sa folie est le gage de sa sagesse sont les épigones modernes d'un courant bien particulier, qui est le courant du déni et que Nietzsche a porté de sa plume extatique : l'immanentisme. Nietzsche était le prophète de la phase tardive et dégénérée de l'immanentisme.
Ce grand nihiliste a essayé de sauver le nihilisme de sa fin programmatique en prétendant éviter le nihilisme dénoncé par l'adjonction massive de nihilisme. Effectivement, dit comme cela, le schéma peut paraître quelque peu incohérent, c'est malheureusement selon ce mode qu'il faut interpréter l'action nietzschéenne. La folie nietzschéenne. Quand un type vous dit de but en blanc que Dieu a été assassiné et que le Surhomme sera le créateur des valeurs, comment réagit-on?
Déjà, le Surhomme, l'Éternel Retour, la Volonté de puissance, tous ces concepts fumeux, sont les buts de la mutation ontologique de Nietzsche : créer ses propres valeurs, un projet qui paraît très humaniste. Examinons la démarche. Déjà, est-ce possible? Pendant des dizaines de milliers d'années, l'homme a jugé que ce programme répercutait la démesure. En quoi la donne a changé au point que notre bon Nietzsche, mû par des idéaux désintéressés, appelle l'homme à créer ses valeurs?
Si l'on accepte d'affronter l'évidence, on se rend compte que la démarche de Nietzsche est typiquement diabolique. Bien entendu, Nietzsche répondra que le diable n'existe pas et que ce sont des points de vue religieux. Néanmoins, outre que le projet nietzschéen n'a rien de novateur dans l'histoire des idées, mais qu'il répond en tous points à ce que le transcendantalisme a nommé le diabolisme, soit à l'homme prenant la place de Dieu, il convient au surplus de comprendre que le déni du diable ou du mal répond au besoin de mettre en avant la tragédie.
Le Surhomme n'est pas celui qui domine la tragédie, mais celui qui l'accepte. Il est ce héros qui est capable d'accepter la nécessité, la souffrance et la douleur. En atteste la forme de l'Éternel Retour. Jankélévitch, qui examine la tragédie, propose cette définition : "Il y a tragédie chaque fois que l’impossible au nécessaire se joint." Rosset, qui fut l'élève de Jankélévitch, reprend à son compte cette définition dans le programme de l'immanentisme, preuve que Jankélévitch parle ici au nom d'un courant qui excède de loin la tradition stricte à laquelle il se rattache (filiation de Bergson).
Cette définition de la tragédie a le mérite d'énoncer l'essentiel de l'immanentisme : l'impossible. Le nihilisme se reconnaît à l'impossible. Bien entendu, c'est au nom de multiples valeurs positives qu'il édifie cet impossible, comme la lucidité ou la vérité (dans un sens antimétaphysique). Le plus intéressant est le concept de nécessité. La nécessité en régime nihiliste remplace le divin. Le divin a été assassiné, ne l'oublions pas.
Que signifie la nécessité? Non cedens renvoie à ce qui ne cède pas. Le nécessaire donc ne cède pas. On voit mal en quoi la nécessité pourrait vraiment remplacer le divin. La nécessité semble davantage une simplification qui se voudrait une alternative. Le divin est compatible avec l'idée de liberté, quand la nécessité interdit la liberté dans son acceptation classique. Au mieux, elle la subvertit. La nécessité est une forme dégénérée de l'idée de divin. Alors qu'on pourrait estimer que la nécessité rend enfin cohérent le débat entre le possible et le nécessaire, le résultat pratique auquel aboutit le nihilisme est de rendre le réel impossible.
Spinoza, le fondateur de l'immanentisme, avait cru révolutionnaire de lancer que la liberté, c'était l'accroissement de la puissance. Pourtant, loin de clarifier le problème, ou de le résoudre, la nécessité ne fait que l'amplifier. On comprend que le transcendantalisme ait privilégié l'alliance d'une certaine nécessité avec la liberté classique (libre-arbitre). La liberté est fondamentale dans le transcendantalisme. Si l'on prend le monothéisme le plus emblématique, qui est l'Islam, on assiste à une union du destin et de la liberté.
Ce n'est pas que les choses soient écrites d'avance au sens humain. C'est que Dieu dans Son infinie sagesse décide du cours des choses. L'homme n'a qu'à se soumettre devant le cours parfois incompréhensible de la création. Cependant, la conception de la création implique que toute créature conserve une certaine liberté, qui à partir du moment où elle est liberté est totale et infinie - expression de l'absolu. Il est évident que la liberté n'est jamais totale et que l'homme en tant que partie est contraint de reconnaître ses limites. Mais l'idée que d'une manière ou d'une autre l'homme possède une certaine liberté, qui ne soit jamais sous la coupe de la nécessité, est un dogme qui n'est pas compatible avec aucune approche nihiliste.
L'absence de liberté signe la fin du transcendantalisme, soit l'idée que le néant n'existant pas, il faut bien que les créatures possèdent quelque liberté d'entreprendre et de créer. L'acte de création est ainsi laissé en partie aux créatures, sans être entièrement assumé par le Créateur, tandis que la négation de Dieu et son remplacement par la nécessité supprime la liberté et instaure la nécessité de la nécessité.
Dans le système qui reconnaît la positivité du néant, la nécessité du réel/sensible est telle qu'il est nécessaire que cette nécessité dépasse de toutes parts les limites de l'objet créé. De ce point de vue, la création, en particulier continue, est un acte aberrant, qui est remplacé par l'irrationalisme. Dans l'acte de création, le rationalisme du créateur ressurgit d'une manière ou d'une autre dans les actes de la créature. Dans la négation de la création, l'impossibilité de remonter à une compréhension fondamentale ou première des choses aboutit à éviter la question du problème de la différence et à verser dans l'irrationalisme.
Si l'on prend de cas d'un philosophe comme Aristote, qui est un oligarque sans rompre tout à fait avec le platonisme de son maître, la notion de Premier Moteur permet de couper la poire en deux, soit de proposer un compromis qui ne résout rien et compromet tout le monde. Aristote est une tentative prudente (phronésis) de réconciliation entre le sophisme purement nihiliste et le platonisme - réaction au nihilisme sophiste sans rompre vraiment avec le nihilisme. Aristote prouve dans cette filiation que le platonisme est lui-même corrompu par le nihilisme.
Aristote est la preuve que l'engagement philosophique dès son origine est contaminé par le nihilisme et que l'effort de Platon pour sortir du nihilisme n'est pas définitif. Le fait que la pensée soit désormais coupée du divin par l'action exclusive de la raison humaine condamne l'homme au nihilisme. Si l'on poursuit sur la route crescendo du nihilisme, l'on aboutit au saint père de l'immanentisme, le marrane Spinoza, qui professe un irrationalisme débridé déguisés en atours putrides du monisme baptisé spinozisme.
Par maints aspects la formation de Spinoza se fonda sur l'enseignement de Descartes. Comme les vrais élèves, non les moutons académiques, mais les créatifs qui tuent le père pour mieux l'adorer, il commença par s'opposer à la doctrine cartésienne. Si l'on examine le cartésianisme, on trouve que Descartes se présente comme l'Aristote postscoliaste : sans être ouvertement nihiliste, il pose un compromis qui annonce l'immanentisme tout en demeurant dans les limites de la saine critique religieuse (en l'occurrence du catholicisme).
Dans le cas de Descartes, c'est le mécanisme qui annonce le nihilisme partiel et ambigu. Pour demeurer un métaphysicien compatible avec les dogmes chrétiens, soit avec le transcendantalisme, Descartes postule son deux ex machina, auquel il croyait dur comme fer. Le point intéressant chez Descartes, c'est qu'il refuse d'affronter la vraie difficulté de son système, qui est : si l'univers est mécanique, comment rendre cette belle mécanique compatible avec un Créateur?
Par ailleurs, la vraie question ne se situe pas à l'intérieur de cet univers, mais à l'extérieur, ce qu'indique l'expression deux ex machina, qui ne rétablit le Dieu qu'à l'extérieur de la machine/univers. Malgré l'ambigüité ontologique de Descartes, qui ne poursuit pas l'œuvre de Platon, mais les travaux d'Aristote, Spinoza présente une ontologie qui est un radicalisme d'obédience cartésienne. Alors que Descartes oscillait entre nihilisme et transcendantalisme, Spinoza rompt avec le deux ex machina et impose un univers conçu à l'image de son Éthique, soit more geometrico. Spinoza est un extrémiste qui ne rompt avec le système qui le précède que pour mieux l'accroître.
L'immanentisme est une radicalisation de la métaphysique d'inspiration aristotélicienne, soit de la tendance ambigüe de l'ontologie.
Tendance ambigüe : désigne la coexistence de l'univers fini avec l'infini, qui est extériorisé et qui de ce fait devient une entité aussi indécidable que mystérieuse. C'est en ce sens qu'on peut parler d'un irrationalisme de l'aristotélisme, du cartésianisme et de toutes les pensées métaphysiques ambigües, au premier rang desquelles le kantisme.
Tendance radicalisée immanentiste
: le réel est décrété intégralement fini, c'est-à-dire qu'il est considéré comme explicable au moyen de l'enchaînement des causes. Spinoza d'ailleurs a conçu son maître-ouvrage sur le mode explicite du géométrique. Pour Spinoza, la géométrie est conçue non comme le domaine de la dynamique et de la découverte, mais comme celui de la nécessité et de l'irréfutable.
C'est dire que Spinoza place les vérités géométriques de type mathématique/immuable au point de départ du réel, sans expliquer ce que signifie l'existence de lois irréfutables et éternelles dans l'univers. D'où viennent-elles? Qui les a créées? Autant de questions auxquelles Spinoza se garde bien de répondre. Le point culminant de son ontologie dévoyée réside dans le subterfuge extrémiste de la substance, qui est considérée comme incréée. Wait a minute, comme dirait l'anglophobe : quel sens recouvre l'incréé?
Dans le transcendantalisme, l'incréé qui désigne le divin est une catégorie claire : c'est le Créateur, d'où découle la Création. Mais dans un univers de nécessité, où la liberté est exprimée par la puissance, l'Incréé est une catégorie absurde ou irrationnelle. On comprend la parenté contigüe de Schopenhauer avec Spinoza. La différence est que Schopenhauer ne s'embarrasse pas d'explications sur le caractère absurde de l'univers; quand Spinoza prétend expliquer par sa géométrie, qui est une conception antigéométrique de la géométrie, une conception antidynamique et statique du réel.
L'immuable est rarement le signe du réel. Si l'on y regarde de près, l'irrationalisme ne désigne pas une démarche qui s'oppose à une démarche rationnelle, mais le finalisme de cette démarche. Est irrationnel non ce qui est dénué de rationalité, mais ce qui omet de poser le problème du fondement. Le rationnel est la démarche qui explique la chaîne des raisons par sa subordination au divin, geste qui implique que le fini soit toujours déjà pénétré d'absolu. Au contraire, l'irrationnel est moins l'illogique au sens d'enchaînement contradictoire entre deux faits que la reconnaissance de l'absurde.
L'irrationnel est le refus d'expliquer le fini par une continuation logique et rationnelle vers l'absolu. L'absolu est arationnel au sens où il prépare la rationalité de type finie. L'irrationnel s'oppose à l'arationnel en ce qu'il fait du rationnel et du fini des manifestations inexplicables et mystérieuses. Le rationnel est transcendantaliste en ce que le transcendantalisme explique le réel et le rende cohérent. L'irrationnel penche du côté du chaos.
Le nihilisme est l'expression archétypale de l'irrationnel. Il est tout à fait éclatant qu'un Spinoza, maître de l'immanentisme, se réclame au nom de la géométrie la plus rationaliste et rigoureuse de l'immanentisme. De même, les positivistes et autres scientistes sont bel et bien des irrationalistes dans leur culte étriqué et fanatique de la science dite rationnelle. C'est que tous ces irrationalistes ont exclu de leur rationalisme surchauffé le lien avec la part de réel qui excède le fini.
L'exigence d'hyperrationnel va de pair avec l'irrationalisme. L'accusation d'irrationalisme que les nihilistes opposent aux transcendantalistes s'explique autant par l'exclusion de l'absolu au nom de l'illusion et par la fierté de cette hyperrationalité qui se déploie sous les atours de la rationalité la plus rigoureuse. En ce sens, la nécessité de type nihiliste est le crédo le plus irrationaliste qui soit. Rien de moins lucide que le translucide immanentiste, qui à l'instar d'un Rosset se targue de sa lucidité pour fourbir les armes de l'illusion la plus destructrice.
Il est vrai que le dogme nihiliste repose sur l'erreur de la reconnaissance du néant et que l'erreur est l'expression privilégiée de l'irrationalisme. La nécessité semble au premier abord rendre impeccable le cours des choses avant qu'un examen un peu approfondi montre à quel point le concept de liberté au sens classique rend mieux compte de la complexité du réel, en particulier de sa logique et de sa cohérence. La liberté est mille fois plus cohérente que la nécessité. Pas de nécessité sans reconnaissance du néant. La seule évocation de la nécessité est à relier au néant.
La nécessité en tant que principe directeur et substitut de la liberté est le principe le plus rationaliste qui soit. Effectivement, c'est le principe qui ne cède pas. Il ne cède pas à quoi? Au dogme nihiliste qui instaure et institue le dualisme véritable sensible/néant. La nécessité est l'alliance avec le possible. Cette meilleure définition de la tragédie rend possible la complexité, mais empêche radicalement le simplisme d'obédience nihiliste. De ce point de vue, le nihilisme est un simplisme et l'alternative fallacieuse de la liberté est un simplisme qui ne tient pas compte du réel.
On ne peut postuler la nécessité comme le fait le fat Spinoza, et comme le fera plus tard Nietzsche, puis pour finir le terme Rosset, qu'en accréditant des thèses qui ne sont lumineuses que si l'on oublie de leur adjoindre la cohérence. Incohérence du néant = inconsistance de la nécessité. L'idée d'un néant positif est incompatible avec l'existence. L'idée connexe et adjointe de la nécessité, soit que rien ne cède face au destin, est littéralement impossible, ainsi que l'entrevoit Jankélévitch, philosophe bavard et mineur.
A chaque fois il s'agit d'occulter ce qui est au-delà du sensible, qu'on le situe avant ou à côté. On postule le néant pour occulter le problème fondateur de l'ontologie. On postule la nécessité pour occulter précisément la conséquence du néant positif - ce qui soit dit en passant fait de la nécessité un sous-problème relié au nihilisme originel. La nécessité déterministe n'est possible qu'avec le préalable du néant positif.
Nietzsche ne discute plus du problème et se contente de s'émerveiller de son ancêtre Spinoza, quand il ne lui reproche pas des vétilles farfelues. Spinoza ne perd pas son temps en reproches atrabilaires et réjouissants : c'est un saint. Il identifie la nécessité à la puissance. Accroître sa puissance, telle est la liberté. La liberté est ainsi reconnue quand elle est négation de sa propre définition - ou de son existence.
On s'avise rarement que l'idée de création n'est compatible qu'avec l'existence. Pourtant, sans cette connexion, pas de création possible : la seule création qui vaille implique un créateur qui transcende sa création et qui laisse le soin à ses créatures de poursuivre au moins pour partie l'œuvre de création qu'il a amorcée et qu'il continue bien entendu à instiller. Reste le débat de savoir si le créateur poursuit sa création en plus de ses créatures ou si lesdites créatures poursuivent seules cette création.
J'opte pour le premier choix, même vague et vaste. Outre que le fonctionnement du réel serait particulièrement pervers (littéralement sens dessus dessous), ce qui en soi ne fonde pas un argument digne de ce nom, la création est incompatible avec le postulat du nom et implique dans sa conception l'idée d'existence. Pas de création sans que quelque chose d'unilatéral et d'infini ne soit. Pas de nécessité sans néant en contrepartie.
C'est dans le système nihiliste qu'on ne cède pas. Le système de la création implique au contraire qu'on cède une part de son pouvoir à la créature en créant, sans quoi la créature n'est plus issue de l'acte de création, mais d'un acte ex nihilo. Littéralement : à partir de rien. En fait l'idée que c'est du néant que sort le réel rend l'acte inexplicable, alors que dans la création, c'est d'un créateur que sortent les créatures.
Cette distinction essentielle rappelle que le donné n'est pas créé, soit que l'acte de création est incompatible avec ce qui est constitué une bonne fois pour toutes. Quand on crée, on ne crée jamais tout d'un coup, sans quoi la création s'apparente à un geste inutile : quel besoin de créer continuellement ce qui est donné déjà? Dans la nécessité de Spinoza, qui se confond avec la liberté, le problème est rayé : la puissance s'obtient par la découverte de ce qui est ou de son désir véritable.
Cependant, l'hypocrisie de Spinoza tient à la définition qu'il donne de la réunion de la nécessité et de la liberté. Pour être libre selon Spinoza, il suffit d'exprimer ce qu'on est véritablement, soit d'exprimer son être; de s'intégrer dans la nécessité de sa nature propre. Mais cette expression n'est possible que par la domination. Il est rigoureusement impossible d'accroître sa puissance sans contraindre d'autres désirs. Spinoza répondra-t-il que ces désirs contraints sont après tout des désirs qui suivent d'autres natures que leur nature propre?
Il n'empêche que la libération de ces désirs par l'accroissement de leur puissance implique l'asservissement des désirs environnants. Dans ce système de nécessité définie comme liberté, le désir complet est celui de l'Incréé. Les créatures ne sont que des fragments qui se rapportent à des modes finis et infinis, qui eux-même se rapportent à des attributs infinis, qui se rapportent enfin à la substance.
La liberté est de trouver sa place adéquate, car la nécessité nous assigne à chacun une place. Soit nous estimons que tout ce qui est est complet; soit que l'incomplet est réel. Dans le second cas seulement, nous avons la puissance de changer le réel par nos actions. Dans le premier cas, ce que Spinoza nomme la contrainte est le lot de la majorité des désirs. L'hypocrisie de Spinoza est patente, à moins de considérer que le réel est extensible.
Accroître sa puissance signifierait que l'on accroît le domaine du réel. Or l'on ne peut accroître ce qui est déjà donné. Le problème chez Spinoza tient à cette ambivalence du mode, qui ne peut être fini et infini. Spinoza oublie que dans la définition moniste qu'il produit du réel, la complétude est forcément l'attribut de l'Incréé et que toute créature est incomplète. La complétude n'est que l'expression de la nécessité de toute créature de tendre vers l'infini.
On est seulement libre chez Spinoza de retrouver sa place donnée. Soit on l'accepte, soit on se montre triste ou inadéquat. Le visage monstrueux du spinozisme s'exprime dans cet élitisme forcené et implicite qui refuse de reconnaître que la contrainte est consentie dans son système de nécessité/liberté. Le réel selon Spinoza n'est ainsi que le donné brut présenté en accroissement possible et hyperrationnel de la puissance du désir. Baratin de barré.
Le mensonge de Spinoza consiste à laisser entendre que chaque désir peut tendre vers la complétude et l'indépendance, alors qu'en réalité rien n'est plus faux. La liberté est seul l'apanage de l'Incréé. La puissance selon Spinoza est en fait la domination travestie en joie et en puissance. Mais le point capital consiste à demander si l'accroissement de puissance est possible pour tous les désirs. S'il ne l'est pas, ce serait notablement gênant pour la conception du changement du désir chez Spinoza.
Au vu de la définition de la substance présentée par Spinoza, c'est rigoureusement impossible concernant les désirs. Si l'infini est unité, l'Incréé étant infini est stable. Cette stabilité entraîne de facto la stabilité des attributs et des modes, en particulier quand ces modes sont finis. Resterait à rappeler que l'énigme du morcèlement n'est nullement résolue par Spinoza, qui se contente d'accroître le problème avec ses distinctions qui plus est peu stables. La liberté définie en nécessité et opposée à la contrainte n'est nullement résolue par Spinoza.
L'arnaque spinoziste consiste à éluder ce problème ou à laisser entendre que cet accroissement est possible. Comment associer l'accroissement à la stabilité et à l'Incréé? Seul le changement de domination l'autorise dans un tel système. Nietzsche et surtout Rosset se montreront plus explicites sur ce point. Spinoza étant le départ, il se permet plus d'espoir et d'hypocrisie dans le véritable problème pratique de son éthique. A moins de jouer sur les mots et de signifier en fait que l'accroissement renvoie à l'acceptation, l'examen étymologique simple suffit à désigner qui est qui. C'est la création qui permet d'accroître. La nécessité se relie au nihilisme. Effectivement, le nihilisme ne cède pas sur le point (capital) du dualisme antagoniste (réel/néant). Dualisme impossible et rigoureusement fou.
Le nihilisme est l'ontologie qui promeut au plus près la répétition. Schopenhauer a le mieux exprimé cette conception latente et hypocrite dans son allégorie de la mouche : selon le philosophe misanthrope, c'est toujours la même mouche derrière les individus qui se succèdent. Le nihilisme promeut une stabilité entre le néant et le réel/sensible. Bien entendu, cette stabilité repose sur l'erreur puisque le statu quo perdurerait quelque temps avant de laisser place à l'effondrement.
Effondrement qui toucherait davantage l'homme que le réel, puisque le nihilisme est une représentation humaine et que le premier intéressé est l'homme. Voici une autre affaire. Il est certain que Nietzsche est contraint de se montrer plus explicite et radical que son maître Spinoza sur les mêmes questions. L'immanentisme est déjà au pouvoir et s'effondre, quand Spinoza était l'initiateur et l'espoir de l'immanentisme.
Le vocabulaire tardif de Nietzsche est confus et dangereux, comme la Volonté de puissance. Surtout, les concepts plus clairs, plus précoces, au milieu de l'œuvre si l'on peut dire, comme le créateur des valeurs, ne sont enthousiasmants que si on s'arrête à l'enthousiasme immédiat et superficiel. La création immanentiste est l'inverse d'une création classique.
Au lieu de la dynamique créatrice spécifique à la création, on a en fait affaire à un donné qui ne dira vraiment son nom que dans les œuvres de jeunesse de Rosset. Stabilité et répétition sont les maîtres-mots de cette création qui est en fait de la virtuosité savante. De l'anticréation présentée sous le terme de création. Nous avons un aperçu actuel de ce que peuvent être des perroquets savants avec nos chers experts et autres brillants académistes qui pensent d'autant plus mal qu'ils sont emplis d'une masse impressionnante de savoirs gelés voire congelés.
Ouvrons le frigo des idées nihilistes périmées et décomposées. A l'intérieur, on n'aperçoit pas seulement un contresens de la pire espèce, soit digne de la mauvaise foi : les valeurs ne veulent tout simplement rien dire. La valeur renvoie explicitement au fort. Le créateur des valeurs est ainsi moins celui qui crée des idées ou des sens pertinents que celui qui impose sa force. Le créateur des valeurs renvoie au droit du plus fort. Ce créateur n'en est pas un. Même si cette force-là n'est pas physique, même si Nietzsche la déguise en atours esthétiques ou en attraits symboliques assez vastes/vagues, il n'empêche qu'elle est dans l'immédiat fort dangereuse.
On ne peut que comprendre pourquoi les nazis récupèrent grossièrement l'œuvre de Nietzsche. Non que Nietzsche fût nazi, mais qu'il était un parent évident de cette manière de penser qui donne le privilège à la domination : domination qui chez Nietzsche n'est pas racialiste, mais qui repose sur la distinction ontologique - entre les nihilistes et les classiques. Ceux qui auront accès à l'immanentisme pourront muter en Surhommes. Yo. C'est cette mutation que Nietzsche a en vue derrière son expression séductrice et masquée de créateur des valeurs. Faux créateur de fausses valeurs.
Au lieu de la morale classique, que Nietzsche abomine, au lieu des distinctions de Platon, Nietzsche propose de rétablir le droit du plus fort cher à Calliclès et Associés. Il y ajoute le masque de l'esthétique ou de l'art et hop! Roule ma poule! Emballez c'est pesé! L'arnaque n'est pas seulement le résultat inégalitaire et destructeur. L'erreur propre à toute la chaîne nihiliste se retrouve spécifiquement dans ce terme de créateur des valeurs, qui ne crée rien et qui ne fait que répéter le droit du plus fort à user de sa supériorité. La force : au lieu d'une force bestiale, voire sociale, Nietzsche essaye de définir cette force par une légitimité incontestable.
Il n'y arrivera jamais et se contentera de botter en touche, en invoquant les mânes postromantiques et posttragiques de l'artiste, de la musique, de la danse et d'autres fumisteries joyeusement associées à la clique des billevesées perverties. L'impéritie et l'incohérence de Nietzsche sont pourtant faciles à mettre en évidence. Si le contemporain n'y arrive pas, en particulier la clique des commentateurs zélés et systémiques, c'est tout simplement parce que l'immanentisme terminal éprouve les pires peines à critiquer son ancêtre l'immanentisme tardif et dégénéré. Après tout, Nietzsche parvenait encore à écrire et penser, même mal, alors qu'aujourd'hui c'est le constat de l'impuissance créatrice et de la morosité répétitive. Constat qui précède les périodes de stérilité et d'aridité. Pétition du principe de répétition.

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