jeudi 3 novembre 2011

L'apologie du vrai réel

Il y aurait beaucoup à dire sur le thème "Nietzsche et le néant". Mais il serait très naïf d'estimer comme nous le font croire deux universitaires érudits (Cohen-Halimi et Faye) que l'histoire du nihilisme commencent avec quelques inconnus autour de la Révolution française et qu'elle prend une certaine ampleur avec Nietzsche et Dostoïevski par la suite. Nos deux pionniers majeurs et fameux auraient pour caractéristique commune de dénoncer le nihilisme - donc de proposer une alternative au nihilisme. Dans le cas spécifique de Nietzsche qui dénoncerait le nihilisme, Girard a déjà montré que Nietzsche dénonce le nihilisme dans la mesure où il est nihiliste (comme pour le ressentiment). Nietzsche à la fin de sa vie consciente se prévaut du nihilisme. Mais est-il très honnête pour reprendre la démarche des commentateurs transis d'expliquer que le nihilisme est un terme repris par Nietzsche, désignant un mouvement de violence marginal et très moderne (les nihilistes russes), alors qu'il est si facile de relier  le mouvement et surtout le mode de pensée nietzschéens à l'immanentisme moderne issu de Spinoza et, plus en amont, au nihilisme antique, des présocratiques et d'Aristote en particulier?
Pourquoi ne jamais rappeler qu'Aristote définit le réel comme fini et multiple - et explique cet être fini par le non-être multiple? Sans doute ne veut-on pas accorder que la question du non-être, du néant présente plus d'importance théorique et historique que celle du mouvement nihiliste russe moderne. Le nihilisme en tant que la question du non-être est le fil rouge majeur et dénié de la pensée. En ce sens, le nihilisme ne désigne pas un petit mouvement révolutionnera violent et ténu; mais la pensée contradictoire et irrationaliste qui se rapporte à l'existence paradoxale du non-être. Aristote se réclame de cette position, et fonde de manière posthume ce qu'on nommera la métaphysique en opposition à l'ontologie : un mélange d'ontologie et de nihilisme, soit l'introduction du poison dans le fruit sous prétexte qu'Aristote croit fermement à la suite de se prédécesseurs en nihilisme que la position nihiliste présente l'insigne avantage.
Nietzsche s'ancre dans cette tradition que j'appelle le nihilisme en tant que tradition religieuse qui considère que son expression est l'usage religieux de la philosophie. Comme le non-être remplace le divin, le religieux disparaît au profit du rationalisme délimité par l'être fini et multiple (pour reprendre la théorie nihiliste la plus achevée, le nihilisme dérivé en métaphysique d'Aristote). Et puis, pour faire face à l'effondrement de l'aristotélisme médiéval, l'immanentisme prend la suite, non pas en tant que projet mûrement réfléchi, mais en tant que doctrine venant prendre acte des failles de l'aristotélisme et des failles de la succession cartésienne. L'immanentisme est une radicalisation du cartésianisme, soit de la métaphysique moderne d'inspiration cartésienne et de l'aristotélisme qui lui sert d'ancêtre périmé. L'immanentisme radicalise la métaphysique moderne en considérant qu'elle est trop lâche et imprécise. L'immanentisme radicalise l'être fini en lui donnant la forme encore plus réduite du désir. Le non-être pourrait sembler absent du discours immanentiste, puisque l'être est immanent. Mais l'être immanent ne supprime nullement le problème de la création de cet être immanent ni ne révolutionne le problème de la causalité. Spinoza se débarrasse du problème en expliquant que la substance est incréée. Le préfixe négatif - in ne donne aucune signification positive au terme qui exprime l'inverse de la création ou la négation de la création.
L'incréé ne signifie rien d'autre que l'irrationnel et l'indéfini en opposition au rationnel et au défini de l'être. Du coup, c'est ici qu'il convient de trouver le sens du non-être : dans cet indéfini qui n'étant pas défini comme de l'être créé est un no man's land conceptuel. L'immanentisme ne définit pas précisément l'être fini comme le désir; il permet aussi de se débarrasser du problème embarrassant quoique central du non-être en le cachant plus profondément encore que chez les métaphysiciens dans le générique vague, indéfini et irrationnel de l'incréé. Quand les partisans de l'immanentisme prétendent triomphalistes que la conception de l'immanence est révolutionnaire, ils se moquent du monde, car la révolution consiste à apporter un sens nouveau et supérieur à un problème, tandis qu'en l'occurrence aucun sens nouveau n'est apporté et qu'en guise de nouveauté, la négativité sémantique constitue un échappatoire sinistre.
Par contre, l'immanentisme a trouvé le moyen d'identifier très clairement l'être fini et multiple (le désir) et d'enterrer le non-être sous le terme vague et indéfinissable d'incréé - alors que la métaphysique est contrainte de s'exprimer à propos du non-être, en gros pour déclarer que le non-être n'existe pas, ce qui est un aveu d'incompréhension fondamentale. Quand Nietzsche s'empare du problème, il se trouve à une époque où il est déjà patent que l'immanentisme classique est condamné. Il appartient au mouvement qui entend réformer l'immanentisme tout en considérant que l'immanentisme demeure la bonne option. Les immanentistes progressistes comme Marx vont tenter de trouver un égalitarisme fixe et fini, ce qui constitue une contradiction dans les termes; et Nietzsche va plus lucidement et moins généreusement encourager la domination et trouver un moyen de faire passer la restauration des valeurs nihilistes classiques (défendues par exemple par le sophiste Gorgias ou par l'atomiste Démocrite dans un registre un peu différent) par son projet soi-disant révolutionnaire de renversement des valeurs.
Rien de révolutionnaire - de la contre-révolution fort réactionnaire. Nietzsche loin d'inventer quoi que ce soit fait du neuf avec de l'ancien. De surcroît, le renversement ne peut s'opérer que dans un espace fini et fixe qui indique bien que le domaine du renversement de toutes les valeurs n'est pas nouveau, mais est par contre localisé et enserré dans la problématique de l'être fini d'héritage nihiliste antique. Si l'on doutait de la centralité du néant chez Nietzsche, on pourrait certes invoquer sa position ambiguë et contradictoire (bipolaire) à propos du nihilisme lui qui à la fois dénonce le nihilisme et s'en réclame en en faisant une valeur polysémique contradictoire.
Quand Nietzsche dénonce le nihilisme à venir dans la culture occidentale, il désigne le mouvement qui consiste à définir l'idéalisme comme nihilisme négatif, alors qu'il se réclame du nihilisme "divin" comme de ce qui permet de se débarrasser du nihilisme idéaliste et de le remplacer par le renversement des valeurs. C'est ici que le bât blesse et que survient la folie : car rien ne saurait remplacer rien. Le nihilisme divin ne saurait remplacer le nihilisme idéaliste. En attendant, dans ce cours d'un spécialiste émérite de Nietzsche, Eric Blondel,
http://www.philopsis.fr/IMG/pdf_nietzsche_blondel_ecce_homo.pdf
nous tombons sur quelques citations (non exhaustives) qui indiquent à quel point Nietzsche dégage en lieu et place de l'idéalisme le rien ou le néant : 
"Ce défi consiste à proclamer et établir que ce que le monde occidental propose comme idéaux n’est absolument rien (au sens ontologique de ce terme)."
"Le nihilisme est une découverte de la culture, du néant des idéaux et de leur fondement dans la civilisation".
"Ces idéaux ne sont rien au regard de Nietzsche car ils sont une négation de la réalité.
Il s’agit donc d’un nihilisme. Ce terme apparaît tardivement sous la plume de Nietzsche. Il l’emprunte aux révolutionnaires russes de son temps, les anti-tsaristes. À cette époque, le nihilisme suscitait l’effroi : les anarchistes voulant non seulement la fin du tsarisme, mais aussi du christianisme, des idéaux. C’est la découverte du néant des institutions et des valeurs de la civilisation. C’est donc un phénomène humain de civilisation. La civilisation – qui est chrétienne – ne propose que du néant. Le nihilisme découvre que les idéaux ne sont rien et veut les détruire. À l’époque, le nihilisme effrayait comme de nos jours le terrorisme."
La vraie question serait de se rendre compte que le néant que Nietzsche dégage de l'idéalisme n'est remplacé par rien : l'échec de la démarche théorique nietzschéenne est patent, car son projet se veut d'autant plus ambitieux et révolutionnaire qu'il s'agit de renverser les valeurs idéalistes (classiques). Or si ces valeurs sont rien et si le renversement aboutit à l'édification d'un espace clos, immobile et identique, le renversement du rien aboutit à sa symétrie - du rien. Le réel de Nietzsche ne tient pas la route, d'autant que Nietzsche se proposait rien moins que d'opérer une fumeuse mutation ontologique consistant non pas à changer de réel par lé désir, mais à instaurer dans le réel la mutation élitiste des désirs les plus artistes créateurs - changer de manière non changeante, contradictoire et impossible.
Reste à comprendre ce que Nietzsche entend par réalité, lui qui ne cesse de proclamer avec emphase et tambours qu'il promeut la philosophie du réel contre la philosophie du rien idéaliste, du ressentiment du réel. Le réel pour Nietzsche, c'est le sensible - un réel qu'il n'explique guère, pas plus qu'il n'explique le désir ou qu'il n'expliquera sur le tard sa volonté de puissance. Les idéaux idéalistes ne sont rien et si le renversement des valeurs aboutit sur le rien à son tour, alors le vrai réel équivaudrait à la destruction et à l'anéantissement. C'est à cette revendication inquiétante qu'aboutit Nietzsche à Nice lorsqu'il confesse à son ami Lanzky que le destin des Niçois terrassés par le tremblement de terre est celui qu'il souhaite à l'homme.
http://aucoursdureel.blogspot.com/2011/08/limposture-du-nihilisme-nietzscheen.html
Le vrai réel n'est pas seulement le sensible exclusif plus le néant anti-idéaliste autour - auquel seuls les esprits libres artistes créateurs pourraient se confronter et qu'ils pourraient dominer. Le vrai réel aboutit au constat de l'anéantissement et de la destruction. Raisonnement intenable (et pervers). Ces deux raisonnements mis côte à côte sont contradictoires et peuvent aisément mener à la folie. Mais sans proposer une explicatif psychopathologique au demeurant fort incertaine pour le cas Nietzsche (déjà bien malade auparavant selon des rapports de neurologues), il convient de comprendre que le réel de Nietzsche est le sensible et que le sensible configuré comme fini et entouré de néant ne peut que mener à la destruction. Le projet de Nietzsche de surmonter la destruction par le surhumain est inepte et constitue un échec remarquable (la folie s'étant chargée à sa manière, sans doute plus compatissante que cruelle, d'empêcher que Nietzsche développe ses propositions de surhumain et de volonté de puissance, ainsi qu'il en avait émis le souhait fort, et en précisant que le projet de Nietzsche est un projet d'immanentisme radical et virulent et d'oligarchie du même tonneau, qui en ce sens a pu inspirer les idéologie délétères nazies, mais qui n'est en rien lui-même nazi, fasciste ou antisémite).

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