vendredi 25 novembre 2011

Le format monothéiste


De la méontologie (suite).

Si l'on délimite une brève histoire de la méontologie, dans un sens qui serait plus large que le sens strict conféré par Démocrite à la doctrine qu'il élabore comme parachèvement de l'école des atomistes d'Abdère, il faudrait l'arrêter à Aristote en tant que parachèvement évident de la méontologie. La méontologie recoupe l'histoire du nihilisme antique telle qu'on la retrouve en Grèce, notamment chez les présocratiques. La doctrine abdéritaine concoctée par Démocrite l'érudit consiste à nier l'ontologie et à lui substituer la dimension physique pure : le vide et les atomes. Fort bien - sauf que cette explication antiontologique au sens nihiliste de physique revient à proposer du contradictoire sous prétexte de simplifier la théorie ontologique. La philosophie rapportée à un discours physique, jugé plus léger que la lourdeur de l'appareil théorique ontologique, porte en elle des contradictions insolubles qui expliquent pourquoi la doctrine de Démocrite se trouve niée : ce qu'elle résout comme problème de départ, la simplicité lumineuse de ses solutions théoriques initiales, se retrouvent bien vite comme facteur de démultiplication des erreurs et des problèmes que l'ontologie posait.
Démocrite, loin de résoudre le problème fondamental du réel, l'a complexifié, ce qui n'est pas un mince exploit. Il ne l'a pas complexifié en proposant un modèle théorique concurrent et alternatif en fait plus compliqué que le modèle ontologique qu'il entendait simplifier; il l'a complexifié au sens où il n'aborde pas les problèmes théoriques et où son système théorique simplifié d'ordre physique en n'abordant pas les problèmes les rend plus insolubles et impénétrables encore. Démocrite l'atomiste forge le néologisme de méontologie pour définir son système philosophique et suggérer fortement qu'il a forgé un système alternatif viable au système ontologique.
Ce qui le dérange dans l'approche ontologique, c'est qu'elle définisse le réel comme le plein exclusif (selon la définition qu'en propose le présocratique Xénophane en parlant de la Terre illimitée en opposition notamment à Anaximandre). Démocrite revendique cette conception du vide et estime que c'est par le néant (terme physique) que l'on peut expliquer l'être. Démocrite trébuche sur le problème de la conciliation du fini et de l'infini, soit de la limite de l'être. Pour proposer une solution viable et cohérente, il oscille de manière contradictoire entre des atomes infinis qui du coup ne sont pas conciliables avec le vide - et des atomes en grand nombre mais finis qui laisse une place cohérente au vide, mais qui rendent la définition du vide/néant ténébreuse et pour le moins obscure.
Un des problèmes du nihilisme consiste à définir la place adéquate à la simplification de la théorie au niveau du physique. Plus on est radical dans le nihilisme plus on prône le remplacement de l'ontologie par le physique (et la réduction du discours philosophique à un commentaire sur la réalité physique); plus on se montre enclin à la théorisation pour résoudre l'explication du fini, plus on propose un schéma qui admet que l'on puisse théoriser à partir de l'être fini.
Gorgias entend tout détruire avec son discours provocateur et dévastateur en expliquant que l'être est du non-être - que tout est non-être. Selon cette conception, seul mérite d'être sauvegardé le discours au niveau de l'homme, le restant passant par pertes et profits (en dehors de la sphère de l'homme comme dans la sphère de l'homme). Gorgias peut être tenu pour plus radical encore que Démocrite, car pour Gorgias la connaissance n'existe pas, tandis que pour Démocrite la connaissance existe (selon certaines traditions, l'être existe, inconnaissable pour l'homme). Les sophistes sont un mouvement dans lequel on retrouve Protagoras, qui serait ainsi moins radical que Gorgias, ou moins provocateur; mais plus radical que les atomistes de sa ville d'Abdère, puisque lui aussi réduit la connaissance au discours et à la rhétorique.
D'une manière générale, on pourrait définir les sophistes comme ceux qui nient la connaissance au profit du discours. Pour le méontologue, la connaissance existe : elle est physique. Pour le sophiste, la connaissance n'existe pas : seul le discours existe (la réalité équivaudrait au discours). L'intervention d'Aristote survient au moment où le nihilisme antique est discrédité tant d'un point de vue atomiste que chez les sophistes. Et les deux grands partis du nihilisme antique se trouvent discrédités par Platon, qui a réussi à imposer le discours le plus cohérent, non seulement à l'ontologie, mais également aux nihilistes.
Les satires virulentes de Platon à l'encontre des sophistes et le silence assourdissant autour de Démocrite sont des plus connues; on note moins que Platon entend perfectionner l'ontologie de Parménide (et des autres tenants de l'ontologie présocratique) et qu'à ce titre, en prétendant perfectionner l'ontologie qui lui précède, il la critique implicitement - de manière également virulente. Aristote est l'élève de Platon mais il vient étudier dans l'Académie en tant qu'il se montre persuadé par son rang social autant que par son éducation poussée des mérites de l'oligarchie. Le nihilisme le laisse suffisamment distant et critique pour qu'il décide de pousser ses études avec l'Académie.
Mais plus il étudie dans l'Académie, plus il se montre distant de l'ontologie platonicienne, fondamentalement sur un point précis : la question de l'Etre. Aristote ne se trouve pas en accord avec l'Etre infini qui engloberait l'être fini. Il croit en l'être fini, il rejette l'Etre infini. Son argument est simple : si l'Etre existe, pourquoi Platon ne parvient-il pas à définir l'Etre? Conclusion d'Aristote : si son maître n'y parvient pas, c'est qu'il se trompe - Aristote respecte trop son maître (voire certains de ses condisciples) pour estimer qu'ils pourraient ne pas définir correctement l'Etre si l'hypothèse était possible. S'ils n'y arrivent pas, c'est que c'est impossible; autrement dit : que l'Etre s'avère une mauvaise définition pour le réel non sensible (selon le vocabulaire ontologique).
Peut-être Aristote part-il du constat politique empirique selon lequel les inégalités indiquent que seul importe ce qui domine socialement, soit que seul importe le supérieur. Mais cette focalisation sur le supérieur exprime l'idée que seul le supérieur est conservé dans la suite de ce qui est fini et que le reste du réel fini disparaît. En conséquence, il ne sert à rien de se préoccuper de l'ensemble du réel, mais seulement de ce qui nous est proche et familier. Au passage, on comprend mieux la radicalisation de l'immanentisme autour du désir et la définition de la liberté comme augmentation de la puissance.
Mais Aristote ne s'en tient pas à cette morale étriquée et favorable à l'oligarchie. Il part de cette morale pour forger une théorie du réel qui sera si originale qu'elle se démarquera de l'ontologie comme du nihilisme : la métaphysique (même si ce terme est posthume, il rend compte de l'originalité de la démarche d'Aristote). Son fondement consiste à expliquer que l'explicable est le supérieur du fini et que le restant est inexplicable, inconnaissable et inintéressant.
Si je propose de terminer l'histoire de la méontologie et du nihilisme antique avec Aristote, c'est parce que son projet, qui sera baptisé métaphysique par ses disciples, parachève la méontologie en la rendant enfin cohérente d'une certaine manière, d'un point de vue interne - à l'intérieur de l'être fini. Aristote rejette la solution provocatrice de Gorgias consistant à proposer un nihilisme intégral. Pour lui, l'être fini est entouré de non-être indéfini et irrationnel (inabordable dans le discours et par la connaissance). Aristote entend définir le non-être à côté de l'être comme l'indéfinissable, reconnaissant qu'il existe une partie importante d'indéfinissable dans le réel. Ce qui définit et spécifie le nihiliste, c'est sa reconnaissance de la négativité comme signifiante. Le non-être se trouve définit par son préfixe négatif et négativisme.
Aristote reprend la méthode irrationaliste consistant à décréter que l'être tel qu'il est est le réel et que cette définition du réel complet s'obtient en admettant qu'il existe autre chose que le réel à côté du réel. Cet autre chose n'est pas accessible à la connaissance et se désigne de manière inconnaissable par non-être. Il s'agit de marquer que la connaissance n'a pas accès au négatif et que le négatif désigne l'inconnaissable, se traduisant par le discours. Au contraire, Platon cherche à définir le non-être et il le définit par l'autre.  Platon cherche à montrer que le discours peut résoudre le problème et le défi posés par le nihilisme, tandis qu'Aristote est persuadé que l'on achèvera la méontologie par la solution métaphysique : se concentrer sur l'immédiat fini, le condensé du donné et oublier - le reste.
On peut conclure en affirmant qu'Aristote a manifesté le génie philosophique de donner au nihilisme antique, balançant entre polythéisme et monothéisme, une cohérence supérieure, digne du monothéisme naissant. C'est ce qu'on appellera après Aristote la métaphysique. Ce n'est pas un hasard si cette métaphysique connut une fortune si prospère puis à partir du triomphe de la Renaissance un oubli si cuisant. La métaphysique est actuelle dans le monothéisme en ce qu'elle propose un format monothéiste pour le non-être obsolète du format polythéiste. Ce format est la finitude du réel.
Et ce n'est pas non plus un hasard si la métaphysique disparaît avec le monothéisme, juste avant : Heidegger pourrait être baptisé le dernier métaphysicien. Sa définition du Dasein, que l'on présente comme son innovation géniale (voir notamment les élucubrations enthousiaste à ce sujet d'un Conche), reprend mot pour mot la définition d'Aristote pour mieux perfectionner et achever Hegel : d'un réel fin on est passé au Dasein, qui est le déploiement fini de l'être nimbé de non-être (puisque Heidegger prisait tant la poésie mystérieuse, accordons-lui le plaisir d'une certaine emphase stylistique à défaut de qualité stylistique).

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