mardi 8 novembre 2011

Snuff démocratie

L'assassinat de Kadhafi selon sa version la plus probable actuelle : Kadhafi part des environs de Syrte dans un cortège d'environ soixante-dix véhicules, avec plusieurs personnalités de l'ancienne Jamahiryia, protégés par des mercenaires sud-africains employés par des sociétés militaires privées britanniques (proches du MI-6). Grâce à une trahison, le convoi est bombardé par des avions, puis attaqué au sol par des commandos de l'OTAN. Les mercenaires sud-africains sont abattus quand ils ne sont pas déjà morts. Kadhafi est toujours vivant, mais blessé et hagard (à cause des gaz utilisés et de la violence de l'attaque). Avec quelques gardes du corps, ils trouvent refuge dans des bouches à égout. L'OTAN a prévenu des combattants de Misrata de les y attendre. Les quelques dizaines de combattants des hordes estampillées CNT se montrent surexcités, sans doute drogués, incapables de réaliser une action militaire conséquente. Nos individus, des islamistes de la tribu Misrata, ne sont pas capables de livrer un combat contre les quelques mercenaires sud-africains.
Ils sont juste bons à se vautrer dans la barbarie lamentable du lynchage de Kadhafi. Pour ceux qui doutent encore de l'éventualité, la mise en scène est entérinée par le commandement de l'OTAN, même si selon certaines versions, de nombreuses réticences pour le lynchage d'un chef d'Etat en exercice  existaient dans les rangs atlantistes (et du fantoche CNT). La suite en dit long sur le monde dans lequel nous vivons. Un monde de violence sociopathe. Les rebelles de Misrata sont des mercenaires qui ont été payés (promesse pas toujours tenue) pour réaliser leur besogne sordide. Que des factions de Misrata agissent seuls indique que les factions de Benghazi ont refusé le discrédit qui s'en suivra et se méfient de l'ingérence militaire étrangère, notamment la tribu des Obeïdi, qui s'était soulevée contre Kadhafi, mais qui est devenue hostile au CNT trop islamiste et manipulé par l'OTAN depuis l'assassinat par égorgement du général Younès, leur représentant le plus haut placé dans le CNT.
Quant aux islamistes de Tripoli ou aux rebelles berbères du Djebel Nefoussa, les premiers sont en guerre avec l'OTAN au sujet de revendications politiques (la place de l'islamisme); les seconds sont de plus en plus mis de côté du fait de leurs revendications nationalistes. Loin de ces considérations politiciennes, Kadhafi groggy commence par être sodomisé par un "combattant" avec un objet contondant qui le blesse au point de le faire saigner. Le symbole hideux et hautement distingué se passe de commentaires. Bien que le vieil homme de presque soixante-dix ans éprouve de grandes difficultés à marcher, il est tabassé par de nombreux individus qui hurlent des probants "Allah Akbar!" en le lynchant. L'Islam se trouve lynché par ces soudards stupides alors que le recours à la violence gratuite est interdite par toute loi islamique.
Le couronnement du courage : ils sont plusieurs dizaines contre un homme blessé de presque soixante-dix ans. Chapeau, les artistes. Ensuite, Kadhafi est hissé sur un pick-up, où les humiliations continuent, notamment les coups. Puis, les images disponibles disparaissent, mais Kadhafi continue à être battu, bien qu'il soit blessé et en danger de mort. Enfin, il est admis dans une ambulance, dont on se demande ce qu'elle faisait là. Encore la preuve que tout est orchestré et que des gens de l'OTAN ont donné leur accord pour ce crime de guerre qui en dit long sur la nature de l'intervention démocratique et humanitaire. Et quelle est l'identité des avisés qui manifestent soudain la présence d'esprit de cesser le lynchage pour administrer les premiers soins vitaux au prisonnier? En tout cas, le calvaire de Kadhafi ne s'arrête pas là : alors qu'il est déjà inconscient et que la violence des sévices qu'il a subis est passible de nombreux crimes, dans l'ambulance, Kadhafi est froidement liquidé de deux balles, l'une à la tête et l'autre au ventre (poumon).
Qui étaient les ambulanciers? Pourquoi ont-ils laissé faire? S'agit-il d'un règlement de comptes d'un énième excité - plutôt de l'oeuvre de professionnels missionnés par l'OTAN pour terminer la besogne et empêcher que le vieux chef libyen ne continue à vivre? Kadhafi meurt abattu à l'image de ce que fut la guerre en Libye : beaucoup de morts, beaucoup de mensonges, beaucoup de propagande. Parmi la propagande atlantiste à caractère démocratique, on trouve l'idée selon laquelle Kadhafi le dictateur assassin de nombreux Libyens, violeur, tortionnaire, n'a eu au fond que ce qu'il mérite. Si l'on partage cette légitimation de la violence et de la haine, l'on ne se situe plus dans des principes de droit, alors que le droit international est si malaisé à mettre en place, mais dans la loi du plus fort, qui encourage à tuer et maltraiter les dirigeants vaincus, du moment qu'ils sont en situation de faiblesse.
Le fait que l'on diffuse en boucle et sur Internet, le nouveau média dominant, les images du lynchage de Kadhafi indique la volonté politique de l'OTAN de mettre en scène l'apologie de la violence brute et pure, violence désaxée et gratuite, avec deux effets directs : causer des traumatismes dans les esprits des spectateurs-voyeurs; faire peur en montrant la cruauté de la scène et la puissance de ceux qui ont commandité cette opération et qui ne sont pas les pauvres types ravalés à l'état de pathétiques tortionnaires.
Le culte de la violence est une caractéristique de nos sociétés occidentales et libérales en fin de règne : il se trouve encouragé par les jeux vidéos violents, par les émissions télévisées perverses et par les scènes de vidéo de meurtres et autres assassinat que l'on peut admirer sur Internet. Souvent ces vidéos sont détournées de leur mobile : tel meurtre n'a pas été commis pour le visionnage voyeuriste, mais pour des motifs crapuleux, militaires ou politiques.  Le meurtre abject de Kadhafi obéit à d'autres intentions : les vidéos amateurs ont été envoyées sur le Net parce que le lynchage d'un dictateur célèbre est facteur de succès. Facteur de leçon oligarchique, tant ceux qui considèrent cette fin atroce s'en trouvent édifiés, un peu comme Aristote prêtait à la tragédie des vertus cathartiques. La pendaison de Saddam obéissait à cette logique édifiante, à ceci près qu'Hussein conserve une certaine dignité dans sa mise à mort, alors que le lynchage de Kadhafi indique que nous nous trouvons en présence d'intention cruelles et virulentes typiques de la mentalité oligarchique.
Qu'est-ce qu'un snuff movie? C'est le degré de la violence le plus haut dans le cinéma, au point que ces films sont interdits et que nous disposons de témoignages qui indiquent qu'ils existent - que de riches pervers les achètent sous le manteau pour jouir de la cruauté des mises à mort. Ce ne sont pas forcément des films pornographiques, même si c'est souvent le cas. Les acteurs qui jouent les scènes présentent la particularité de faire coïncider le réel avec le fictif, puisque la mise à mort des victimes est effective. Ces films sont interdits par les législations au nom de leur aspect plus que violent : criminel. Le crime qui s'y produit y est passible de poursuites; et l'appel au crime pousse le spectateur à jouir de l'acte de tuer, voire à tuer à son tour. Dans tous les cas, la violence réduit les relations humaines à la guerre de tous contre tous qui serait l'état de nature chaotique selon Hobbes.
Voyons à quel résultat noble la guerre humanitaire a abouti en Libye : le lynchage médiatique de Kadhafi correspond en tous points à un snuff movie. La dimension pornographique pourrait sembler absente de ce règlement de comptes militaire, mais la sodomie sanglante de Kadhafi contredit cette première version et indique que la métaphore sexuelle du lynchage aboutit à la destruction identitaire du dictateur libyen. Cette première dimension est la moins connue - on le comprend. Les autres renvoient en tous points aux critères du snuff movie. Mais alors, quelle est cette société démocratique et libérale qui pratique non pas les lois de la démocratie mais les règles les plus perverses et désaxées? Et qui sont les citoyens de ces démocraties pour accepter qu'on leur impose de manière obscène et hideuse le spectacle d'un dictateur déchu lynché selon l'esthétique du snuff movie?
Bien que nous n'approuvions pas la représentation du crime effectif, nous sommes tombés bien bas pour trouver un tel spectacle banal, tolérable et normal, à moins de considérer que notre norme de valeurs se situe dans la courbe de l'oligarchie terminale et que nous sommes à l'image du snuff movie : de petits monstres individualistes qui à force de vivre selon leurs désirs immédiats en viennent à cautionner des actes monstrueux et criminels pourvu qu'ils se situent loin de leurs terres et qu'ils soient commis sur des personnages critiquables, voire calomniés (dans le cas de Kadhafi, ses crimes irréfutables se trouvent largement déformés et grossis depuis la campagne médiatique et propagandiste de février 2011). Le fait que si peu de dirigeants occidentaux aient critiqué cette action pourtant atroce et symptomatique est corroboré par le corolaire selon lequel la plupart des citoyens occidentaux se fichent des conséquences du drame qui s'est produit, comme ils se fichent des conséquences de la crise systémique que nous endurons. Il est vrai que lorsqu'on vit dans le monde du désir, on est habitué à se mouvoir dans un univers dépourvu de causalité et de conséquences, à l'image de la philosophie d'un Hume : nos chers citoyens sont irresponsables au premier sens du terme, dans le sens où ils ne pensent pas aux conséquences.
Si je me fiche de la crise financière, elle risque pourtant de me laisser exsangue; si je me fiche de la guerre coloniale en Libye, je risque d'en subir les risques de déstabilisation proche; si je cautionne le meurtre raffiné de Kadhafi, je risque de détruire le fragile et imparfait droit international et d'y substituer la loi du plus fort. Dans tous les cas, pour accepter de visionner, même forcé et passif, le film du lynchage de Kadhafi, il faut souscrire à la mentalité du psychopathe (voire du sociopathe) : les spectateurs de snuff movie cultivent comme particularité morbide d'être riches et pervers. Exactement les caractéristiques des citoyens d'aujourd'hui en Occident par rapport au restant du monde, avec cette précision qu'ils seraient riches et pervers à force d'être lâches et hédonistes (inconscients dans le sens le plus mesquin et déstructuré).
Le raisonnement recoupe le clivage propre au héros du roman le plus fameux d'Ellis (et le meilleur, de loin) : American Psycho. Patrick Bateman est un brillant golden boy dans la journée, un abominable tueur en série la nuit. Ellis reprend la légende de Docteur Jekyll et Mister Hyde, en l'adaptant aux goûts de son époque (les années 80). Ellis avait senti dans les effluves pestilentielles en provenance de Wall Street et des valeurs consuméristes de New York - à quel point le spéculateur incarnait la figure de la domination désaxée plus que folle. Le clivage se trouve aussi récurrent dans la théorie géopolitique de l'Empire britannique telle que Cooper nous la présente : à l'intérieur de l'Empire (la fédération européenne), les règles de vie démocratiques; à l'extérieur, la loi du plus fort - l'adaptation au système tribaliste archaïque, comme en Libye.
Le psychopathe est clivé de manière psychopathologique à l'instar de l'oligarque. Ainsi de Bateman capable de mener deux vies de front. L'Occident vend à l'intérieur de ses frontières le havre de la paix quand il procède en Libye à des exactions sanglantes dont le sort réservé à Kadhafi n'est que le symptôme métonymique. Le clivage oligarchique repose sur le même moule et subit le même destin : de même que le psychopathe est certain de voir son système intérieur s'effondrer, le plus souvent par une arrestation policière; de même le régime politique oligarchique est certain de s'écrouler, suite à un renversement politique (comme dans le cas de la chute progressive de l'Empire romain, bien que certains spécialistes de l'histoire romaine comme le foucaldien Veyne osent avancer que le déclin n'existe pas et que la vérité n'existe pas davantage sur ce moule relativiste et fallacieux).
Le rapprochement entre le snuff movie, l'assassinat atroce de Kadhafi et les méthodes impérialistes occidentales travesties en ingérence démocratique et autres billevesées meurtrières conduit, par le biais du clivage, à comprendre que la violence la plus forte est synonyme, non de toute-puissance maléfique et durable, mais de faiblesse, d'effondrement imminent. Comme si un moribond sur son lit de trépas en venait à agonir d'insultes et de menaces ses proches, alors que c'est lui qui va disparaître de l'existence sensible ne tant que forme vivante. Le clivage conduit à l'opposition entre l'intérieur et l'extérieur. On prend l'intérieur pour le tout, quand l'extérieur se trouve nié. Le clivage crée les conditions de la contradiction destructrice, où les forces intérieures se retournent contre l'ordre qui n'est plus connecté avec l'extérieur.
Dans le snuff movie, les bourreaux qui assassinent leur(s) victime(s) pourraient s'estimer toutes-puissantes et impunies; alors qu'elles annoncent leur prochaine disparition par l'assassinat le plus sauvage de l'innocent. Le spectateur pervers de cette distraction cruelle et sardonique est un pauvre type en souffrance et en rémission, qui se trouvera à son tour châtié. Quand on recourt aux méthodes les plus violentes et les moins légales, comme pour le lynchage de Kadhafi ou pour l'assassinat ciblé des enfants des dignitaires libyens, cas interdit depuis plusieurs siècles, ce n'est pas le signe de la toute-puissance pérenne, mais de la fin imminente d'un état terminal.

Aucun commentaire: