jeudi 17 novembre 2011

Négatif

De la méontologie (suite).

Quand Aristote claironne qu'il a trouvé le principe de non-contradiction comme résolution de la logique et de la philosophie, il ne blague pas. Il ne s'agit pas pour lui d'une simple subversion de la doctrine ontologique selon laquelle seul l'infini permet de résoudre la contradiction. Aristote estime avoir trouvé de manière antiontologique et métaphysique le couronnement de la doctrine nihiliste et philosophique au sens où il détiendrait le principe fini de non-contradiction - la non-contradiction finie. Une fois de plus, Aristote fait preuve d'un irrationalisme fondamental et forcené, lui qui passe pour le grand rationaliste de son temps (et de l'Antiquité) : outre qu'il peine à définir le non-être (alors qu'il explique l'être fini par le non-être), il parle de non-contradiction, ce qui est un terme négatif pour désigner le principe de fonctionnement positif de l'être.
Aristote parle de non-contradiction parce qu'il estime avoir résolu la contradiction intenable propre au nihilisme, en particulier chez Démocrite l'atomiste d'Abdère. Qu'Aristote nomme son principe viable au niveau de l'être fini "non-contradiction"est une manière décisive de reconnaître que selon lui le négatif en tant que nommé par la négation existe (si tant est que ce qui n'est pas peut être) : selon la théorie bancale et branlante d'Aristote, les éléments viables au niveau de l'être sont reliés au non-être, ce qui constitue la principale innovation aristotélicienne, et qui vaudra à son auteur comme à sa démarche appelée de manière posthume métaphysique la gloire écrasante (congelée avec la scolastique). Justement, l'innovation d'Aristote consiste à expliquer la multiplicité de l'être fini par la multiplicité du non-être.
Le principe de non-contradiction se situe au coeur de l'innovation d'Aristote, qui par le truchement de disciples fameux baptise métaphysique sa démarche philosophique, parce qu'il a réussi le compromis qu'il estime viable entre l'ontologie et le nihilisme. Le problème du nihilisme est de présenter une doctrine qui se voudrait réaliste et concrète (sensible au souci du réel), mais qui se révèle vite contradictoire. Le nihilisme aussi séduisant soit-il par son réalisme est intenable, promis à l'effondrement, parce que le réel immédiat (fini) se  révèle entouré des brumes du non-être. La doctrine de Démocrite l'érudit du nihilisme est sur ce point limpide. Démocrite ne parvient pas à relier ses atomes avec le vide dans une doctrine physique qui débarrasserait la philosophie (comme théorie du réel) de sa prétention ontologique :
1) Démocrite peine à définir les atomes comme finis, en grand nombre, ou infinis, hypothèse ce qui rendrait leur cohabitation inexplicable avec le vide;
2) Démocrite ne définit pas le vide bien qu'il essaye visiblement de lui conférer une connotation et une orientation physique non ontologique et rapportée exclusivement aux atomes;
3) Démocrite n'explique pas le lien entre le vide et les atomes, en particulier l'existence de ces atomes qui étant inexpliqués ne se montrent guère crédibles et tendent à réhabiliter l'ontologie plutôt qu'à la discréditer en la dépassant et en indiquant le caractère illusoire de son discours.
La non-contradiction signifie que le néant existe et qu'il existe en plus du néant un être qui tout en procédant du néant et en reconnaissant le néant se révèle cohérent. Le principe de non-contradiction empêche la conjonction de p et -p en même temps et sur le même point. La non-contradiction reconnaît implicitement l'existence de la contradiction dans un domaine qui n'est pas celui de l'être. Le principe de non-contradiction est ainsi fini et relatif, subordonné à la contradiction, comme l'être l'est au non-être. Car que claironne Aristote avec son principe de non-contradiction, surtout si l'on se souvient que l'être d'Aristote est fini?
Qu'il a enfin trouvé la cohérence qui échappait au nihilisme. Bien entendu, Aristote ne veut pas en rester au nihilisme, mais dépasser l'opposition nihilisme/ontologie. L'être fini est cohérent du fait qu'il se trouve soumis au principe de non-contradiction. Quant au non-être, s'il se trouve assujetti au principe de contradiction, il joue le même rôle qu'entre l'être multiple et fini et le non-être du même tonneau : moins qu'expliquer de manière inexplicable, il sert surtout de débarras à problèmes. La non-contradiction s'obtient au prix de la contradiction, tout comme l'être s'obtient par le non-être. Mais comment expliquer l'être - et le non-être? Vous ne trouverez aucune explication chez Aristote. Donc l'être d'Aristote qui passe pour cohérent et rationnel du fait qu'il est soumis au principe de non-contradiction, repose selon son auteur sur l'irrationnel.
Ce qu'Aristote a trouvé, c'est un moyen de poser un être fini, avec un prix exorbitant : la destruction de tout ce qui est non-être, théorisée par la contradiction, qui est le synonyme de la destruction; puis la destruction de l'être. Le système théorique d'Aristote détruit : pour preuve : il fige le savoir à son niveau en décrétant qu'il est parvenu à la fin de la connaissance, et cette prétention, largement avalisée par la scolastique, se trouvera pourtant démentie par les découvertes scientifiques à partir de la Renaissance. Puis l'aristotélisme pousse à la rénovation de la destruction avec la poursuite de l'aventure métaphysique dans la modernité : Descartes sert de caution à cette prolongation typique avec son deus ex machina.
Il renouvelle l'irrationalisme métaphysique, dont la spécificité consiste à se targuer de son rationalisme dans l'être en se débarrassant de l'irrationalisme dans le non-être. La réforme cartésienne permet de donner une certaine définition au non-être, en le définissant comme le domaine du divin miraculeux. L'être est soumis aux lois physiques et mécaniques les plus nécessaires et inchangeables; tandis que  le non-être devient le Dieu miraculeux en termes monothéistes chrétiens. Heidegger loin de parachever la métaphysique et de l'achever de manière aristotélicienne avec son annonce hégélienne de la fin de la philosophie ne propose rien d'autre que l'enterrement du programme métaphysique. Son Dasein essaye péniblement de contextualiser l'être fini du Dasein dans le temps et ainsi de conférer une définition nouvelle à un divin qui n'est plus métaphysique mais qui serait à chercher quelque part entre le langage philosophique poétique des présocratiques et la poésie moderne mystique (dont Heidegger fait grand cas dans un élan de mysticisme pour le coup irrationaliste et désespéré).
L'héritage d'Aristote consiste ainsi à rendre cohérent l'être en se débarrassant des problèmes irrationalistes dans le non-être contradictoire (noeud de contradictions). La réforme cartésienne consiste elle à définir le non-être comme le lieu du Dieu miraculeux. Aristote claironne qu'il a trouvé le parachèvement de la philosophie (plus que du nihilisme) qui consiste à associer le nihilisme et l'ontologie pour former la métaphysique. L'innovation d'Aristote consiste à reprendre l'exigence de cohérence de l'ontologie et l'idée de non-être entourant l'être fini du nihilisme. Il pense être parvenu à la cohérence en forgeant un être fini cohérent expliqué par un non-être prenant la place de l'infini dans l'ontologie (l'Etre) et ayant pour particularité l'incohérence totale. L'être cohérent se forge au moyen du non-être qui sert de fourre-tout et de débarras.
Quand Aristote claironne qu'il est parvenu à la fin de l'histoire, il ne s'agit pas de rodomontade grandiloquente, mais d'un constat qu'il dresse selon son système métaphysique : car l'être fini peut être assez rapidement connu, ce dont il escompte la paternité; et le non-être n'est pas connaissable. Le problème, c'est que ce principe de non-contradiction n'est principe que dans le domaine de l'être fini et qu'un principe qui ne concerne qu'une partie du réel n'est pas un principe en ce qu'il instaure une coupure épistémologique dans l'être. Le principe logique n'est pas logique ne ce que la logique implique non pas l'application dans le domaine fini de l'être, mais l'application universelle.
Aristote confond le caractère provisoire du principe à vocation universelle avec le caractère définitif du principe à vocation finie, relative et singulière. Son système s'effondre à partir de son fondement puisque si la cohérence est obtenue dans le domaine de l'être, il ne s'agit pas de l'être immuable et éternel (dont l'éternité demeure inexpliquée), mais de l'être donné au moment où Aristote l'antique rédige ses oeuvres scientifiques et philosophiques (dont l'entreprise de logique). Cette carence spécifique à la conception de l'être, carence historiquement attestée par le progrès scientifique, notamment dans la modernité (suite à l'abolition de la scolastique péripatéticienne), recoupe la carence sémantique du non-être, puisque le négatif indique la différence mais ne la définit pas, et plus grave, refuse de la définir - la définit comme indéfinissable.
C'est une fuite en avant que le système métaphysique, qui fournit une cohérence donnée à condition que le problème nihiliste de l'incohérence ne se trouve pas résolu, mais dénié, renvoyé aux calendes grecques (c'est le cas de le dire) dans la poubelle philosophique du non-être. Le non-être est un débarras au sens de placard. Mais les cadavres qu'on y entrepose continuent à pourrir et finissent par vicier et détruire l'atmosphère de la chambre. Le caractère fini et relativiste du principe de non-contradiction indique ses limites et son vice de forme : cette non-contradiction est contradictoire puisqu'elle n'est non-contradictoire que dans le domaine de l'être fini et qu'elle tolère (au sens où l'on tolérerait des maisons de tolérance) le contradictoire à ses côtés pour combler la béance laissée vacante par le caractère fini de l'être.

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