samedi 13 juin 2009

Politique de l'individu

Alors que les systèmes démocratiques traversent la pire crise de leur (jeune) histoire, alors que le remède (évident) passe par une préoccupation politique, par une politisation, jamais le désintérêt politique n'a été aussi manifeste chez les citoyens démocratiques. C'est une contradiction surprenante, car il est clair que le désintérêt politique mène à la ruine politique et que la démocratie ressortit du domaine de la politique. La ruine de la politique n'exprime rien moins que le pire de ce qui peut tomber sur la tête des citoyens.

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Pourtant, tels d'irréductibles Gaulois qui auraient dépassé les superstitions du chef Abraracourcix dans les aventures d'Astérix (les vraies, celles de l'époque où Goscinny était encore de ce monde), nos citoyens démocratiques, troupeau de veules et d'aveugles, n'ont même plus peur que le ciel leur tombe sur la tête. D'où vient que nos citoyens démocrates conséquents optent pour la solution du pire, qui coïncide avec leur désavantage patent? La pérennité démocratique suppose l'implication politique des citoyens démocratiques. La dépolitisation signe le déclin démocratique. Selon l'étymologie, la politique est la science traitant des affaires de la cité.
Dans un système aristocratique, où quelques individus représentent la constitution, l'implication du peuple est inutile. Dans un système démocratique, cette obligation devient nécessaire. La démocratie est le pouvoir du peuple - sur le pouvoir. Dépolitiser, c'est ne plus prêter attention aux affaires de la cité. La politique signale rien de moins que le sens collectif, la participation collective au sens collectif. La dépolitisation implique l'affaiblissement du collectif, de la représentation collective.
La dépolitisation démocratique est suicidaire, puisque sans sens collectif, la démocratie meurt et la démagogie s'installe. Leçon antique rebattue, qui explique la méfiance des Anciens envers la démocratie. Après la démocratie, la démagogie. Mieux vaut une aristocratie éclairée à une démocratie éphémère, puis une démagogie galopante. La démagogie poursuit la démocratie, avec en trame de fond l'oligarchie.
Sommes-nous en train de connaître la phase trouble qui suit la fin de la démocratie et qui annonce la démagogie de facture oligarchique? Ne nous empressons pas de renvoyer la question aux calendes grecques, sous prétexte que la démocratie libérale serait éternelle. On connaît la rengaine lénifiante : la démocratie est éternelle, le libéralisme est éternel, l'éternité est éternelle, descendue sur Terre depuis la fin de l'histoire, qu'un prestigieux expert a diagnostiquée en la personne de Francis Fukuyama. La fin des histoires?
Pas d'histoires. Si l'on veut comprendre le phénomène autodestructeur de la dépolitisation, il suffit de recourir au concept d'individu-fondement. Quand le fondement d'un système politique repose sur l'individu, on se meut dans le nihilisme. Le système politique exprime dans la culture la conception religieuse, dont l'ontologie est l'expression Il est signifiant de constater la place prépondérante de l'anarchisme dans les manifestations de rébellion occidentales.
Effectivement, on se rebelle en Occident, contre le système politique. La mode est de se rebeller en individu libre et critique contre le collectif, l'Etat, les institutions... L'anarchisme a bon dos. Anarchisme de droite, anarchisme de gauche, anarchisme sioniste, anarchisme queer, anarchisme d'auto-gestion, anarchisme écolo... Les multiples opposés sont unis par l'individu-fondement. L'anarchisme en tant qu'idéologie n'échappe pas à la règle : les constructions idéologiques découlent de l'ontologie de l'individu. Pas seulement l'inconséquent anarchisme et son sous-prolongement pour les rebelles ignares et paresseux, le libertarisme. Le socialisme, le communisme sont des idéologies explicitement fondées sur l'individu.
En parlant d'idéologie, l'idéologie dominante du libéralisme est l'idée de domination (imperium) que l'Empire britannique sort de son chapeau pour légitimer sa domination sous des prétextes de liberté et d'échanges. Aucune innovation idéologique ou conceptuelle : le libéralisme d'Adam Smith et consorts impérialistes repose toujours sur l'individu-fondement. La conception de la liberté moderne repose sur l'individu. Quand on écoute le discours d'un ultralibéral de gauche, Jacques Attali l'Attila des idées platoniciennes, on apprend que l'oligarchie financière, dont Attali est un porte-parole futurologue (le futur d'Attali évoque les projections oligarchiques), promeut l'individu-fondement comme le progrès de la civilisation.
Attali loue l'essor de l'individualisme couplé au capitalisme et l'évoque comme un processus inévitable et indépassable, le meilleur moyen pour favoriser l'oligarchie et réduire la démocratie à la portion congrue. Quelles sont les récriminations des citoyens démocratiques pour expliquer leur dépolitisation incompréhensible et suicidaire? Nos zouaves bâtés conçoivent leur geste comme éminemment subversif et corrosif. Le vrai problème pour un individu-fondement tient à la revendication contenue dans l'anarchisme et le libertarisme : libérer l'individu du carcan collectif, de l'Etat et de toute forme d'oppression culturello-sociale.
Il s'agit en gros de faire la nique au système libéral, qui est corrompu, hypocrite et voleur. Faire la nique, je veux bien, mais en identifiant le libéralisme comme une manifestation collective et étatique, ce qui est un comble et ce qui occulte précisément la communauté idéologique entre anarchisme et libéralisme autour de l'individu-fondement. Justification de la dépolitisation a priori aberrante : il s'agit de sortir du système que l'idéologie promeut! L'anarchisme qui prétend vous sortir du système libéral/capitaliste, c'est le maoïsme qui vous délivre du stalinisme!
Cette mentalité ignorée de ses zélateurs (souvent ignares et déstructurés comme tout bon individu de la norme immanentiste) se fait explicite chez les contestataires qui se présentent comme les vrais radicaux du système démocratique libéral. Parmi les adversaires déclarés du système, le radicalisme oscille entre les indépendantistes qui déclarent sortir du système sans le changer; et les violents qui veulent changer le système par la force et contre l'avis de la majorité silencieuse et moutonnière. Les anarchistes oscillent entre ces deux catégories, contrairement aux nationalistes qui privilégient la force et qui estiment lutter contre le système alors qu'ils en occupent un créneau minoritaire et qu'ils sont des expressions de la fausse différence ou de l'opposition interne, récupérés par le système médian et nécessaire à l'équilibre du système (qui a besoin d'éléments extrémistes pour équilibrer son vente mou).
Il est toujours comique d'écouter les discours déséquilibrés des faux opposants qui croient d'autant plus lutter contre le système abominé et abominable (minable) qu'ils en répercutent les fondements. Les nationalistes sont des individualistes forcenés qui occupent leur terrain comme une part de marché anticapitaliste. Marché de dupes, où l'idéologie se fonde sur la force individuelle et la loi du plus fort, du plus charismatique, du plus rhéteur ou du plus téméraire.
La caricature de cette fausse opposition, ou opposition interne, est occupée par des figures d'intellectuels dissidents (fort médiatiques) comme c'est le cas du nationaliste de gauche Soral : en contribuant à fonder avec des chiites et des humoristes le parti antisioniste d'Ile-de-France, Soral le néo rouge-brun n'a pas seulement exhibé son parisianisme réducteur (quels que soient par ailleurs ses moyens de campagne limités). Il a montré par son antisionisme exacerbé et inconséquent qu'il travaillait pour le système mondialiste qu'il prétend combattre.
Si l'on procède à la salutaire hiérarchisation des problèmes que Soral appelle de ses voeux en héraut et écho, le sionisme n'est qu'un sous-avatar du mondialisme et de l'atlantisme. Pas l'inverse. De surcroît, s'il est mensonger d'affirmer que le sionisme n'est pas du tout un problème français ou occidental, il est tout aussi mensonger d'estimer que le principal problème français ou mondial, dans un bel élan de bouc émissarisation monodéterministe, est le sionisme. Revenons à des préoccupations moins électoralistes et sans doute moins infiltrées par les basses polices du système (que l'on prétend combattre) : la dépolitisation est le processus connexe de l'individu-fondement, que l'on pourrait faire coïncider avec la montée moderne de l'immanentisme.
L'opposition au système individualiste des membres du système s'exprime par l'accroissement de l'individualisme, soit par l'approbation du fonctionnement du système et le fait de le conforter sous prétexte de le combattre! Comment sortir du système politique si ce n'est en décryptant les rouages de la mentalité immanentiste qui nous gouverne et qui nous meut?
Tant que l'on adhère au fondement du système, l'opposition affichée est d'autant plus virulente qu'elle s'accorde avec le fondement. On peut proposer toutes les alternatives politiques que l'on veut, ou que l'on feint de vouloir, si l'on tombe d'accord sur le principe de l'individu-fondement, on est un immanentiste qui fait le jeu de l'immanentisme. Le reste n'est que chimères et fausses oppositions. Immanentiste à l'insu de son gré, comment sortir du système dont on a fait son deuil? On fait son beurre de s'opposer.
Le problème n'est pas seulement un problème de déni, savoir l'impossibilité qu'ont les populations occidentales de considérer le phénomène qui les nourrit, qui les détruit de fait et qui prospère à l'ombre du déni. C'est une faille de la logique humaine que de proposer une réforme défaillante pour sauver le fondement défaillant. C'est ainsi que Castoriadis et d'innombrables penseurs estampillés marxistes dissidents ont proposé de savantes réformes théoriques qui allaient sortir le communisme de l'ornière idéologique dans laquelle il se trouvait.
Qu'on se le dise, grâce à ces intrépides libres penseurs, le communisme allait enfin devenir viable et pérenne! On a vu le résultat. L'échec piteux est pourtant prévisible : à partir du moment où l'on conserve les fondements défaillants, toutes les corrections systémiques interviennent toujours déjà trop tard. Elles sont appelées à rater parce qu'on ne fait pas du sain avec du malsain. Le propre des contestations internes à l'immanentisme consiste à conforter le fondement pour mieux changer les résultats.
Autant conforter la cause pour transformer les conséquences. Raisonnement aberrant qui cerne ce qu'est véritablement la subversion systémique, soit la subversion du système qui conforte le système qu'elle subvertit. Subversion blanche au sens où l'on parle d'opération blanche... L'opposition interne au système conforte le système qu'elle teste plus qu'elle ne le conteste. Je te conteste parce que je te déteste : les tragédiens en particulier savent bien quel sentiment d'amour pervers entre dans cette haine inexpiable et impressionnante. Pourtant, la contestation s'appuie sur une grande revendication : la subversion. Subversion érotico-politique, dont un Bataille a pu donner le sentiment qu'elle tutoyait les cîmes de la profondeur.
On loue Sade, qui n'a que le mérite d'exprimer en une langue admirable des déviances sexuelles aussi risibles que les productions pornographiques ennuyeuses et stéréotypées. Mais la mode de la transgression sexuelle n'est que la réduplication de l'obsession individualiste. L'hédonisme se conçoit tout à fait dans l'optique de l'individu-fondement : il est normal pour un individu persuadé d'occuper la place stratégique du fondement d'en venir à exiger des plaisirs individuels. Le plaisir individuel est la preuve de la puissance individuelle. La transgression de l'individu-fondement ne peut être que d'ordre sexuel - puisque le sexe est l'expression de l'individu et de la manifestation sensible de l'individualité.
Les admirateurs contemporains de la transgression érotique sont surtout des fascistes qui s'ignorent et qui n'ont pas le courage d'admettre que l'exigence du plaisir personnel mène à la domination et au droit du plus fort. La subversion dont toutes les contestations se réclament est ainsi et toujours le rituel de la transgression envisagé comme transgression individuelle contre le collectif. Subversion exclusivement en faveur du renforcement de l'individu contre le collectif. Cette subversion considère que l'individu est le Bien et que le collectif est le Mal. Il n'y a jamais trop d'individualité et toujours trop de collectif.
La subversion désigne le renversement. La perversion, mettre sens dessus dessous - ou détourner. La transgression, franchir au-delà - de quoi? Quel Rubicon transgresse? Détourner : tourner vers où? On ne détourne qu'en renversant le sens. La transgression désigne la possibilité pour l'homme d'opter pour tous les chemins. Tout ordre est ainsi contestable et transgressable. Transgresser est un terme ambivalent qui désigne le pire comme le meilleur. La possibilité de transgression implique autant la possibilité de changer un ordre mauvais que de proposer un mauvais ordre - à un ordre plus ou moins bon.
Probablement que la subversion est un terme beaucoup moins positif que son acception voudrait le faire accroire. On subvertit quand on pervertit, tant le sens des deux termes est proche. Avec une nuance toutefois : le subversif intervient une fois que le renversement a été réalisé. Une fois la perversion réalisée. Le subversif est perversion interne si l'on veut - quand la perversion désignerait le renversement. Le subversif prolonge le processus de retournement pervers.
L'immanentisme signale le retournement de toutes les valeurs dont Nietzsche prend acte de manière tardive et dégénérée. L'immanentisme retourne les valeurs au sens où les valeurs classiques reposent sur le fondement du collectif. L'immanentisme détruit le collectif et promeut l'individuel. C'est au nom des fondements introuvables du collectif (Derrida dirait différant) que l'individu est promu, comme le fondement véritable et enfin vérifiable.
Cette découverte du fondement va de pair avec la méthode de la science moderne ou avec la découverte du Nouveau Monde. La subversion est la légitimation et l'apologie de la perversion. Mieux vaut être subversif que pervers. Mieux vaut être libertarien qu'individualiste. Le libertarien rime avec rien car il est l'individualiste bon à rien. L'individualiste vaurien. Littéralement. L'immanentisme est pervers.
Le message de Nietzsche transpire la perversion : retourner les valeurs, c'est appliquer le programme à la lettre de sens dessus dessous. Tous les sens ne se valent pas, demandez à la transgression. D'excellentes transgressions naissent de bons ordres; de fort mauvaises transgressions éclosent de mauvais ordre. L'inverse également.
L'individualisme est la dépolitisation. La dépolitisation est la subversion, la transgression et la perversion par excellence. L'homme a toujours appris qu'il ne pouvait subsister qu'en groupe. Parole d'Aristote, pourtant bien moins républicain que son maître Platon : l'homme est un animal politique. L'individu est un animal érotique. Au début, il séduit. Rapidement, il faiblit. Quand il crève la bouche en coeur, il raidit.
La politisation d'un système est peut-être la grande gageure de la démocratie. Le conflit interne de la démocratie se noue entre sa promotion de l'individu-fondement et son exigence de souci politique. L'individu ou le collectif, il faut choisir. Le dernier homme de Nieztsche n'est pas le mouton d'un troupeau prêt à sauter dans l'eau pour suivre son berger. Nieztsche le prédisait déjà : "Pas de berger et un seul troupeau ! Tous voudront la même chose pour tous, seront égaux; quiconque sera d'un sentiment différent entrera volontairement à l'asile des fous".
Le dernier homme est ce héros solitaire, cet individu épris de libération qui lutte contre le système, seul contre tous, ennemi du collectif, adversaire de l'Etat, de la politique, des institutions, des groupes. Libéral? Néo? Ultra? Trop admirable pour être un chef. Trop rebelle, trop subversif, corrosif, transgressif, fier, droit et vaillant. Libertarien? Individualiste et destructeur. Pervers et suicidaire. Libère ton rien : définition bien plus pertinente de l'individu-fondement.

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