mercredi 3 novembre 2010

L'aversion subversive

Subversion = nihilisme.
Cette équation part du constat selon lequel les catégories du nihilisme utilisent les catégories de l'ontologie classique alors que la démarche nihiliste est opposée diamétralement à l'ontologie (de structure transcendantaliste). L'ontologie est développée au mieux par Platon en Occident : l'Etre englobe les étants du sensible (pour s'exprimer en héritier de Hegel avec notre clair obscur Heidegger). Le nihilisme oppose à cette théorie une approche radicalement aux antipodes : selon lui, l'Etre n'existe pas et le réel se réduit au sensible (aux étants). Dès lors, souvent de manière implicite et déniée, l'être sensible s'oppose au néant, qui prend la place de l'Etre et de l'infini, et dont la particularité est de se révéler irrationnel et contradictoire (étranger aux catégories du sensible, quasiment indicible).
N'en déplaise à Nietzsche, qui n'est pas un modèle de conséquence (ou en tant qu'il se montre conséquent dans son inconséquence d'immanentiste), le véritable dualisme n'est pas le schéma platonicien qu'il déforme gravement sans que ses commentateurs érudits contemporains ne prennent la peine de le signaler, mais le dualisme nihiliste dont il se prévaut et qu'il fait passer pour l'amour du réel véritable et caché. Le dualisme antagoniste est le véritable dualisme, alors que le dualisme imputé au platonisme est de l'englobement déformé en dualisme.
Dès lors, le seul moyen pour le nihilisme d'exprimer sa mentalité consiste à recourir au vocabulaire transcendantaliste puisque dans le registre de l'indicible tout langage spécifique n'existe pas. C'est pour contourner cette aporie radiale que Platon définit le néant comme ce qui existe sous la figure de l'autre. D'une manière générale, il n'existe pas vraiment de problème fondamental à reconnaître l'existence du néant comme Plotin ou les Pères de l'Eglise (dans le néoplatonisme et une certaine théologie chrétienne, le néant pur est supérieur à l'Etre), à condition que le réel soit considéré comme unité.
A partir du moment où le réel est tenu pour le dualisme antagonisme, le seul moyen pour le nihilisme de s'exprimer consiste à subvertir les catégories du transcendantalisme. L'ennemi subvertit celui qu'il prétend combattre. On comprend le problème du déni caractéristique du nihilisme : comment reconnaître ce qui s'exprime seulement sous la forme de la subversion?
Le nihilisme ne peut jamais se donner de manière ouverte et transparente (explicite et directe), mais ne peut que choisir la voie du déni et de la subversion. Raison pour laquelle les moments où les nihilistes s'expriment sans fard surviennent lors des épisodes de crise profonde de l'identité ontologique, comme ce fut le cas avec les sophistes de l'époque athénienne, quand le monothéisme succède au polythéisme. Question de vocabulaire : comment forger des termes de structuration nihiliste alors que le seul vocabulaire existant se rapporte à l'Etre de la présence?
Raison pour laquelle les immanentistes terminaux contemporains aiment tellement la théologie négative et d'une manière générale tout ce qui ne se dit pas. C'est que cette conception négative de l'Etre (ou de Dieu) contribue à appuyer leur conception nihiliste fondamentale, supérieure et ultime. Mais ce que les nihilistes préfèrent en matière de subversion, c'est moins constater que ce qui n'est pas est le plus haut et que, pour parodier Wittgenstein, ce dont on ne peut parler, il faut le taire; ce que les nihilistes préfèrent par-dessus tout, c'est l'exercice pratique de la subversion - à la théorie.
Au bout d'un moment assez rapide, il devient assez roboratif de spéculer ce qui n'est pas comme ce qui est le plus haut. Au passage, oser que ce qui n'est pas est, d'une manière ou d'une autre, se révèle un joyeux paradoxe sémantique, qui indique que le nihilisme ne peut se communiquer par le sens. Comme l'intérêt spéculatif de la thèse nihiliste se résume à marteler que ce qui est n'est pas (sur un mode avoisinant le discours sophistique, notamment énoncé par un Gorgias), ce qui compte réside grosso modo dans l'application pratique.
Un Aristote illustre cette pratique de la subversion, qui consiste à promouvoir l'érudition en écartant la dynamique de la connaissance - pour privilégier le savoir fixe et figé. L'aristotélisme incarne ce savoir admirable du maître et fondateur, qui postule de manière délirante et démesurée qu'il possède quasiment tout à fait l'intégralité du savoir et qu'aucune progression notable n'est envisageable à terme. La scolastique sorbonnarde, la rituelle et consacrée formule Aristoteles dixit, aboutissent au gel de la dynamique au nom du savoir.
Cette pratique de l'érudition congelée, dénoncée par Rabelais le renaissant, recoupe l'ontologie d'Aristote, qui comme par hasard tend plus vers le savoir physique, soit vers la réduction de l'Etre à la physis, que vers des conceptions religieuses qui dépassent les questions liées au fini. Aristote définit le réel comme le domaine du fini, ce qui réhabilite le néant insidieusement et entraîne immanquablement ce gel du savoir. La subversion aristotélicienne fait mine de reprendre en le critiquant le questionnement platonicien, mais outre que c'est une critique dénuée de dynamique, la démarche aristotélicienne consiste à subvertir la démarche platonicienne.
Nous tenons une exemple historique et primordial de ce qu'est le nihilisme, un déni, et de la technique dont il use et ruse pour se légitimer. Aristote fait mine d'oeuvrer dans l'ontologie platonicienne, alors que l'on parle à son propos (et par la suite comme d'un synonyme de l'ontologie platonicienne d'origine présocratique) de métaphysique, terme qui ne veut rien dire et qui signifie surtout qu'on est incapable de définir précisément la science qui porte sur la question du réel.
Ce n'est plus de la physique - ce n'est pas de l'ontologie. Sinon l'on parlerait d'ontologie aristotélicienne, sans complexe. Mais l'aristotélisme a réussi son entreprise de subversion en se faisant passer pour la critique métaphysique de ce qui auparavant est tenu pour de l'ontologie. On parle des métaphysiciens cardinaux de l'Antiquité Platon et son disciple Aristote. On considère qu'il est normal qu'un si grand esprit critique son maître. Mais l'on oublie systématiquement de préciser que sa physique coïncide avec son ontologie et que de ce fait il est irréfutable qu'Aristote propage en le modernisant, en lui adjoignant l'excellence académique, le nihilisme.
Aristote est un sophiste qui a compris que ce n'est pas en avançant découvert que l'on promeut efficacement et durablement le nihilisme. Du coup, sa vertu est la prudence, la phronesis, et il substitue la subversion métaphysique au nihilisme actif et revendiqué des sophistes comme Gorgias. La subversion consiste à renverser l'ordre établi. C'est vers ce grand renversement de toutes les valeurs que tend Nietzsche, mais cette attitude est déjà l'apanage des sophistes, et du plus grand sophiste de l'Antiquité, Aristote, celui qui a compris qu'on ne pouvait efficacement installer le nihilisme au coeur de la pensée - que par la subversion.
Le propre de la subversion consiste à prétendre renverser le système tout en prenant garde à le pérenniser - pour mieux le critiquer en apparence. Toujours le culte de l'apparence. Contrairement à une idée bien établie, la subversion ne cherche pas à renverser effectivement le système qu'elle critique, mais à le conserver. Stratégie du coucou (ou du parasite), qui a besoin de parasiter le corps tout en hurlant haut et fort qu'il veut prendre sa place et qu'il propose une alternative viable.
En politique, cette attitude est caractéristique de ces révolutionnaires forts en gueule qui se gardent bien de proposer quoi que ce soit de positif contre le système qu'ils ne cessent d'attaquer et de vouloir renverser. En art, on subvertit d'autant plus qu'on est un artiste raté et qu'on n'a rien à proposer comme message alternatif. Du coup, on remplace le message par la critique d'autant plus virulente du système social, politique voire culturel.
La subversion consiste à retourner ce qui ne fonctionne pas. Le nihilisme est la subversion ontologique qui ne fonctionne pas. La subversion ne fonctionne pas. Du coup, subvertir c'est moins retourner, même inefficacement, que détourner - efficacement. Le nihilisme ne sait que trop qu'il n'est viable que comme coucou, c'est-à-dire en prenant soin de sauvegarder le transcendantalisme établi et majoritaire. Il serait impossible à n'importe quel système nihiliste de prospérer en évinçant durablement la manifestation de quelque chose.
Le nihilisme a besoin d'habiter des coquilles qu'il vide de leur substance et dont il suce la substance en vampire famélique. Mais cette technique est suicidaire elle-même en ce qu'elle détruit le parasite à coup sûr et au final. Un immanentiste tardif comme Nietzsche ne savait que trop cette vérité, lui qui à la fois ne cesse d'appeler au renversement du christianisme et en même temps se garde bien de renverser effectivement le christianisme, allant jusqu'à déclarer qu'il ne cherche en aucun cas à détruire le christianisme.
L'immanentisme cherche certes à détruire le transcendantalisme, mais au sens où il préfère une honorable nulle qui soit victoire dans le compromis durable et qui empêche que se reproduise l'effondrement piteux de la réaction sophistique au moment où le monothéisme surgit. Il est impératif que le troupeau humain demeure captif et illusionné par le religieux, à condition que l'on détruise ce religieux dans ce qu'il possède de rationnel et qu'on remplace l'augustinisme du christianisme par l'obscurantisme irrationnel et caricatural, comme on peut en trouver une illustration dans le vaudou d'Afrique, qui est une dégénérescence marquée de religions polythéistes moins simplistes et plus authentiques (tournées vers le développement humain).
En rendant irrationnel et simpliste le transcendantalisme, l'immanentisme aurait réussi sa tâche, qui est de subsister durablement à l'intérieur du corps parasité, alors qu'auparavant il n'a jamais réussi dans cette tâche et qu'il a toujours dû baisser pavillon, soit admettre sa défaite honteuse devant le transcendantalisme. L'immanentisme cherche certes à détruire le transcendantalisme par la science expérimentale moderne prolongée fallacieusement en délire scientiste et explication philosophico-ontologique, mais cette chute du transcendantalisme ne doit jamais être totale et définitive. Il s'agit d'instaurer un compromis, un peu comme Aristote instaure un compris avec le platonisme en expliquant qu'il reprend l'héritage de Platon tout en rendant son ontologie idéale plus orientée vers le réel pragmatique et sensible.
L'immanentisme cherche un compromis. La subversion est le détournement de l'ordre vers le compromis qui permet d'utiliser l'ordre contre lui-même, comme un parasite qui parviendrait à retourner le corps parasité contre lui-même. Mais l'erreur est que cette possibilité soit envisageable durablement. C'est une stratégie qui mène tôt ou tard (et rapidement) vers l'autodestruction, comme on le constate à l'heure actuelle avec notre fameuse crise qui crisse. L'immanentisme n'est pas parvenu à contrôler le corps transcendantaliste et maintenant il va s'effondrer comme les sophistes face au platonisme d'obédience monothéiste.
Quant à la subversion, c'est une stratégie qui découle de la perversion mentale et qui mène droit non pas à la contestation, mais à la destruction. Ceux qui estiment que l'art de valeur, authentique, est subversif dans son expression se trompent, car la censure que la subversion provoque est la réaction d'effroi que l'ordre établi conçoit contre ce qui le menace tout en menant vers l'autodestruction et le néant. Cas d'un Platon qui veut censurer Démocrite parce que le nihilisme de Démocrite est suicidaire et repose sur la théorie matérialiste inconséquente des atomes.

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