jeudi 11 novembre 2010

Suite et pas fin

J'écoute en partie le dialogue radiophonique entre Rapahël Enthoven, toujours aussi pompeux et creux (vaniteux), et Barbara Cassin, une philologue incontestablement érudite, mais qui précisément entend remplacer la connaissance par le savoir. Ce n'est pas parce qu'on sait beaucoup qu'on connaît (un peu). Aussi bien : ce n'est pas parce qu'on imite qu'on crée.
La preuve encore avec la présence conjointe d'une philologue prestigieuse adjointe d'un normalien de la rue d'Ulm agrégé de philosophie. On pourrait s'attendre à ce que les deux amis germanopratins si diplômés d'un point de vue académique nous pondent des idées nouvelles et fécondes. Il n'en est rien. Cassin avouerait presque à contrecoeur que l'Etre de Heidegger n'est guère plus définissable que le Dieu de Simone Weil. En tout cas, elle se montre incapable de définir cet Etre.
Je suis toujours gêné quand j'entends des heideggériens heidegerrolâtres (ou la variante des hussards de Husserl) pérorer sentencieusement sur le retour à l'Etre et l'ontologie hellènes préplatoniciennes, car je ne peux m'empêcher de me souvenir des positions nazies, même intermittentes, de cet Heidegger, qui explique son choix politique aberrant et tout à fait méprisable par la conception qu'il se fait de l'Etre.
Quel est cet indéfinissable si ce n'est de l'irrationnel? Et Heidegger ne se montre-t-il pas plus fasciné par la figure d'Aristote que par celle de Platon? Tout comme sa disciple phénoménologue Cassin - qui reprend les catégories de Heidegger matinées de phénoménologie proprement husserlienne avec une louche de linguistique structuraliste. Aristote exprime le point de vue du savoir fixe et figé, comme son réel est fixe, fini. Le culte académique du savoir recoupe l'ontologie aristotélicienne.
Heidegger verse dans un irrationalisme postromantique qui lui permet de supporter à peu près l'absence de sens. Son Etre est irrationnel en ce qu'opposé aux étants qui recoupent la catégorie du sensible classique il n'est jamais défini. Quant au Dasein que d'aucuns tiennent comme l'invention conceptuelle majeure de Heidegger ou du vingtième siècle, c'est une création toute relative, car elle recoupe la catégorie de l'historialisté chère à Hegel (Heidegger poursuit l'hégélianisme).
Heidegger apparaît comme un ontologue épuisé, qui aurait cherché à dépasser la métaphysique d'Aristote (par opposition flagrante à l'ontologie platonicienne) tout en demeurant incapable de mener à bien son ouvrage (définir enfin l'Etre). Aussi bien sa disciple Cassin se montre-t-elle incapable de définir quoi que ce soit de fondamental, en particulier l'Etre. Alors que Heidegger poursuit la catégorie désopilante de l'ontologie impossible, la philosophe Simone Weil embrasse de ses ardeurs mystiques la figure du Dieu impossible. Dans cette quête, elle mélange le religieux et l'irrationnel en étant contrainte d'expliquer que Dieu est parfait et que sa création est une sorte d'excroissance excédant la complétude - se trouvant du coup aussi inexplicable qu'irrationnelle.
Il semblera peut-être bizarre de désigner deux érudits comme Heidegger et Weil en tant qu'irrationalistes emblématiques de l'état de la philosophie du vingtième siècle. Mais les sophistes étant des irrationalistes dont la marque de fabrique est l'érudition, je crois que le signe de l'érudition pure, se voulant la fin de la connaissance, indique presque toujours l'irrationalisme.
Weil était une croyante fervente dans le christianisme. Heidegger cherchait dans l'ontologie présocratique une manière de surmonter l'impasse du monothéisme (quête typiquement romantique soit dit en passant), quelque chose qui serait le dépassement de la métaphysique par l'ontologie remise à sa sauce personnelle - et qui permettrait de suivre le chemin tracé par Nietzsche, cette fameuse sortie de la métaphysique, à ceci près que Nietzsche se serait lui aussi fourvoyé. Qu'on se rassure : à force de refuser de se tromper, Heidegger s'est aussi bien (que mal) fourvoyé en ontologie qu'en politique. Et c'est parce qu'il n'a pas su distinguer ce qu'était l'Etre qu'il a embrassé le parti des nazis, puis qu'il s'est muré dans un silence qui indique moins la reconnaissance de sa faute que son désespoir.
Et si son Etre indéfinissable recoupait ontologiquement la violence déchaînée et hystérique que les nazis proposaient en guise de politique? Cette terrible question, outre qu'elle pose le statut de ce Nietzsche ni nazi ni antisémite, mais qui fut lu passionnément par toute cette intelligentsia cultivée et fasciste, suffit à indiquer ce qu'est ontologiquement l'irrationalisme. Pas le pendant symétrique du nazisme, mais une forme d'inclination devant la violence. Que l'on médite (pour s'exprimer à la manière de Heidegger) sur le nihilisme, qui constitue le grand courant dénié qui parcourt l'histoire de la philosophie en Occident depuis (mettons) Démocrite jusqu'à l'immanentisme moderne : il constitue l'expression archétypale de la violence comme fondement du réel.
Mais dans l'histoire de l'ontologie telle qu'elle s'exprime en Grèce comme prolongement des influences perses et égyptiennes, il faut discerner dans l'Etre le pendant de ce Dieu monothéiste qui surgit aux environs de la même période. Le monothéisme advient alors que la crise frappe - le polythéisme. Du coup, le monothéisme renverse les catégories transcendantalistes pour poursuivre l'effort du polythéisme et faire concorder le transcendantalisme avec l'unification progressive de l'homme (la fin de l'homme morcelé).
Heidegger ou Weil arrivent en fin de monothéisme, à l'autre bout du processus historique, alors que le Dieu monothéiste est en crise irrémédiable. L'Etre ontologique est le pendant rationaliste et philosophique du Dieu monothéiste. Heidegger ou Weil sont des symptômes emblématiques de ce monothéisme épuisé qui n'arrive plus à donner du sens alors qu'auparavant il en donnait facilement. Platon ne se demande pas quel sens donner au monothéisme. Pour lui, le monde des idées englobe le sensible. Les théologiens chrétiens ou les néoplatoniciens (d'autres écoles encore), même s'ils commencent à subsumer de plus en plus l'idée plotinienne d'un Dieu qui soit néant supérieur à l'Etre, n'ont aucune peine notable à trouver du sens dans le cadre du monothéisme.
Dans cette lignée, des penseurs terminaux comme Heidegger ou Weil indiquent, chacun à leur manière, que le sens que contenait le monothéisme n'est plus valide pour penser le monde de l'homme contemporain, parce que ce monde a cru considérablement et qu'il a dépassé les limites du sens monothéiste. Le monothéisme, comme le polythéisme avant lui, aimerait tant avancer, de surcroît pour chacune de ses expressions, qu'il est universel, éternel, à tel point que l'on peine à imaginer la fin de l'expression religieuse de type monothéiste.
De même que les chrétiens ont du mal à imaginer la fin de leur monothéisme, les musulmans éprouvent les mêmes difficultés. Pourtant l'on sait bien que les religions sont périmées, et que toutes se présentent pourtant comme enfin la bonne révélation, dernière et définitive. Le moment Heidegger, parent du moment Weil, indique la phase terminale dutranscendantalisme, qui aura duré certes de Platon à Heidegger, soit plus longtemps que l'e triomphe (à la Pyrrhus) de l'immanentisme - qui prend le pouvoir avec les Lumières et les Révolutions et qui s'éteint dès notre époque; mais le transcendantalisme sauce Heidegger ne veut plus rien dire. Pas davantage que le Dieu sauce Weil. L'Etre ne parle plus. Dieu ne parle plus - raison de la désaffection en Occident pour le monothéisme. Le sens de l'Etre ou de Dieu s'est perdu.
Les amphigouris de Heidegger sont devenus célèbres. Pour autant, je ne serais pas si sévère sur ce point (cette réputation d'auteur incompréhensible et obscur) avec Heidegger. Ce que son style abscons traduit, c'est le fait qu'il noie l'absence de sens dans la pensée concentrique. Heidegger peut paraître obscur parce qu'il cherche en vain et que son style est l'expression de la quête inaboutie. Il arrivait que Heidegger tape du point sur la table et s'en prenne à son choix défectueux des mots, leur reprochant de ne rien vouloir dire de tangible. Toujours est-il que si Heidegger est obscur, il l'est bien moins qu'un Hegel, qui dans maints passages frise carrément l'incompréhensibilité.
De la même manière qu'un Platon a refondé l'Etre pour le tailler aux dimensions croissantes du monothéisme, il nous reste à comprendre que l'ensemble du transcendantalisme est arrivé à expiration et qu'il nous revint la tâche de tenter une continuité ontologico-religieuse qui ne soit pas du nihilisme - ainsi de l'expression de l'immanentisme. N'exagérons pas comme leurs disciples et leurs thuriféraires la taille de ces géants de la pensée tant célébrés et au fond peu créatifs. Ils sont gens comme nous : ils appartiennent à la même espèce et bénéficient des mêmes facultés.
Je sais bien qu'il existe des inégalités entre les gens, et que les inégalités créatrices ne sont pas des illusions, mais nous vivons une époque d'effondrement qui signifie que l'on a tendance de plus en plus à imiter et à définir la création comme une forme d'imitation. En témoigne l'oeuvre de Girard, qui est fondée sur l'explication par le recours au désir mimétique. L'effondrement culturel va de pair avec l'amalgame croissant et ravageur (débilitant) entre imitation et créativité au profit de l'imitation. Pourtant, les deux ne vont pas de pair et c'est de création dont nous avons besoin pour nous sortir de notre cercle vicieux. Qu'est-ce qu'un cercle vicieux sinon un cercle identique à lui-même?
Et qu'est-ce qu'un cercle vertueux si ce n'est l'idée d'un cercle qui ne cesse de croître par agrandissement concentrique? Nous en sommes à l'agrandissement vertueux si l'on comprend que le vice consiste à expurger petit à petit toute créativité du cercle pour le contraindre à demeurer tel - ce qui est impossible. La créativité engendre la croissance. Le mimétisme prétend au mieux à la stabilité, dans une forme plus viscérale comme la décroissance, à la diminution.
Notre tâche est d'imiter Platon, mais pas comme des historiens de la philosophie érudits et remarquables; comme d'authentiques créateurs qui reprennent les idées laissées par un maître vénérable pour les poursuivre, s'inspirer d'elles et en créer de nouvelles. Plus d'idées transcendantalistes; des idées néanthéistes qui n'englobent plus, mais opèrent une idée de réfection. Des réflexions, en termes de pensée, qui ne soient pas des savoirs au sens académique et mimétique de paroles gelées, voire carrément congelées.

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