jeudi 10 mars 2011

Le refus de la théorie

De la méontologie (suite).

Gorgias est la preuve antique que le courant sophiste est plus une certaine manière de concevoir la philosophie qu'un courant homogène qui en gros aurait débuté avec Protagoras à Abdère. Protagoras aurait vécu selon les estimations les plus reconnues (quoique hypothétiques) entre - 490 et - 420. Gorgias est un autre sophiste illustre, qui aurait vécu lui entre - 483 et - 374. Protagoras vient de la cité d'Abdère, un haut lieu culturel et politique en Grèce de la tradition perse. Il séjourna plusieurs fois à Athènes et était si proche du pouvoir athénien (notamment de Périclès) qu'il rédigea la Constitution de la colonie de Thourioi.
Gorgias vient lui de Leontium en Sicile. Il aurait été élève d'Empédocle d'Agrigente, personnage aussi fascinant qu'étrange. Empédocle qui aurait été un élève de Parménide ne semble pas encourager à des sagesses menant vers le nihilisme, encore moins à la sophistique. Gorgias fut pourtant son élève, mais il est vrai que les Cyniques ou les Cyrénaïques se réclament de Socrate, alors qu'il est peu probable que l'enseignement de ce maître charismatique ait montré des voies de ce type.
Le mouvement des sophistes, si l'on examine en particulier les relations qui leur sont accordées, se caractérisent par un refus de la vérité et par le souci quasiment exclusif, un brin grandiloquent, accordé au beau langage (l'art de la rhétorique est antérieur à la sophistique et témoigne d'un nihilisme au moins latent dans cette période et cette ère méditerranéenne). Les sophistes sont sans doute des penseurs qui partent du constat que toute théorisation du réel est impossible et que le seul donné sur lequel on peut s'appuyer est le langage. Le langage acquiert dans cette conception une acception fondamentale et relative, puisque le langage est un fait relatif à l'homme.
Les sophistes pourraient affirmer que le propre de l'homme est de parler, ou, pour parodier le plus grand nihiliste (métaphysicien) de l'Antiquité, que l'homme est un animal langagier. A condition d'ajouter que le langage selon les sophistes correspond à une pratique purement humaine, qui se trouve en quelque sorte déconnectée de toute réalité extérieure (étrangère); alors que le langage dans la conception religieuse de type monothéiste (telle qu'elle se met en place avec Pythagore ou Platon, et telle qu'elle trouvera sa position la plus influente durant la fin de l'Antiquité avec le christianisme) est directement relié au Verbe d'inspiration divine, ainsi que l'atteste le début de l'Evangile selon Saint Jean : "Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu" (selon la traduction de Crampon).
La primauté du langage chez les sophistes n'existe qu'en tant que réfutation de l'effort théorique, non pas au nom d'un vulgaire obscurantisme accordant la précellence à l'ignorance ou au savoir médiocre, mais au nom du savoir à la fois le plus pur et le plus érudit (poussé). Les sophistes ne prônent pas l'éloge de la bêtise, mais de l'érudition, et leur culte fondamental du langage s'explique parce que le langage est l'ultime fondement qu'il ont trouvé dans leur quête de ce qui est réel. Le restant, en particulier ce qui est extérieur à l'homme, se trouve déconsidéré au motif qu'il serait indéfinissable. D'où la déconsidération du théorique comme ce qui n'est pas une entreprise possible. On ne peut définir le réel, hormis ce qui touche à la sphère du langage, soit à la sphère de l'homme.
Cette séparation entre le réel et l'homme indique que les sophistes sont des radicaux dans la sphère du nihilisme antique, puisqu'ils tiennent que seul le langage qui se situe à l'intérieur du monde de l'homme est définissable et réel; hors du langage, le réel est peu de choses ou carrément rien. Cette radicalité du mouvement sophiste explique la mode dont il jouit à l'époque contemporaine, alors qu'il n'est qu'un mouvement antique mineur aux écrits disparus plus ou moins volontairement (pour cause d'incompatibilité avec le monothéisme balbutiant et croissant).
La sophistique a à voir avec l'histoire de l'immanentisme, en tant que l'immanentisme se présente comme une forme radicale de nihilisme axée autour du désir (plus que du langage). Dès lors, on comprend que Gorgias ait composé un Traité du non-être explicite, puisqu'il s'agit de dissoudre le réel dans le non-être pour justifier du fait que ce qui est réel n'est ni théorisable, ni fort étendu. Et si le théorique est en faillite, soit : si le réel ne peut être exprimé, c'est qu'il n'existe pas - tout simplement.
L'existence du langage s'opère sous la forme négative d'une reconnaissance pragmatique et empirique qui se contredit elle-même du fait de son incapacité à reconnaître le langage et qui de ce fait admet en creux que le réel est non-être - et n'est pas être. L'éloge que dresse Gorgias n'est sans doute pas un jeu plus ou moins ironique, mais présente cette forme assez débonnaire et désinvolte à propos de ce qui serait la fin du message des sophistes du fait qu'au fond le statut de la théorie se révèle quoiqu'il arrive assez dérisoire et creux. A quoi sert-il de composer un Traité du non -être de style magistral et sérieux si c'est pour constater une fois de plus l'impéritie du théorique?
Si Gorgias va plus loin dans le théorique que Protagoras, qui se contente de quelques formules lapidaires et dénuées de toute démonstration (à juste titre si la théorie est une erreur d'optique), l'impression étrange que produit sur le lecteur ce Traité provient du fait qu'il déduit le non-être intégral de l'impossibilité et de la carence de toute théorisation à exprimer le réel. D'où : si la théorie ne peut dire le réel, alors c'est que le réel désigne le non-être.

P.S. : ce n'est pas de mauvaise foi que le sophiste tire son argumentaire nihiliste, mais c'est parce qu'il en vient à entrevoir les limites du théorique tel qu'il se trouve formulé de manière assez fidèle par Démocrite. Autrement dit : ce n'est pas par intention consciente de masquer son erreur que les sophistes nient la théorie, mais parce qu'ils croient vraiment dans leur erreur. Puisque la théorie nihiliste atavique ne tient pas la route, il convient d'en arriver à un nihilisme radical qui permet de se passer du théorique sans avoir à le résoudre. Cette manière de concevoir le réel débouche sur le nihilisme parce qu'elle s'en tient à l'idée que ce qui est est contradictoire. Le seul moyen de lever la contradiction serait de dissoudre ce qui est (contradictoire) dans ce qui n'est pas.

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