lundi 8 août 2011

Fédérnations

L'actuelle guerre de Libye est l'illustration infecte et saisissante des théories du double standard énoncée notamment par Cooper, le chantre du postimpérialisme européen.

http://www.alterinfo.net/notes/Libye-Kadhafi-L-Etat-Nation-ne-peut-survivre-a-l-ere-des-regroupements-regionaux_b3156073.html

Le titre de cette dépêche d'un quotidien africain répertoriée par le site Alterinfo "Libye-Kadhafi : "L’Etat-Nation ne peut survivre à l’ère des regroupements régionaux" se révèle peu adéquat avec le contenu de l'article. Dans sa déclaration, Kadhafi ne parle pas explicitement du caractère caduc des Etats-nations, plutôt de la nécessité pour les États de se regrouper en fédérations de plus haut niveau (interrégional), à l'image de l'Union européenne, des Etats-Unisou de la Fédération de Russie. Si la constitution de la Fédération de Russie tient plus de l'oligarchie que de la république, les Etats-Unis ont été façonnés sur le modèle républicain (à l'image de Solon), modèle il est vrai passablement écorné. Quant à l'Union européenne, nous sommes en train d'assister à son effondrement, précisément parce qu'elle repose sur un modèle de fédéralisme oligarchique monétariste antirépublicain et que seule l'unité fédérale politique (sur le modèle américain) peut autoriser l'unité monétaire (et non l'inverse).
Reproche théorique : Kadhafi mélange l'Etat-nation avec l'Etat antérieur à l'Etat-nation. Notre Guide se réclame pour critiquer l'Etat-nation de conception européenne (inspiré notamment par le cardinal de Mazarin, régent du roi de France Louis XIV) de la Jamahiriya, un modèle de démocratie directe libyen, dont les aspects positifs sont irréfutables (développement économique), mais qui comporte aussi des travers assez importants, comme les preuves de dictature éclairée en lieu et place de la démocratie directe. L'actuelle guerre libyenne, qui n'est pas une guerre civile inspirée du modèle égyptien, mais une guerre impérialiste menée par lesatlantistes (sous la férule médiatique de BHL, dont on a compris le rôle de propagandiste pour de nombreuses causes atlantistes) et leurs hommes de terrain islamisto-monarchisto-traîtresen Libye même (les mouvances soi-disant islamistes du CNT de Benghazi), a pour principal mérite sémantique de mettre en évidence les graves carences de la conception démocratique de la Jamahiriya, en particulier le fait que le modèle de la Jamahiriya est inférieur au modèle del'Etat-nation.
Que peut-on reprocher au modèle mis en place par l'omnipotent Colonel?
1) Il a mis en place depuis plus de quarante ans un népotisme assez révoltant, inévitable vu les décennies de domination politique du clan du Colonel sur le régime libyen. Kadhafi n'est pas un despote sanguinaire comme ben Ali en Tunisie ou (dans une moindre mesure) Hussein en Irak, mais un dictateur éclairé, qui a su assurer la prospérité matérielle et économique de son pays, tout en se montrant incapable d'encourager les libertés essentielles, notamment la contestation politique (impossible à cause de la faiblesse du régime de l'Etat libyen). D'autres critiques sont possibles autour du népotisme, mais ce premier point explique que certains fils de Kadhafioccupent des postes stratégiques dans l'organigramme des institutions libyennes et manifestent des comportements dépravés qui constituent une menace pour la pérennité du régime politique libyen (par exemple en cas de disparition du Guide). Le népotisme indique que le régime politique n'a pas sur se fortifier et se diversifier assez pour empêcher que ce soit une mêmefamille (au sens large) qui régente les affaires courantes de l'Etat. De fait, l'Etat libyen est corrompu et ne présente pas une structure assez solide pour faire face à des coups d'Etatmilitaire ou à des affaires de déstabilisation orchestrées depuis l'extérieur, mais fomentées depuis l'intérieur, comme c'est le cas en ce moment même, avec cette guerre qui n'est pas civile, mais qui est une guerre entre le peuple libyen et des milices surtout islamistes à la solde desatlantistes.
2) le second point qui découle du premier tout en l'englobant porte sur la critique du tribalisme : la révolte libyenne a été rendu possible en achetant certains chefs tribaux, ce qui indique que le lien tribaliste est plus fragile que le lien rationnel entre concitoyens à l'intérieur de l'Etat-nation. Le système de démocratie directe libyenne n'a pas aboli loin s'en faut le tribalisme, mais l'a au contraire promulgué comme terreau de la Jamahiriya (démocratie directe érigée à partir du tribalisme). Si la démocratie directe est tribaliste, alors il s'agit d'une contradiction dans les termes. Il ne peut y avoir de démocratie directe tribaliste. Le tribalisme constitue la négation de la démocratie et son remplacement par le plus rationnel à l'intérieur de la tribu. Les liens intertribaux reposent sur la loi du plus fort, qui est irrationnelle, violente et souvent stupide. L'Etat-nation survient historiquement pour abolir les guerres de religion et les guerres civiles, soit pour empêcher que ne puissent s'aviver des affrontements intérieurs exprimant le tribalisme au sens large (les guerres de religion ressortissent du tribalisme au sens où s'affrontent des clans religieux utilisant la différence religieuse à des fins de domination politique). On retrouve dans cette volonté de rendre la démocratie tribaliste supérieure à la démocratie de l'Etat-nation un aveuglement (peut-être antioccidental) qui sert les intérêts claniques et qui recoupe la rhétorique impérialiste inquiétante d'un Cooper, stratège méconnu et influent (représentatif) de l'Empire britannique.
Selon notre brillant stratège postimpérialiste et postmoderne, les règles de la démocratie libérale sont valables à l'intérieur de l'espace occidental, mais muteraient dans le double standard en dehors, où les fédérations impérialistes postmodernes doivent faire face à des États pré-modernes (incompatibles avec le standard postmoderne). L'Etat prémoderne, c'est l'Etat tribalistede nature libyenne, et la guerre entre l'OTAN et l'Etat libyen illustre de manière saisissante le double standard impérialiste de la mentalité Cooper, autorisant les guerres postimpérialistesdes fédérations oligarchiques contre les États prémodernes.
3) Dans ces conditions, le comportement du Colonel et de son clan ressortit du double standard ou, plus clairement encore, du double jeu. Je me souviens avoir lu (je crois dans un livre du grand reporter Éric Laurent) les confidences d'un ancien chef du Mossad qui révélait que les services secrets israéliens, soi-disant ennemis irréductibles des intérêts libyens, avaient en réalité sauvé à de multiples reprises le Colonel contre des coups d'Etat libyens et qu'ils considéraient Kadhafi comme un allié sulfureux à leur solde. Ce comportement indéfendable du double jeu, qui recoupe la stratégie du double standard, se retrouve à un niveau supérieur avec les collusions infectes entre le Colonel et l'Empire britannique, tant en Libye que par le truchement symbolique de son fils Saif Al-Islam, qui est moins un réformateur pro-démocratique revendiqué de format Etat-nation qu'un pantin des milieux oligarchiques, lui quirepompa à la LSE un doctorat de philosophie; qui était connu pour ses fêtes somptueuses avec des membres de l'Empire britannique aux quatre coins de l'Europe, à Londres ou auMonténégro; qui fut couvert par de nombreux membres de haut vol de l'oligarchie britannique, comme sir Allen du MI-6 ou Tony Blair. Peut-être le Colonel estime-t-il qu'avec cette stratégie tortueuse du double jeu (en réalité jeu multiple), il parvient à préserver les intérêts du peuple libyen. Outre qu'il faudrait compter sur un critère peu rationnel, le seul caractère éclairé etsupérieur de sa personne, de surcroît les principes de la démocratie se trouvent bafoués par ce clanisme népotique et tribalist. Le retournement pervers auquel on assiste en ce moment (les anciens alliés de l'OTAN bombardent et massacrent sans vergogne le peuple libyen) montre les limites de cette stratégie du double jeu.
Plus profondément, bien que le clan du Colonel se trouve marqué dans sa chair par les éliminations physiques ciblées, on mesure à quel point le double standard ne peut pas être invoqué par le plus faible dans la relation au plus fort, puisqu'il finit toujours par lui retomber dessus (il est vrai que dans le même temps, le plus fort d'un moment est condamné à devenir le plus faible et que la règle du double standard finit toujours par nuire au plus fort, qui n'est jamais que le plus fort du moment).
La confusion que le Colonel entretient dans sa déclaration par rapport aux fédérations invoquées indique qu'il n'établit aucune différence entre la fédération fondée sur l'Etat-nation, comme les Etats-Unis, et la fédération européenne, qui est une fédération monétaire d'inspiration antidémocratique. Quant à la Fédération de Russie, elle obéirait, selon les critères de Cooper, au format de la fédération prémoderne, où l'oligarchie fonctionne sur le modèle archaïque de l'illégalité. Le pire est atteint si l'on se souvient que le Colonel dénonce volontiersl'Empire américain et ses ramifications israélo-sionistes, jamais l'Empire britannique, alors qu'il en fut cette dernière décennie un de ses réguliers satrapes (sans doute occasionnel et passager).
Cette confusion entre la fédération oligarchique (de forme monétaire ou archaïque) et la fédération républicaine montre que Kadhafi envisage l'extension de la Jamahiriya au modèle fédéral, soit la possibilité de former une démocratie directe débouchant sur une dictature éclairée de fait, en reprenant le modèle archaïque du tribalisme et sans prendre enconsidération la création moderne de l'Etat-nation pour dépasser le tribalisme et atteindre à une forme d'organisation rationnelle qui prémunisse des guerres civiles et qui confère une puissance importante aux institutions publiques (contre les factions privées aussi importantessoient-elles).
La confusion entre fédéralisme républicain et fédéralisme oligarchique ne s'opère pas à partir d'un modèle supérieur à la république exprimée dans l'Etat-nation, et qui correspondrait à laJamahiriya libyenne théorisée par son génial Guide. Le modèle de la fédération tribaliste est une variante oligarchique qui implique pour un fonctionnement pérenne que les dirigeants soient des dictateurs éclairés, soit que leur morale se montre supérieure à la normale et permette à l'intérêt général de se trouver servi par une élite supérieure et désintéressée. Le principe de l'oligarchie est de proposer le gouvernement des meilleurs. L'oligarchie éclairée correspondrait aux meilleurs désintéressés, un idéal attristant et fragile.
C'est bien le porgramme de Kadhafi, lui qui se situe sur une ligne progressiste (néo-nassérienne et panafricaine), impliquant que les meilleurs ne soient pas les plus dominateurs, mais avant tout les plus éclairés, soit les plus capables de penser à l'intérêt général avant leurs petits intérêts particuliers. Le courant nassérien revendiqué par Kadhafi est une évolution dunationalisme panarabe seulement légitime s'il tend vers l'obtention de l'Etat-nation : le panafricanisme selon les canons de Kadhafi est un tribalisme fédéraliste bancal qui ne respecte pas les critères du nationalisme propre aux pays en proie à la colonisation et à l'impérialisme.
La principale critique que l'on adressera à Kadhafi sera d'avoir trahi l'idéal nationaliste d'Etat)-nation d'un Nasser pour le transformer en une forme d'oligarchie pseudo-démocratique éclairée, qui a pour principal effet (négatif) de proposer un Etat de tailleminimaliste, nullement un Etat capable de représenter le point de vue du peuple et de former une nation dirigée par son Etat autant que représentée.
Cet Etat minimaliste et trop réduit a certes permis des réalisations techniques et économiquesimpressionnantes en Libye, où les dirigeants historiques de la Jamahiriya mettent en avant leur bilan économique pour arguer de leur bonne foi politique; mais cet Etat minimalisteconstitue aussi le frein empêchant la nation d'accéder à un niveau de développement supérieur à ce que l'Etat tribaliste peut proposer - des résultats supérieurs dont témoignent les Etats-nations modernes d'Occident. Si l'on ne veut pas commettre des contresens politologiques, il convient de toujours établir la différence entre le nationalisme aspirant à l'Etat-nation et le nationalisme à l'intérieur de l'Etat-nation. Les nationalistes dans les Etats-nations (soit le partinationaliste romantique, violent et désespéré) se réclament de la nation sans en référer à l'Etatadéquat et nécessaire, car l'exigence d'Etat superposé à la nation impliquerait l'impossibilitéformelle de verser dans l'oligarchie (quoique la subversion de l'Etat-nation soit possible, ce que les factions financières ont réussi à accomplir en Occident).
Moralité de la guerre impérialiste qui se déroule en ce moment en Libye : le régime de laJamahiriya ressortit de l'oligarchie progressiste, alors que l'impérialisme oligarchiquedésignerait la face la plus dure de l'impérialisme (à la manière de l'Empire britannique, défini par Cooper comme une fédération postmoderne européenne). Dans ces conditions, on comprend que l'Empire britannique ait noué des liens réguliers avec les membres du clanKadhafi et les dignitaires attitrés de la Jamahiriya : au-delà des intérêts énergétiques et financiers, il s'agit d'une alliance entre deux formes d'impérialisme, l'un postmoderne et avant-gardiste, l'autre archaïque et tribaliste (au juste, cette exigence de postmodernité vague et indéfinissable en termes de nouveauté ressortit d'un certain snobisme philosophico-politique, dont on retrouve la trace dans l'appellation de NOM, comme si l'impérialisme postmodernegarantissait enfin une pérennité qui auparavant se trouverait absente des formes archaïques del'impérialisme).
On comprend tout aussi bien que l'impérialisme postmoderne de l'Empire britanniquepostcolonial et financier entre en guerre avec la forme tribaliste et archaïque de l'impérialisme en gestation de la Jamahiriya, pour le moment anticoloniale et fédéraliste. L'oligarchie de la Jamahiriya ne se présente pas pour le moment comme une forme impérialiste agressive, mais comme une velléité de fédéralisme qui demeure peu agressive parce qu'elle se trouve concernéepar son propre développement, encore insuffisant. Que ce développement grade et trouve une expression de puissance adéquate - et les revendications de fédéralisme panafricain se commueraient en impérialisme revendiquant sa légitimité suite aux anciennes agressions impérialistes européennes et à l'histoire de l'Afrique spoliée et humiliée (esclavagisée).
La critique principale contre la Jamahiriya tient à cette forme d'oligarchie éclairée etprogressiste qui pour progressiste qu'elle soit n'en demeure pas moins oligarchique - et avec cette particularité que le progressisme en question, de facture oligarchique, n'est pas leprogressisme classique et authentique, mais la progression de l'oligarchie, soit le contre-progressisme entendant progresser. Qu'est-ce qu'une oligarchie qui progresse? C'est une oligarchie qui bientôt devient dominatrice et qui du coup se comporte de manière oligarchiqueclassique, soit par un impérialisme acéré et cruel.
Peut-être est-ce dans cette optique qu'il faut entendre les menaces de vengeance et de guerre contre l'Occident que lance le Colonel depuis l'agression impérialiste dont la Libye est la victime : si se venger n'est jamais un acte glorieux et valorisant, en l'occurrence, il s'agit de menacer l'impérialisme déclinant de l'Occident (l'Empire britannique et ses forces alliées) au nom de l'impérialisme qui monte en Méditerranée et qui aspire à devenir l'impérialismedominant. Kadhafi ne condamne pas l'agression impérialiste inqualifiable dont son pays est la victime au nom de la paix ou de la souveraineté des pays; il condamne l'agression impérialiste occidentaliste en espérant par son panafricanisme remplacer l'impérialisme occidental,impérialisme non pas circonscrit à une forme éclairée de tribalisme local (national), mais voué à progresser, à s'emparer de la revendication panafricaine et fédéraliste pour la transformer en unité politique de type oligarchique.
Le fédéralisme englobe aussi bien le fédéralisme oligarchique que le fédéralisme républicain. Le fédéralisme n'implique nullement que ces groupes soient régentés par la volonté générale. L'erreur que commet Kadhafi d'amalgamer le fédéralisme républicain d'Etats-nations (lesEtats-Unis) avec le fédéralisme oligarchique n'e pas anodine, mais significative de sa mentalité (nullement folle, par contre oligarchisante). Quant au fédéralisme oligarchique, il conviendraitde dissocier son expression élaborée - comme le monétarisme de l'Union européenne, de l'expression archaïque et prémoderne, comme la Fédération russe. Dans cette optique, l'oligarchie archaïque repose sur le tribalisme (multiple) et la Jamahiriya constitue une vitrine fidèle de ce qu'est l'oligarchie archaïque ambitieuse et en développement (dont la premièrecaractéristique est de se fonder sur le tribalisme, soit sur le plus ancien modèle politique et sur un modèle qui limite le développement d'une nation à un rayonnement régional).

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