jeudi 18 août 2011

L'imposture du nihilisme nietzschéen

J'ai collecté quelques citations de la biographie que Halévy a consacrée à Nietzsche. Il en ressort que Nietzsche était de son vivant considéré comme un nihiliste, surtout à la fin de sa vie consciente et que le profil qu'en dressent les commentateurs d'aujourd'hui, soi-disant débarrassés de préjugés antérieurs, religieux ou idéologiques, est un portrait faux, retouché, dont on a ôté le côté principal pour le laisser laisse, infidèle et en correspondance ave l'idéologie libérale la plus molle et idéalisée (mièvre), voire le gauchisme antimarxiste (pardon antimarxien) et postmoderne.
La première indication que je voudrais citer dans cet extrait est celle d'un jeune étudiant d'un ami de Nietzsche qui s'est brouillé avec Nietzsche. Un ami de Nietzsche qui est aussi un universitaire fidèle à l'académisme et poursuivant de plus en plus ses liens (dont la correspondance) avec Nietzsche par charité amicale - à tel point que l'amitié se finira par une petite brouille durable.
Quelle réputation avait Nietzsche pour un étudiant se tenant informé de la philosophie allemande de son temps (bien que Nietzsche soit un philosophe largement méconnu de son temps conscient)? "Le jeune étudiant (élève de Rohde à Tubingue) que Nietzsche interrogea (en 1887 à Nice, février?) avait entendu parler de lui comme d'un nihiliste radical, d'un esprit tout à fait négateur." (Halévy, p. 417).
Les rares contemporains qui connaissaient Nietzsche l'écrivain (essentiellement par des liens amicaux) le tenaient pour un nihiliste. Pourtant, Nietzsche à la fin de sa vie consciente a déjà écrit et publié ses textes dénonçant largement le nihilisme à venir. On pouvait à cette époque tenir compte de cette prévision tout en l'attribuant à un nihiliste, alors que de nos jours les commentateurs autorisés (par l'académisme précieux du libéralisme pédant) interdisent de manière proprement terroriste que l'on ose aborder le sujet du nihilisme autrement qu'en tant que nihilisme à venir - sous-entendu : Nietzsche serait un antinihiliste qui aurait seulement dénoncé le nihilisme, et toute insinuation quant au nihilisme propre de Nietzsche ressortirait de la calomnie christianisante, voire fascisante, quoi qu'il en soit moralisatrice (le summum de l'accusation rédhibitoire et définitive, galvaudée depuis trente ans par les crétins immoraux qui ne savent pas la source de leur inspiration, Nietzsche à la mode).
On pourrait demander aux commentateurs et admirateurs de Nietzsche comment il se fait que Nietzsche soit devenu à la mode en plein coeur du nihilisme qu'il prévoyait et dénonçait - c'est-à-dire maintenant. Comme l'on pourrait demander comment nos commentateurs manifestement aveuglés font pour présenter Nietzsche comme ostracisé et marginalisé alors qu'il occupe une place centrale dans les colloques et les séminaires les plus prestigieux de nos milieux académiques les plus reconnus. Il y aurait un problème logique et historique qu'il conviendrait de soumettre aux autorités intellectuelles reconnues et louées de notre temps - la cohorte des nietzschéens, par exemple à cet autre nietzschéen actuel, normalien et traducteur qu'est l'universitaire brillant et réputé Éric Blondel (que j'avais mélangé avec un autre nietzschéen de même format, sorte de copié-collé, l'historien de philosophie et traducteur normalien et agrégé Didier Franck). Blondel explique aux lecteurs de philosophie qui voudraient comprendre Nietzsche sans sombrer dans les faux sens grossiers et/ou pervers que le sens de nihilisme se révèle absolument univoque : en gros, Nietzsche ne peut que dénoncer de l'extérieur le nihilisme, tant le nihilisme philosophique (l'absence de valeurs transcendantales) que le nihilisme historique (le nihilisme que Nietzsche sent venir).
Les commentateurs de Nietzsche voudraient à toute force faire de Nietzsche un annonciateur du nihilisme qui n'aurait jamais fricoté avec le nihilisme, qui serait un dénonciateur pur du nihilisme proposant des valeurs antinihilistes; alors que, comme pour le cas du ressentiment, Nietzsche dénonce d'autant plus le nihilisme vers la fin de sa vie qu'il est lui-même nihiliste et qu'il cherche dans le nihilisme des remèdes antinihilistes au nihilisme. Malheureusement, le simple rappel de l'avis de cet étudiant de Rohde montre quelle est la réputation nihiliste de Nietzsche à l'époque où il est encore conscient, et surtout quelle est la réputation de Nietzsche pour ses propres amis - Rohde devant estimer les qualités intellectuelles patentes de Nietzsche tout en l'ayant caractérisé comme un esprit nihiliste explicite depuis sa rupture culturelle avec Wagner et avec ses ennuis de santé.
Les commentateurs actuels font grand cas des analyses enflammées de Nietzsche, mais un nietzschéen plus conséquent comme Rosset, qui n'est pas que commentateur de Nietzsche, mais qui utilise Nietzsche pour le prolonger en le mâtinant surtout avec Spinoza (un peu avec Schopenhauer), a remarqué dans ses Notes sur Nietzsche (parues en même temps que la Force majeure) que le principal mérite de Nietzsche (pour Rosset insigne) résidait surtout dans son entreprise de critique négative, autour du ressentiment et de la morale, et que la positivité de Nietzsche dans ce qu'elle recèle de cohérent et de défini tournait surtout autour de la musique (qui n'exprimant rien rejoint l'idée selon laquelle selon Rosset le désordre précède l'ordre).
Cette position présente au moins le mérite d'une certaine cohérence philosophique : il est plus cohérent de présenter Nietzsche comme négatif que comme positif. Cette négativité que l'irrationalisme vient compléter de manière pseudo-positive se rapporte certes au ressentiment; au moins existe-t-elle - et présente-t-elle même des aspects intéressants (l'analyse du moralisme, que Nietzsche confond malencontreusement avec la morale). Mais cet intérêt même de la pensée négative de Nietzsche (dont le prolongement positif ne va pas de soi, à part affirmer un irrationalisme qui renvoie à l'expression musicale) avoue que la philosophie de Nietzsche n'est pas positivité, que cette philosophie qui se veut tant pensée de l'affirmation, du oui inconditionnel à la vie, est d'essence nihiliste.
Nietzsche se présente comme nihiliste; sa philosophie est structurée sur le mode nihiliste de la négativité; et l'on essaye d'établir une distinction fantasmatique et illusoire entre le nihilisme de Nietzsche et le nihilisme qu'il diagnostique dans la culture occidentale et qu'il entrevoit à l'avenir pour l'homme. Mais Nietzsche essaye moins de sortir l'homme du piège nihiliste (grandiose projet) que de se dépêtrer de la polysémie qu'il confère au terme de nihilisme, en lui donnant des sens opposés. Sans doute est-ce à cause de cette polysémie contradictoire et amalgamante que Nietzsche réussit l'exploit de proposer de sortir du nihilisme par le nihilisme.
Chez Nietzsche le nihilisme désigne autant la manière de détruire le sensible que celle divine (selon Nietzsche) de penser contre l'idéal, en réhabilitant le seul réel, le sensible. Du coup, Nietzsche est pris dans le piège nihiliste tel qu'il le façonne, consistant à signifier à la fois telle proposition et son contraire contradictoire et antagoniste et empêchant de comprendre le problème - pour résoudre un problème il faut sortir des termes du problème et en inventer un nouveau. Le problème du nihilisme, c'est qu'il se trouve engoncé dans l'immobilisme ou le fixisme : il ne peut que proposer un sens polysémique et contradictoire, fidèle en cela à la mentalité d'un Héraclite, selon lequel le réel tient (perdure) parce qu'il se trouve équilibré par l'opposition irréductible et éternelle des contraires.
Au fond, l'enfermement philosophique de Nietzsche (le nihilisme) recoupe son enfermement psychologique (la folie). Dans les deux cas, il s'agit d'empêcher de trouver une solution suivant la méthode classique en lui substituant la méthode nihiliste typique présentée comme novatrice et inconnue, alors qu'elle s'avère désigner la plus vielle des deux traditions, une méthode aussi atavique qu'inepte. Nietzsche devient fou parce qu'il est dans un piège qu'il déclare être la solution. Il se flatte de sa bonne santé (philosophique) alors qu'il va sombrer dans l'effondrement psychopathologique; de même est-il prévisible de proposer le nihilisme contre le nihilisme, soit d'empêcher que le sens sorte du donné dans lequel on l'a cadenassé et, un cran encore au-dessus, que le sens comprenne de manière contradictoire les sens les plus opposés.
Où l'on constate que le mode de penser de Nietzsche est non viable et contradictoire théoriquement, c'est qu'en demeurant dans le fixisme/immobilisme, l'on empêche la résolution, soit l'on crée la destruction. La folie vient alors de ce que l'on se trouve bientôt acculé à proposer contre le mal de la destruction le remède sclérosé et contradictoire de la detsruction. La folie de Nietzsche est aussi bien explicable que son schéma théorique contradictoire (et destructeur).
Ce schéma destructeur et immobiliste (que Rosset définirait comme tautologique) trouve une expression symptomatique (tant d'un point de vue philosophique que psychiatrique) lors de la même période de fin de vie que pour les confidences de l'étudiant. C'est Halévy qui narre cet épisode emblématique, qui cette fois fait intervenir un autre ami de Nietzsche, un certain Lanzky :
"En mars (1887), la terre trembla à Nice. Quelques maisons croulèrent : Nietzsche en fut content. Annonciateur de catastrophes, lui-même vivante catastrophe, toute catastrophe lui plaisait. Deux années auparavant, l'île de Java ayant été ravagée par une éruption volcanique du Kratakoès et un tremblement de terre simultané, il avait manifesté un enthousiasme dont Lanzky, alors son compagnon, avait été un peu surpris. "Deux cents mille êtres anéantis d'un coup, s'écria-t-il, c'est magnifique, voilà comment l'humanité devrait finir!" Peu après un raz de marée ayant bousculé le casino de Nice, il avait trouvé cela plaisant, mais insuffisant. "Ce qu'il faudrait, dit-il à Lanzky, c'est une destruction radicale de Nice et des Niçois." Lanzky, qui tient ici le rôle de Sancho Pança, ne s'était pas retenu d'observer : "Nous serions supprimés nous-mêmes. - Qu'importe!" Nietzsche eût aussi bien accepté la destruction de tous les humains, de tout ce qui vit. Seuls régneraient ensuite sur notre globe les éléments purs, lumière, feu, lave, air, eau, splendeurs physiques dont nous échappent les mystères." (Nietzsche, p. 418).
Les confidences de Nietzsche pourraient révéler que Nietzsche n'était pas tout à fait au clair dans ses idées et son équilibre mental (tout comme Nietzsche affecte un pas de promenade des plus excentriques ou qu'il se trouve à intervalles réguliers accablé d'hallucinations). Mais elles montrent surtout que Nietzsche se trouve en fat tout à fait au clair sur l'issue du nihilisme : la fin - la destruction. La lucidité de Nietzsche n'est pas une lucidité géniale et révolutionnaire telle que ses commentateurs actuels ne cessent de nous en seriner la couleur sans jamais nous ne détailler le contenu (pour le coup inexistant). La lucidité de Nietzsche est en même temps contradictoire et folle : il sait que sa manière de penser (qu'il nomme divine!) conduit à la disparition de l'humanité.
La conséquence de Nietzsche tient dans le fait d'assumer l'inconséquence, l'irrationalisme, soit la contradiction et la destruction. Mais prôner la destruction totale et définitive n'est pas une résolution ou une solution; plutôt la défaite de la résolution et de la manière de penser. Sans doute est-ce la raison principale pour laquelle Nietzsche s'effondre. L'effondrement mental intervient après avoir provoqué l'effondrement du sens (le naufrage du sens). Il faudrait distinguer entre le naufrage du sens professé par ceux qui se gardent bien de détruire tout à fait le sens - et ce faisant se gardent une certaine porte de sortie (en promouvant les formes de sens les plus érudites et prestigieuses à l'intérieur du sens fini de l'être); et le naufrage total de Nietzsche qui pour être érudit ne s'en montre pas moins tout à fait désespéré à la fin de son existence.
Nietzsche ne peut se réfugier dans tel ou tel sens-échappatopire parce que tous les sens (fussent les plus approfondis) se trouvent frappés du sceau de l'inanité. Le désastre nihiliste se trouve ici souligné alors même que Nietzsche essaye de professer une polysémie du nihilisme qui peut aussi bien contenir le sens le plus désastreux (le nihilisme passif et idéaliste) comme le sens le plus positif et divin (le nihilisme anti-idéaliste). Car le sens divin du nihilisme ne coule pas de source - à tout le moins; Nietzsche qui claironne s'inspirer de ce nihilisme divin ne propose rien d'autre que le rien pour caractériser les éléments de ce nihilisme.
L'imposture philosophique et sémantique du nihilisme éclate enfin : non seulement il contient par sa polysémie des éléments reconnus comme les plus négatifs qui soient; mais à côté, les éléments caractérisés comme les plus positifs se révèlent inexistants à l'oeuvre (ou à l'essai). Pour une philosophie à coups de marteau, il s'agit de pétarades flamboyantes révélant de sérieux ratés! A Lanzky, Nietzsche confesse qu'il souhaiterait la destruction de tous les Niçois :"Ce qu'il faudrait, dit-il à Lanzky, c'est une destruction radicale de Nice et des Niçois." On pourrait aisément remplacer les Niçois par l'homme en général, ainsi que le souligne Halévy dans la citation.
L'aveu de Nietzsche montre que non seulement son nihilisme divin ne contient rien d'autre que la destruction de l'idéalisme tenu pour illusoire; mais encore que Nietzsche essaye d'assumer cette position qui n'est pas assumable pour un philosophe, tant elle ressortit de la défaite de la pensée (préférer la destruction à la création revient à accepter que la pensée s'engonce dans la destruction). Cette citation n'est jamais mise en relief (voire réfutée) par les commentateurs de Nietzsche, qui brodent plutôt sur l'innovation nietzschéenne sans jamais apporter de définition claire de l'innovation, mais se démarquent plutôt par la caractéristique de leur définition différée (au sens où Derrida parle de différance, soit de sens à jamais différé, ou différé une bonne fois pour toutes, selon son expression favorite).
Pourtant, à la lecture de cette confidence, le lecteur est saisi par la folie de Nietzsche, démence destructrice comme un feu déclenché par un pyromane. La différence entre le pyromane et le philosophe, c'est que le pyromane est reconnu comme irresponsable, tandis que le philosophe est sensé apporter du sens et incarner la position de la cohérence et de la responsabilité. Mais peut-être derrière cette étrange mascarade consistant à faire passer le plus irresponsable (pervers s'il n'est fou?) pour le plus philosophe et novateur en philosophie faut-il distinguer l'état d'esprit de l'époque, qui n'hésite plus à se réclamer de Nietzsche comme de son penseur-fétiche et à le dédouaner de toutes les tares et de tous les vices, dont la folie, alors qu'il est évident que Nietzsche s'est enfermé tout seul dans une impasse philosophique dont il ne put sortir sain et sauf (seule la folie lui permettra un passage).
En promouvant Nietzcshe, notre époque opaque montre quelle est sa teneur : l'éloge de l'irrationalisme et de l'inconséquence, le fait de tenir le Nietzsche conscient pour le plus sage des penseurs alors que cette confidence (entre autres) indique au contraire que Nietzsche bascule déjà dans la folie et que ce qu'il propose n'est ni révolutionnaire, ni responsable - au contraire une rengaine resucée et intenable. La position de Nietzsche pourait évoquer la provocation stérile d'un adolescent vaguement immergé dans des mouvements contestataires et destructeurs comme le punk - assailli par la phase de destruction transitoire propre à l'adolescence, qui seule peut exiger que des mouvements aussi débiles fleurissent (l'inquiétant étant que certains adultes demeurent dans cette phase d'adolescence vague, soit s'entêtent à invoquer la destruction puérile).
La reconnaissance par Nietzsche lui-même (en sus de l'étudiant) de son identité nihiliste délivre aussi la véritable teneur du nihilisme, toujours selon Nietzsche lui-même : le nihilisme positif à connotation divine n'existe pas. L'alternative nihiliste au nihilisme demeure dans le giron du nihilisme. Ce qui serait un raisonnement normal (pas de plus sans addition d'un élément nouveau dans le donné immobile) devient chez Nietzsche un raisonnement génial (du plus à partir du rien). Quand on comprend que la véritable définition du nihilisme recoupe de manière fort simple la destruction, on oublie les ornements et les frous-frous dont Nietzsche se réclame pour justifier de son système de pensée malsain et malade.
Il est évident que le nihilisme n'est ni une manière divine de penser, ni une illusion idéaliste totale, mais la manière de penser de Nietzsche dont il se sert de manière contradictoire et en repoussoir, sur le mode : le remède au poison. Le thème de la santé chez Nietzsche recoupe ses propres problèmes de santé. Et de même qu'il est avéré que Nietzsche s'empoisonnait pour se soigner (les neurologues qu'il consulte le lui reprochaient déjà), de même recourt-il au poison du nihilisme (la valeur empoisonnée) contre les valeurs morales. Le poison est ce qui détruit.
Nietzsche se détruit à force de choisir le poison comme le remède : aussi bien, la contradiction en tant que mode de penser revient à rendre identiques les contraires (le négatif est le positif). Tel est le nihilisme au-delà de la définition qu'en propose Nieztcshe : la destruction. Et dans ce passage, Nietzsche se réjouit de cette destruction comme un petit adolescent qui constatant qu'il ne parvient pas à proposer de solutions alternatives au problème en vient à préférer l'échappatoire que l'acceptation de sa défaite.
Nietzsche se vantait que le philosophe était doté d'un très fort orgueil. Orgueil destructeur sans doute. Au lieu d'avouer qu'il s'est fourvoyé, au lieu de se sortir de son guêpier inextricable par la reconnaissance de son égarement, Nietzsche choisit la folie et la fuite en avant. Tel est le nihilisme : refuser de s'en sortir. Les propos de Nietzsche à son ami Lanzky (rapportés par Halévy) témoignent de son choix pervers et/ou délirant en faveur de la destruction. Soit : en faveur de la disparition de l'homme. Quelle est cette philosophie qui choisit de penser en fonction de ce critère fondamental de la disparition de l'homme?
Comment se fait-il que les commentateurs ne commentent jamais ce genre de citations, mais choisissent toujours de citer des extraits qui mettent en valeur Nietzsche et sa pensée géniale, sur le mode de la pensée différente et différante (toujours différer le contenu positif de Nietzsche au motif que c'est très compliqué et très inattendu, donc déstabilisant)? Halévy ajoute à ce commentaire pour le moins dangereux et dérangé (chaotique dans un sens psychiatrique) de Nietzsche une confidence d'importance : "Nietzsche eût aussi bien accepté la destruction de tous les humains, de tout ce qui vit. Seuls régneraient ensuite sur notre globe les éléments purs, lumière, feu, lave, air, eau, splendeurs physiques dont nous échappent les mystères."
Nietzsche entend que l'homme disparaisse (sur le mode : après moi, le déluge - ou la vengeance du fou?), mais pas seulement. L'homme est compris par la vie. Nietzsche préférerait que l'inanimé succède définitivement à l'naimé. Le nihilisme serait-il contre l'animation, le mouvement, en faveur de l'immobile (l'éloge d'un Nietzsche en faveur du devenir et du changement serait à intégrer dans cette volonté de susciter l'immobilisme exclusif, l'inanimé)? En tout cas, cette conception pour le moins inattendue explique pourquoi Nietzsche se déclare farouchement en faveur de la guerre, du militarisme et contre l'humanisme et toutes les conceptions stupides selon lui qui tendent à favoriser l'homme (et indirectement l'animé supérieur à l'inanimé).
On pourrait aussi citer cette curieuse et intrigante confidence de Nietzsche dans le Gai Savoir(§109) : "Le vivant n’est qu’une espèce de ce qui est mort, et une espèce fort rare" (variante selon la traduction d'Albert : "La vie n'est qu'une variété de la mort et une variété très rare") Nietzsche entend réconcilier de façon spinoziste le vivant et le mort, soit l'unité immanente du reél. Il réconcilie le vie et la mort au profit d'un réel mort, soit exactement inanimé. Il fait du fondement du réel le chaos (le non-être) : pensée atavique, explicitement antique. Dans cette logique, la mort correspond à l'inorganique et l'inanimé (l'exception du vivant doit retourner à la règle du chaos, de l'inanimé, de la mort).
La seule issue au nihilisme réside dans la disparition de qui peut penser le nihilisme : seulement l'homme, mais aussi l'animé. L'inanimé ne peut pas penser, se trouve délivré de la pensée - et c'est ainsi qu'apparaît au final Nietzsche : un être souffrant, malade, qui choisit le nihilisme par désespoir de sa maladie et par dépit. Je souffre, donc le mieux est de faire disparaître tous les hommes. Au-delà du diagnostic toujours risqué (bien que les symptômes psychopathologiques sérieux soient avérés sauf pour les commentateurs érudits et de mauvaise foi qui professent que Nietzsche serait génial et toujours sain d'esprit) en matière de psychiatrie (et qui quand il est formulé de manière légère et incompétente émane souvent decinglés plus atteints que le diagnostiqué), faut-il au nom de ce nihilisme revendiqué par Nietzsche et soigneusement biffé depuis lors par la critique déformante et favorable outrancièrement (pour peu qu'on lui laisse son petit Nietzsche illustré et inoffensif) - supprimer la lecture de Nietzsche?
La rendre dangereuse et vicieuse? En philosophie, certains commentateurs ont récemment appelé à la censure de Heidegger (grand lecteur de Nietzsche, comme par hasard malencontreux, n'est-ce pas messieurs les commentateurs qui voulez faire oublier que ce n'est pas parce que Nietzsche n'est pas nazi qu'il n'a pas de correspondances avec le nazisme, en gros autour du thème oligarchique) à cause de son nazisme passager et de ses effets durables sur son vocabulaire philosophique (fait largement dénié des commentateurs heidégerriens en France). Faudrait-il expurger la philosophie de ses auteurs oligarchiques notoires (ce qu'est Nieztcshe après tout, lui qui n'est pas nazi, ni historiquement, ni dans la mentalité)?
Il ne s'agit pas de censure, ni même de dévaloriser un écrivain parce que l'on juge ses positions fondamentales dangereuses pour l'homme (comme en témoigne le deuxième extrait). Il s'agit de juger que Nietzsche, aussi profond soit-il sur de nombreux sujets (par exemple tel que nous le restitue un Rosset), est un écrivain nihiliste oligarchique, et, du fait de cette position (l'oligarchie est en politique le prolongement du nihilisme théorique fondamental) profondément dangereux - puisqu'il mène à la disparition déclarée de l'homme. Assumée, assurément pas, puisque la folie est un bon moyen de fuir ses responsabilités...
Quant aux positions des commentateurs, les lecteurs devraient commencer par ne plus lire ces commentateurs autorisés par le milieu académique, qui réussissent le notable exploit de passer à côté de l'essentiel - comme si un client ratait l'éléphant dans le petit magasin de porcelaine. On peut comprendre pourquoi les commentateurs, des universitaires qui ont réussi dans ce système libéral et qui sont rémunérés par un Etat occidental assujetti au libéralisme, omettent de signaler le nihilisme déclaré de Nietzsche (surtout vers la fin de sa vie consciente) : c'est que reconnaître ce trait principal les amènerait à se demander pourquoi la mentalité dominante de leur époque, par leur truchement singulièrement, en est venue à adorer Nietzsche tout en faisant mine de le marginaliser.
Et la réponse serait (à peu près) : parce que nous vivons dans une époque d'immanentisme terminal, qui prolonge la phase d'immanentisme tardif et dégénéré que Nietzsche avait fondée (et qui a échoué). Notre époque d'ultralibéralisme dominant et dénié adore ce grand nihiliste que fut Nietzsche, ce visionnaire nihiliste typique qui a dénoncé le nihilisme terminal que nous vivons au nom de sa conception du nihilisme. Outre que tout nihilisme ne peut que mener au nihilisme, ce qui suffit à signer la folie du raisonnement, le nihilisme de Nietzsche, pour moins dégénéré (quantitativement) qu'il soit que le nihilisme que nous endurons en ce moment, n'en demeure pas moins un véritable nihilisme, qui a pour effet, dénié, de souhaiter la disparition de l'humanité et de se réjouir quand quelques épisodes catastrophiques viennent ébaucher ce désir - de délire.

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