vendredi 26 août 2011

La perversion nihiliste chez Nietzsche (et chez les penseurs nihilistes)

A propos du lien avec Taine et Burckhardt :
"Nous sommes profondément liés, écrit-il, comme le peuvent être trois hommes radicalement nihilistes, quoique pour mon compte, tu le devines peut-être, je persiste à ne pas désespérer de trouver le trou qui mène à quelque chose."
Lettre à Rohde, mars 1888.

"Ce nihilisme radical, et pourtant teinté d'espérance, est singulièrement nuancé." (Halévy, p. 425).

Selon les deux premières citations, issues de la biographie de Halévy, Nietzsche se déclare nihiliste - et fier des avancées que selon lui le nihilisme apporte. Il continue dans la première citation à proposer la confusion pathologique entre le nihilisme destructeur que manifesterait ces deux amis brillants, mais seulement consensuels; et son nihilisme à lui qui lui ouvrirait des horizons insoupçonnés et novateurs - constante confusionnelle très récurrente à la fin de sa vie consciente.
Seul problème : les horizons novateurs deviennent seulement "le trou qui mène à quelque chose". Multiples contradictions dans cette déclaration :
- un trou ne peut mener à quelque chose (association oxymorique du vide et du quelque chose);
- définir l'horizon comme un trou revient à nier l'innovation, sauf à considérer que le vide (le rien) soit novateur;
- l'imprécision du mot trou fait que l'on ne sait pas bien à quelle innovation nihiliste Nietzsche fait référence, le nihilisme antique du vide démocritéen, le rien dénié d'un Spinoza (recouvert par l'indéfinissable incréé immanent) ou la sophistique qui reconnaît sans ambage l'existence ultime du non-être;
- la formule singulièrement réservée et circonspecte de Nietzsche ("je persiste à ne pas désespérer") explique pourquoi deux ans environ plus tard Nietzsche sombre dans la folie : s'il persiste à croire dans son innovation nihiliste contradictoire, au fond, il s'est assombri et il sait que son nihilisme n'est pas tenable, qu'il est dénué de tout contenu positif et que sa force philosophique (sa négativité) est aussi sa faiblesse (son incomplétude flagrante et rédhibitoire à définir positivement le nihilisme).
Nietzsche a failli : le but qu'il s'était fixé était trop haut, trop démesuré au sens d'impossible (remplacer Dieu par le surhumain/surhomme, instaurer le surhomme créateur de ses propres valeurs, établir un programme qui détrône le Christ au point de fixer un nouveau calendrier à partir de Nietzsche lui-même...). La philosophie de Nietzsche, si pétaradante et affirmatrice au départ, finit dans le fiasco. Nietzsche perd la boule, se met à signer ses missives de noms précieux et mégalomanes comme Dionysos... La folie (mania) n'est pas insaisissable. Nietzsche est devenu fou parce qu'il a compris qu'il s'était fourvoyé dans le nihilisme et que son projet était à l'eau (de Nice?). Son projet imposant (mégalomane dans sa pathologie croissante) : instaurer une nouvelle forme de religieux, qui ne soit pas religion au sens classique (transcendantaliste) et qui s'oppose au christianisme (au platonisme) en tant que le nihilisme est une forme rationaliste qui se substitue au religieux classique et qui chasse toute forme ontologique de la philosophie (au point que les nihilistes purs et durs réfutent l'entreprise métaphysique comme encore trop authentiquement imprégnée d'ontologie - le point de départ de l'immanentisme, en rupture de ban avec la métaphysique moderne, par radicalisme). Le surhumain et la volonté de puissance : Nietzsche entend fonder une religion pour les hommes élus - une religion sans transcendance (rationnelle).
Nietzsche avait pour projet de fonder la forme ultime et enfin viable du nihilisme, l'immanentisme tardif et dégénéré, correction de l'immanentisme seulement classique (et lui-même encore imparfait) de Spinoza. Malheureusement, Nietzsche n'a pas réussi dans sa phase positive à proposer un contenu à son nihilisme ravageur et outrancier. Il comprend qu'il n'y est pas arrivé et (pis) qu'il n'y arrivera pas. Quant au projet, il est démesuré au sens que les Anciens accordaient à ce terme : la démesure consiste à remplacer les dieux (Dieu est mort) par l'homme.
L'alternative Dionysos (plus rarement Zarathoustra) au Crucifié ou au Christ (voire Socrate, Platon et ce genre de figure tutélaires de l'Occident classique) n'est pas la production d'un dieu classique, mais d'un dieu très humain (pas trop?), qui est pour Nietzsche l'illustration de ce à quoi l'homme doit parvenir (dans son projet passablement confus et peu explicité de surhomme/surhumain). Las, Nietzsche ne sera pas le fondateur de l'immanentisme tardif et dégénéré comme alternative nihiliste viable au religieux classique. Il voudrait tant ne pas être fondateur de religion au sens classique, son souhait sera exaucé, mais pas comme il l'entendait (triomphe du nihilisme et début d'une nouvelle ère). Loin de prétendre au statut d'Antéchrist/Dionysos, Nietzsche ne sera qu'un philosophe notable parmi d'autres. Pas au-dessus de Spinoza et sans avoir réussi à déboulonner Socrate et Platon - encore moins le rival Christ. De dépit, Nietzsche s'effondre et n'a plus qu'à embrasser un cheval à Turin (selon la légende?).

"Ce nihilisme radical, et pourtant teinté d'espérance, est singulièrement nuancé." (Halévy, p. 425).

Pour la seconde citation (que je répète), bien qu'elle présente les mêmes symptômes que la première, elle se révèle porteuse d'un certain comique : non seulement le nihilisme ne contient aucune positivité, mais il est amusant d'entendre Nietzsche évoquer l'espérance, lui qui par principe la condamne au nom du réel qui selon lui se résume au sensible. L'espérance comporte certes une signification de réussite (le nihilisme trouverait enfin un sens parachevant son entreprise négative) plus marquée que lors de l'évocation assez contradictoire du trou (comme un aveu d'échec), mais cette espérance ne peut que mener à la folie, puisque sa particularité est de se révéler dénuée de tout élément de positivité effective - juste des puissances que l'on ne peut actualiser, pour s'exprimer comme le métaphysicien Aristote, l'ancêtre de l'immanentisme (la tradition dont se réclame Nietzsche est une gradation du nihilisme aristotélicien et de la métaphysique, dont le processus diffère de l'immanentisme au point que l'immanentisme tient la métaphysique pour idéaliste et propose une expression radicalisée du nihilisme).

Peut-être Nietzsche estime-t-il que la révolution du sens (des valeurs) passe par la trouvaille de cette polysémie qui présente comme caractéristique sa contradiction intrinsèque et qu'il nomme quant à lui sa nuance. La dernière citation montre que la contradiction va jusqu'à l'opposition des deux grands sens du nihilisme, nihilisme actif et nihilisme passif. Nihilisme positif et négatif. Le problème : Nietzsche juge que c'est pas cette contradiction qu'il peut parvenir à la création (l'invention) d'une idée supérieure alors qu'il ne peut y parvenir au moyen de cette méthode fausse. Théoriquement, Nietzsche s'égare - il le payera de sa folie. Cela rejoint sa conception de la domination oligarchique qui s'établit dans le même réel, le donné inchangé, immanent (l'immanentisme), alors que le moyen que le réel utilise pour parvenir au changement et à la supériorité antientropique consiste à passer d'un certain donné (un palier, une plateforme) à un palier supérieur.
Nietzsche comprend qu'il ne peut parvenir à créer quelque chose de nouveau dans un donné défini (au sens où Rosset explique que dans le matérialisme antique et cohérent, le changement dans le donné n'existe pas, puisque rien ne peut faire relief sur rien). Alors il décide de créer quelque chose de contradictoire pour faire nouveau. Telle est la perversion de Nietzsche, qui le mena à la folie (ce qui montre que la perversion repose elle-même sur des fondements nuisibles en premier lieu pour leur auteur). Telle est aussi le fondement de la loi du plus fort (mise en scène notamment dans les dialogues de Platon), où le plus fort finit faible et souvent détruit (assassiné par exemple) parce que le fondement de sa morale du plus fort repose sur la contradiction et la destruction. C'est ce qui arrive à tout oligarque, un Calliclès dans le domaine politique - dans le domaine intellectuel un Gorgias. Nietzsche n'échappera pas à cette règle impitoyable et nous offre l'occasion (kairos) de vérifier que même son oligarchie intellectuelle possède des racines antiques dont en bon philologue hellène il ne pouvait pas ne pas s'inspirer.

Note 15 : "Le nihilisme en tant que phénomène normal peut être un symptôme de force croissante ou de croissante faiblesse", note-t-il à l'automne 1887, après avoir distingué le "nihilisme actif", "signe de la puissance accrue de l'esprit" du "nihilisme passif", "déclin et régression de la puissance de l'esprit" (Fragments posthumes, Gai Savoir, 1881-82, §11, p. 41, 28)

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