Notre époque d'immanentisme tardif et dégénéré, en phase terminale, met en lumière l'importance des think tanks. Les réservoirs à idées sont une spécificité de la vie intellectuelle anglo-saxonne. Ils ont essaimé en France - et en Allemagne. En Occident. On pourrait définir les think tanks comme de la production d'idées au service de l'action. C'est ainsi que l'un des principaux réservoirs à idées d'Amérique, la Heritage Foundation, se conçoit comme un prêt-à-penser au service des politiciens républicains et de l'action des gouvernements républicains. En France, on assiste depuis une décennie à la mode contagieuse de ces clubs, qui tous sont jumelés avec des frères anglo-saxons. En Angleterre, le club est la réunion privée. C'est aussi un terme qui se veut chic et smart, voire snob.
Le club est une association avec des intérêts et des goûts communs. C'est aussi une société où l'on s'entretient des affaires publiques ou de questions philosophiques et politiques, selon le TLF. On comprend que l'autre sens, toujours selon le TLF, désigne un "groupe de personnes issues de milieux politiques ou professionnels divers, qui organise des réflexions, quelquefois suivies de publications, sur des questions politiques, économiques ou sociales." Nous y sommes. Le club devient rapidement aristocratique : le Jockey-Club est l'incarnation, de ce mode de vie. Parasite/parisianiste, notamment dans les ouvrages de Proust.
Le club peut aussi désigner une association sportive, étant entendu que le sport exprime et propage les idées de l'immanentisme. L'immanentisme conçoit les idées comme des données finies, dont le but appartient au néant si elles ne servent pas immédiatement, soit si elles ne servent pas l'action. Si elles ne sont pas efficaces. Raison pour laquelle un immanentiste est incapable de concevoir la production d'idées pour les idées ou l'action des idées en dehors de l'action directe et immédiate. L'immanentiste est cet adversaire de Platon et de tous ceux qui conçoivent que la vraie richesse de la pensée passe paradoxalement, mais profondément, par l'absence de but et d'efficacité. Si vous transmettez des idées qui ne servent pas le sens du pouvoir, l'immanentiste vous répondra que l'on ne peut rien y faire ou que le geste gratuit ne sert à rien.
S'il en vient à raisonner d'une manière aussi efficace et conformiste, c'est parce qu'il raisonne en immanentiste, bien entendu sans s'en rendre compte. Il ne peut comprendre ce que sont les idées. Le principe de l'immanentisme est d'agir en tant que mentalité du non-dit; puis de propager ses conceptions tacites et implicites au sein des populations mondialisées, qui suivent ce mode de raisonnement sans s'en rendre compte. Précisément sans esprit critique, puisque l'esprit critique et la remise ne question sont les ennemis de la mentalité immanentiste. On applique, on ne critique pas. Sinon l'on se montre contestataire, ce qui n'est pas loin de représenter le crime suprême et l'interdit par excellence.
Très peu de moutons agissent sciemment sachant que leur comportement moutonnier recèle le meurtre mâtiné de suicide. De désespoir. D'absence de sens et de sens absurde de l'absurde. Les Autres, l'enfer bien connu, suivent mimétiquement. Que l'on s'enquière du rôle avéré que jouent les médias, la musique ou le cinéma dans la propagation de valeurs occidentalistes. Les jeux vidéos et maintenant les plateformes d'échange Internet. Facebook, face de bouc.
Aujourd'hui que n'importe quel gamin du monde unique s'identifie aux stars, Hollywood et Bollywood, à leurs (re)productions manichéennes, aux clips de rap et de r&b (revisité), à toute cette quincaillerie sonore et sonnante de blingers, notre bon mouton immanentiste élevé à la sauce occidentale est empli d'une idéologie dont il ne soupçonne pas même l'existence. A vrai dire, il en va à l'identique avec le cadre de la classe moyenne occidentaliste qui partage certaines valeurs pernicieuses (en premier lieu pour lui) sans se rendre compte qu'il sert ce qui le dessert. Le thème du travail est l'obsession récurrente de n'importe quel quadra dynamique, qui ne pense qu'à exhiber par sa force de production sa valeur(économique), alors que cette valeur repose sur un malentendu, et, pis, se voit exploitée par les factions de voleurs.
Dans le fond, c'est le rôle des penseurs immanentistes que de pondre des orientations qui seront par la suite ventilées en fonction des formations et des fonctions. L'évolution des penseurs immanentistes est intéressante. L'immanentisme suscite la rupture avec le transcendantalisme. La figure du transcendantalisme est le prophète. L'immanentisme insiste sur la rupture qu'il instaure avec la religion.
En soutien inconditionnel de la Raison, il substitue aux prophètes et à leurs interprètes les prêtres la figure alternative du philosophe. Selon une étymologie controversée, mais fort intéressante, du professeur zaïrois Obenga, le philo-sophe désigne l'éducateur en Afrique antique. C'est dire que la tâche première et essentielle de l'immanentisme réside dans l'éducation. Si l'on considère l'état objectif de l'éducation dans les pays d'Occident, et non la propagande servile qui discute de savoir si le déclin ahurissant n'est pas plutôt changement d'optique, alors les valeurs immanentistes sont en déclin accéléré au fur et à mesure de leur développement On peut même oser que l'immanentisme entre dans sa phase terminale de sa forme tardive et dégénérée.
En tout cas, l'immanentisme s'appuie au début de son avènement sur les philosophes. Cas de Spinoza, de Leibniz, de Rousseau, de Kant - des grands philosophes de la modernité. Descartes marque la transition. Le philosophe immanentiste figure l'usage de la Raison, soit de la raison humaine qui aurait supplanté le religieux, en contradiction avec la représentation traditionnelle du religieux, selon laquelle la raison est au service de la foi (voir notamment le concept d'arationnel). Le philosophe joue le rôle de garant des fondements de la pensée immanentiste. Spinoza incarne le plus complètement ce rôle. Il n'est pas le seul.
Bien vite, les Lumières produisent une variante affadie du philosophe qui convient plus aux besoins de l'immanentisme : l'intellectuel. Voltaire est ainsi le philosophe affadi des Lumières. Ce n'est pas un hasard si l'intellectuel surgit à l'époque des Lumières. Les Lumières signifient la prise de pouvoir intellectuelle de l'immanentisme, qui précède de peu la prise de pouvoir effective, matérialisée par les Révolutions américaine et française. La différence entre l'intellectuel et le philosophe, c'est que l'intellectuel produit des idées en relation avec l'action. En gros : avec les événements de la vie politique. Le philosophe est nommé métaphysicien en ce qu'il s'occupe de questions qui se situent au-dessus du physique. L'événement est l'idée physique.
Le philosophe ne s'intéresse pas en tant qu'ontologue ou métaphysicien aux questions politiques. Spinoza analyse le religieux et le politique après avoir proposé un système ontologique. Le propre de l'intellectuel est de court-circuiter le substrat ontologique pour commencer à réfléchir à partir des événements, soit à partir des phénomènes. L'ontologue métaphysicien interrogeait les phénomènes. L'intellectuel commence à s'interroger à partir des phénomènes. On comprend que l'intellectuel soit toujours un phénomène!
Surgissement de l'intellectuel : l'immanentisme a besoin d'idées politiques et phénoménales, pas d'idées métaphysiques au sens traditionnel, étant entendu que le socle métaphysique a été fixé par des philosophes comme Spinoza d'un manière subversive et révolutionnaire. Précisons d'emblée : révolution trompeuse, tant il est vrai que les fondements de l'immanentisme reposent sur une supercherie : le néant en tant que néant au lieu de l'Etre en tant qu'Etre.
L'éclosion de l'intellectuel montre assez que le philosophe ne correspond pas aux attentes et aux besoins de l'immanentisme à mesure que l'immanentisme prend le pouvoir - dirige et s'effondre. Je veux dire : la figure du métaphysicien ne correspond pas à la figure du philosophe immanentiste. L'immanentisme a besoin de laisser entendre qu'il a réussi son programme, que sa révolution traduit un progrès de l'homme considérable, que les fondements métaphysiques ont été subsumés une bonne fois pour toutes et que par conséquent désormais la quête est inutile. La quête est classée. L'enquête est close.
La question est de savoir si l'intellectuel surgit parce que le fondement immanentiste repose sur une supercherie et un échec ou s'il est la conséquence logique et complémentaire du philosophe. Un peu des deux sans doute. Cependant, il est certain que si la métaphysique immanentiste avait réussi, l'engagement intellectuel aurait constitué une redite plus ou moins superflue. L'échec travesti en réussite de l'immanentisme nécessite au contraire l'activation réactive de l'intellectuel, qui occupe le terrain, brasse du vent et sert de diversion polémique.
Les idées immanentistes ont besoin de formes applicables, soit de lien avec le secteur politique. Cette tendance ne fera que s'affiner et s'affirmer. Elle se manifeste bien entendu aux Lumières, qui sont une dénomination extrêmement positive de la prise de pouvoir intellectuelle de l'immanentisme précédant les Révolutions en tant que prise de pouvoir politique. L'appellation de Lumières obéit aux lois classiques de la propagande. L'intellectuel des Lumières est symbolisé par la figure de Voltaire, quand le philosophe des Lumières est incarné par Kant, dont le projet revient à refonder la métaphysique à l'aune du problème typiquement immanentiste de la représentation.
Voltaire est un styliste remarquable, dont les idées sont remarquablement pauvres. Il se montre incapable de comprendre Leibniz ou Malebranche, c'est-à-dire qu'il est incapable de comprendre la philosophie. Mais quand surgit Nietzsche en tant que philosophe/prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré, on voit bien que le prophète religieux est incarné dans l'immanentisme par le philosophe. C'est dire que l'immanentisme a d'autant plus besoin d'un fondateur et d'un créateur de valeurs qu'il est dépourvu de fondements. Nietzsche se définit explicitement comme un créateur de valeurs et quelque chose comme un prophète qui ne serait pas religieux. Le philosophe se manifeste de manière marquante et viscérale lors des périodes de crise, de perte de repères, de manque de valeur(s). Le philosophe immanentiste tend à imposer l'idée immanentiste, soit l'idée finie et apparente - en lieu et place des arrières-mondes, jugés obsolètes.
L'immanentisme tardif et dégénéré s'exprime encore sous la plume d'un philosophe, le bouillonnant Nietzsche, comme l'immanentisme progressiste s'exprime par l'entremise de la pensée de Marx l'idéologue-philosophe. L'accélération de la dégénérescence immanentiste tend à transformer la pensée vers de plus en plus de concrétude et d'application. A côté des philosophes, dont le rôle se sacralise (paradoxalement) dans la création des valeurs et le remplacement de la figure du prêtre par un rôle défini de penseur, les intellectuels se transforment en experts.
Déjà, le philosophe mute - après les Lumières. Nietzsche n'est plus un philosophe au sens classique. Il se réclame lui-même d'une mutation : ce penseur qui se revendique styliste réfute la métaphysique. Son nihilisme se déploie dans le prolongement des sophistes, dont le but était de créer des valeurs humaines dans l'immédiat et l'apparence.
L'immanentisme viscéral s'exprime ouvertement chez Marx, qui commence par congédier poliment les interrogations d'un Hegel pour se lancer dans des considérations politiques et économiques, qui le feront longtemps tenir pour un idéologue plus que pour un authentique philosophe. Le rôle de l'idéologie est éclatant : c'est de produire des idées à des fins exclusivement politiques. C'est d'ailleurs le but que revendique Marx, qui adapte la métaphysique hégélienne, expression de la métaphysique classique, à la politique.
Autour du dix-neuvième siècle, soit au début de son échec patent et de son effondrement balbutiant, la pensée immanentiste produit de plus en plus d'idéologues/intellectuels en lieu et place des philosophes. L'immanentisme devient de plus en plus tourné vers l'action la plus pressante et urgente, comme s'il sentait l'urgence de la situation. Le fini et le sensible. Ce sont les questions politiques qui l'intéressent. Marx propose l'option du progressisme immanentiste, quand Nietzsche le conservateur appelle de ses vœux la mutation ontologique du Surhomme et de l'Hyperréel.
Parallèlement à cette évolution, on en décèle une seconde, connexe : les questions dites métaphysiques ont moins d'importance. C'est le positivisme et le scientisme qui croient naïvement dans l'ontologisation de la science. Ce sont les revendications extrémistes et comiques du cercle de Vienne, la logique mathématique appliquée à la pensée. Parallèlement aux idéologies, on assiste à l'émergence des sciences humaines. On a tendance à l'oublier aujourd'hui que la faillite du projet est explicite, mais les sciences humaines ont prétendu remplacer la philosophie. C'est cohérent : les sciences humaines finissent d'hyperrationaliser la philosophie immanentiste dans un savoir délimité et défini. Las, l'analogie scientifiques des sciences humaines est un leurre. Les plus optimistes ont dû admettre que les sciences humaines ne produisaient que de la pensée fort fractionnée.
Aujourd'hui qu'on a tendance à oublier ce fâcheux fait (que les sciences humaines ont prétendu remplacer la pensée rationnelle par la méthodologie autrement plus rigoureuse de l'analogie scientifique), on essaye de sauvegarder ce qui constitue l'intérêt spécifique et justifié du projet des sciences humaines. Du coup, on ne retient que la précision la plus périmable à court terme. La pensée scientifique est de la pensée qualitativement de valeur à court terme. Comme par enchantement, l'objet de cette méthodologie révolutionnaire se focalise sur l'homme. L'homme est ainsi le vrai centre d'intérêt des questions immanentistes, qui prétendent débarrasser la pensée de ses préjugés anthropomorphiques.
L'effondrement de l'économie comme science humaine fiable, avec des experts qui dans leur insigne majorité n'ont pas vu venir la pire crise économique de l'histoire moderne, permet sans peine d'étendre la faillite de la science économique à l'ensemble des sciences humaines. Non pour enterrer les sciences humaines. Seulement dans le but de les prendre pour ce qu'elles sont : non pas le substitut à la philosophie ou à la pensée, mais une pensée fort limitée et délimitée. L'analogie véritable de la sciences à l'étude de l'homme. Ni plus, ni moins.
Quelles idées millénaires et majeures ont produit les sciences humaines depuis qu'elles sont apparues? Quel résultat patent - sinon du fractionné, du mineur et du spécialisé? La critique que l'on peut administrer à l'économie est valable pour les autres branches des sciences humaines et sociales : en prétendant apporter une méthode plus fiable, plus précise, sinon scientifique, l'on a en réalité rendu la pensée totalement insignifiante, à tel point que les travaux sont périmés en quelques années. Quel Platon a produit la science humaine? Bourdieu? Chomsky? Dolto? Friedman? N'en jetez plus.
En prétendant substituer du fini fiable et précis à l'infini vague de la pensée classique, les sciences humaines ont rendu finie la pensée. Finie dans tous les sens du terme. Mais ce n'est pas contre l'apparition des sciences humaines qu'il faut s'élever. C'est contre le projet de remplacer la pensée classique par la pensée scientifique en tant que positivisme mal dégrossi. Contre le dessein ontologique immanentiste tapi derrière les démarches des sciences humaines plus que contre les sciences humaines en tant que telles, qui, abordées lucidement, se révèlent fort précieuses. C'est aussi le signe que l'immanentisme tente de remplacer la pensée transcendantaliste par la pensée de l'immédiat et de la finitude. Brillant échec et mat.
Dans cet ordre d'idées, le penseur immanentiste évolue. L'immanentisme d'un Spinoza relevait encore d'un certain classique : penser en suivant son raisonnement. A cette méthode classique l'immanentisme tardif et dégénéré substitue une méthode révolutionnaire, qui consiste à transposer aux champs de la réflexion la méthode de la science moderne. On constatera que ce qu'on nomme science moderne est la réussite éclatante de l'immanentisme. Il ne s'agit pas de dénigrer les progrès de la méthode scientifique, plutôt de constater que son extension à la compréhension du réel est abusive (critique identique à l'ontologie des sciences humaines, étendue à la science moderne).
La science s'attache à analyser un objet qu'elle a isolée et qui se présente comme typiquement fini. Où sa démarche devient peu scientifique et éminemment contestable, c'est quand elle prétend étendre sa méthode efficace sur un plan très circonscrit et très fini à l'ensemble du réel. Cette extension abusive débouche sur la liquidation de tout ce qui dans le réel n'est pas fini, immédiat, apparent, superficiel.
De ce point de vue, les sciences humaines sont le résultat de cette conception philosophique de la science, dont les théories positivistes ou scientistes ne sont que des éléments parcellaires et des succédanées fragmentaires. Les sciences sociales produisent bien des résultats intéressants, mais à chaque fois rapidement dépassés - seulement fiables sur le court terme. C'est dire qu'ils prennent à contre-pied le critère de la longévité temporelle. Inutile d'ajouter que ce simple fait est peu reluisant pour la valeur de la méthode des sciences humaines en tant que substitut à la pensée classique.
L'échec de la révolution immanentiste en métaphysique, qui se matérialise par l'échec des programmes estampillés cercle de Vienne, est sans doute l'une des explications probantes à l'essor de l'interventionnisme et de l'engagement dans le domaine des idées. Pas seulement. C'en est aussi une conséquence logique et prévisible. A défaut d'avoir résolu le problème du fondement ou de la création des valeurs, l'immanentisme s'empresse d'autant plus d'accélérer le processus des idées finies ou des idées agissantes (ou actives).
C'est ainsi que l'on observe l'avènement conjoint des experts, des conseillers et des journalistes à partir du vingtième siècle. Sous l'effet de la révolution des sciences humaines, l'intellectuel évolue vers une partition de plus en plus mimétique et propagandiste. L'évolution de l'intellectuel de Voltaire à BHL est symptomatique : Voltaire était un grand styliste. Sartre un grand idéologue. BHL un grand propagandiste. Sans diminuer les mérites ou les qualités de tous ces personnages, la déperdition qualitative est criante en deux siècles. Voltaire/BHL. Voltaire/Valtaire. Le nez dans le caniveau, c'est la faute à Russell.
Le journaliste prétend répéter des faits et tendre vers l'impartialité en citant les versions contradictoires d'une même thèse en cas de controverse. On remarque pourtant que tel n'est pas le cas : l'exigence d'impartialité est le plus sûr refuge à la partialité. Lorsque l'institutionnel immanentiste s'effondre, les journalistes épousent de manière de plus en plus caricaturale la thèse officielle. Dans le 911, avec évidence, puisque le 911 exprime tel un ventriloque bavard ou un lapsus indécent le fonctionnement révélateur du coeur du système atlantiste. Pas seulement. Cependant, ce travers s'explique plus qu'il ne s'impose comme une dissonance ou une trahison du journalisme.
Le journaliste en tant que disciple des faits se placera spontanément au service de la mentalité immanentiste, qui par excellence définit le réel comme l'immédiat qui se rapproche le plus du factuel. On notera que le journaliste tend de plus en plus à se confondre avec l'intellectuel et que cette identification, que d'aucuns qualifieront de confusion fâcheuse, est tout à fait compréhensible. Le journaliste est tout indiqué pour remplir le rôle de l'intellectuel avec usure, puisque l'évènement se rapproche du fait. Le mélange des genres rapproche les parents.
Toujours au fil de la progression de l'immanentisme tardif et dégénéré, les deux figures manifestent de plus en plus de partialité et de propension à la propagande. La propagande pourrait sembler antithétique de la démarche d'objectivité ou d'impartialité. En réalité, il se pourrait qu'elle en soit le prolongement pervers et logique. Le journaliste ou l'intellectuel en viennent, au fur et à mesure que l'immanentisme décline, à propager la propagande tout simplement parce qu'en tant que disciples des faits et de l'immédiat, ils inclinent à épouser la propagande immanentiste, qui défend précisément les faits et l'immédiat.
Quant au surgissement des experts, des conseillers, des diplomates et consorts, il indique précisément que l'immanentisme dégénère et décline.Qu'est-ce qu'un expert, sinon quelqu'un qui reconnaît explicitement que le savoir est morcelé, spécialisé, défini - et fini? Comment se fait-il que nous assistions à la mode des Super Experts, qui, après avoir fait étalage de leur classe exceptionnelle dans un domaine particulier, estiment qu'ils peuvent étendre leur domaine d'expertise à l'ensemble du réel? Maîtriser l'ensemble du reél à la manière d'un petit bout de réel. Appréhender le reél comme l'on appréhende un objet infinitésimal. La goutte et l'océan.
Le réel devient ainsi vision d'un infini absolument fini, ce à quoi après tout nous invite le bon et saint Spinoza... L'expert serait-il le prolongement conséquent de l'ontologie spinoziste? Le réel expurgé de tout son mystère et de toute son absoluité présente une simplification caricaturale dont la réduction ontologique est frappante. C'est ainsi que l'expert est la figure terminale de l'immanentisme, quelque chose comme l'extrême de la figure Lumineuse de l'intellectuel. On a vu que le philosophe était en régime immanentiste le créateur des valeurs et que la création des valeurs finies avait accouché d'un échec dont le programme des sciences humaines est l'emblème aujourd'hui voilé et terni.
Le programme des sciences humaines a échoué, si bien que les sciences humaines se présentent plus comme des outils complémentaires à la pensée que comme la substitution de la pensée classique par la pensée immanentiste, scientifique et définie. L'intellectuel dans ce programme occupe la place manquante et spécifique (typiquement moderne) de penseur au service des événements ou de l'action politique. L'intellectuel est ce penseur engagé qui n'existe probablement que parce que le fondement immanentiste est incomplet et bancal.
Sans doute l'intellectuel est-il aussi l'incarnation nécessaire et prévisible de l'immanentisme qui a besoin d'une figure liant les idées à l'action. Mais il est plus que probable que si le philosophe immanentiste avait réussi à proposer une alternative et des fondements viables, l'intellectuel aurait été la réduplication quelque peu inutile du penseur. L'échec de l'alternative immanentiste à la métaphysique n'a pas seulement produit l'intellectuel comme hybride bancale et dérangé. L'accélération du processus immanentiste a engendré dans sa continuité folle, de plus en plus accélérée à son tour, la figure de l'expert comme emblème du savoir fractionné. L'intellectuel s'engageait sur l'ensemble des événements. Cas de Voltaire, qui lutte pour que le libéralisme bourgeois prenne le pouvoir. Cas de Sartre qui milite pour que la révolution d'obédience marxiste prenne le pas sur le libéralisme et le capitalisme. On constate que cette figure s'écroule avec l'exemple des Nouveaux philosophes et de leur emblème médiatique BHL, qui opère directement dans la propagande atlantiste et sioniste.
Le surgissement de la figure de l'expert signale la radicalisation de l'immanentisme, puisqu'on passe du penseur de l'action (ou de l'engagement) à la représentation de la pensée et du savoir comme un domaine fini et cloisonné. Dans cette logique, l'expert n'est pas seulement le prolongement extrémiste et réducteur, radicalisé, de l'intellectuel. Il est aussi le prolongement de l'échec des sciences humaines, je veux dire : de l'échec des sciences humaines à occuper la place de substitut de la pensée dans le domaine de l'homme.
L'expert est ainsi vraiment l'incarnation de la figure du penseur/intellectuel issu des méthodes des sciences humaines. Au rythme de dépréciation qualitative, l'expert est un penseur ultraspécialisé qui produit de la pensée hautement périmée, dont la valeur n'excède parfois pas quelques mois. Cas d'un Attali ou d'un Minc en France. Bien entendu, on ne retient des experts que les figures les plus engagées sur le terrain politique, mais c'est logique : la politique est le terrain privilégié de l'action. Lewis, Kissinger, Brzezinski, Pipes, Pastor...
La géopolitique surgit pendant la seconde guerre mondiale sous la houlette d'un savant (expert) hautement controversé, le géographe Haushofer, qui est fort lié, quoi que de manière ambiguë, au régime nazi. Que le père de la géopolitique soit proche du nazisme a de quoi intriguer. On pourrait étudier ses thèses, qui sont une alternative antithétique et continentaliste au modèle de mondialisation atlantiste. Notamment au modèle du CFR, de Chatham House, qu'un Strausz-Hupé défendit avec ténacité après la Seconde guerre. Haushofer est le symbole du surgissement de l'expert dans le monde des idées.
Au fond, les experts les plus reconnus et réputés sont ceux qui interviennent dans le champ du politique, soit les politologues, géopolitiques, économistes (la politique ayant muté en économie sous l'impulsion libérale), stratèges et diplomates. La figure du conseiller est ainsi connexe de la figure de l'expert. Le conseiller est celui qui personnifie le lien entre l'action et l'idée. Cas de Brzezinski ou de Kissinger. Cas d'Attali en France au palais de l'Élysée ou à la tête d'une Commission pour le compte du gouvernement Fillon.
Il est intéressant que les questions d'expert qui comptent le plus soient les questions de sécurité et de stratégie. Entendre par stratégie la faculté quasi divinatoire à prévenir l'avenir. Les experts en questions de sécurité sont aussi versés dans la futurologie, qui peut être appréhendée comme une science analogique, soit une science humaine, si l'on s'avise que le temps dans al mentalité immanentiste est un champ fini et clos et qu'en se montrant expert des événements politiques et des causes de ces événements, on peut prévoir le futur.
Évidemment, Kissinger est versé dans ces questions de stratégie, de diplomatie, de futurologie, de sécurité, de terrorisme (le dernier avatar de la sécurité et de la stratégie à notre époque postmoderne de guerre conte le terrorisme et de Nouvel Ordre Mondial). Évidemment, les futurologues experts se trompent de manière cocasse dès qu'on relit leurs prévisions à six mois, et c'est sans doute un élément rassurant et réconfortant, qui permet de mesurer l'erreur de leurs méthodes et de leur conception ontologique. En France, on se reportera avec délice aux erreurs d'un Attali futurologue de son désir plus que de l'avenir effectif.
Le conseiller en sécurité haut placé, à proximité des ministres ou des présidents, soit des politiques les plus influents, incarne cette liaison immanentiste entre l'action et l'idée, entre le pouvoir et l'idée. Kissinger et Brzezinski toujours. Le diplomate est proche du conseiller, mais également l'analyste ou le stratège qui opère pour des groupes de réflexion ou pour des institutions de renseignement. J'ajouterai que le diplomate est particulièrement proche du renseignement. Cas d'un Wisner Jr.
Le renseignement consiste à prévoir à l'avance le déroulement des événements. On notera qu'en anglais, de manière révélatrice, l'espionnage est relié à l'intelligence, ce qui en dit long sur la conception finie et délimitée de l'intelligence par l'idée immanentiste et la conception immanentiste de l'idée. On en revient ainsi aux think tanks et autres clubs qui sont le lieu par excellence où se produisent les experts et leurs modes de réflexion. En même temps, les experts des think tanks atlantistes débouchent sur des connexions évidentes avec le renseignement, la politique, la diplomatie, la sécurité.
Dans le monde anglo-saxon, de nombreux think tanks produisent des argumentaires exploitables par les formations politiques auxquelles ils sont affiliés. Dans ce dispositif, l'intellectuel est subordonné à l'expert et à ses dérivés, ce qui signifie que c'est l'expert qui est la figure dominante de l'immanentisme terminal. Autre manière de comprendre que l'incarnation la plus spécialisée, délimitée, finie de l'idée correspond aussi au moment où l'immanentisme s'approche de son stade ultime, de la crise qui précède sa disparition - et son remplacement.
Finalement l'intellectuel et le journaliste, figures fort proches et parfois identiques, sont les relais de propagande de l'expert en tant qu'avatar symptomatique et symbolique de l'immanentisme tardif et contemporain. Ils relaient la pensée ultrafinie produite par les experts. Alors qu'un Platon incarnait l'ensemble du savoir, les sciences humaines ont forgé l'idée que les champs disciplinaires d'un savoir devaient nécessairement être compartimentés et fractionnés. L'expert est l'incarnation de cette conception jusqu'à l'absurde ou jusqu'à l'exagération.
L'inféodation de l'intellectuel et du journaliste à l'expert laisse entendre que l'expert est la figure tutélaire de l'immanentisme actuel. C'est ainsi qu'il faut explicitement rapprocher l'expert du monde des renseignements et des services secrets. On se souvient que le diplomate et le conseiller appartiennent parfois explicitement à ces mondes parallèles et complémentaires. C'est ainsi que les diplomates sont souvent des relais objectifs des services de renseignements et que les conseillers sont souvent, de par leurs attributions sécuritaires et stratégiques, en cheville avec des appareils de renseignement. Je pense au NSC américain par exemple.
Le monde du secret en immanentisme implique que ceux qui sont dans le secret soient les créateurs des valeurs. C'est dire que les créateurs des valeurs appartiennent la catégorie des experts. On pourrait rappeler la catégorie des Super Experts, en tant que c'est l'expertise suprême qui conduit au monde du secret, soit à la création des valeurs.
Si le Super Expert détient les clés des valeurs finies, alors il opère sur le terrain du secret, en tant que le secret signifie l'explication à l'avènement des choses et des phénomènes. La vraie question de l'immanentiste tient à l'avènement du reél. Si le reél existe en tant que fini, quelle force produit ce fini? On peut répondre par le hasard, comme le fait par exemple le penseur emblématique de l'immanentisme tardif et dégénéré contemporain, Clément Rosset. Le successeur de Nieztsche qui affirme et assume son nihilisme et le définit en expliquant que le reél découle du hasard.
Dans cette ontologie, le hasard peut aussi bien être remplacé par l'intervention humaine, mais cette intervention doit nécessairement découler de la supériorité. C'est ainsi que le Super Expert remplit la catégorie terminale, dans tous les sens du terme, du créateur supérieur des valeurs. Le secret est nécessaire, puisqu'il est impossible d'expliquer benoitement que le réel est façonné par l'homme.
L'homme qui conçoit ce projet est clairement l'oligarque qui considère que les créateurs des valeurs se situent au-dessus du troupeau commun et que leur domination est légitime puisqu'elle est effective. Ces créateurs coïncident avec les experts dans la conception d'un reél fini. En ce sens, le Super Expert n'est pas seulement l'expert qui pense le réel fini après en avoir pensé un champ avec excellence, mais aussi celui qui crée des valeurs et se meut du coup dans le secret.
Que le secret soit tel n'est pas sans intriguer au pays de la transparence. Comment concilier le secret et la transparence? La transparence signifie que le réel est immédiat et apparent, pas que l'avènement du reél en évènements soit transparent. La création du reél est tout sauf transparente. On la délègue au hasard sachant qu'on se garde bien de définir le hasard ou qu'on le définit comme ce qui est indéfinissable (tactique conjointe adoptée par Rosset dans la définition du reél).
C'est ainsi que l'homme immanentiste considère qu'il peut créer des valeurs. On se souvient que dans la mentalité transcendantaliste, la création des valeurs et du réel et laissée à la toute-puissance de Dieu, qui est le Créateur. L'homme qui se substitue à Dieu : attitude emblématique de la démesure, du nihilisme et de sa forme moderne - l'immanentisme. Attitude qui définit la phase terminale de l'immanentisme, qui est le prolongement de l'immanentisme tardif et dégénéré annoncé par Nietzsche.
L'expert est ainsi l'incarnation de l'idée terminale dans la généalogie scabreuse et chaotique de l'immanentisme. Raison pour laquelle les experts ont si souvent tort : ils récitent leur savoir sur fond d'erreur ontologique fondamentale. Le plus fascinant reste sans doute que le culte du secret, au sens religieux du terme, accompagne l'erreur la moins avouable : que l'expert est le charlatan par excellence, au sens où il est le ventriloque de l'immanentisme tardif et dégénéré de dernière phase. De phase terminale.
Le club est une association avec des intérêts et des goûts communs. C'est aussi une société où l'on s'entretient des affaires publiques ou de questions philosophiques et politiques, selon le TLF. On comprend que l'autre sens, toujours selon le TLF, désigne un "groupe de personnes issues de milieux politiques ou professionnels divers, qui organise des réflexions, quelquefois suivies de publications, sur des questions politiques, économiques ou sociales." Nous y sommes. Le club devient rapidement aristocratique : le Jockey-Club est l'incarnation, de ce mode de vie. Parasite/parisianiste, notamment dans les ouvrages de Proust.
Le club peut aussi désigner une association sportive, étant entendu que le sport exprime et propage les idées de l'immanentisme. L'immanentisme conçoit les idées comme des données finies, dont le but appartient au néant si elles ne servent pas immédiatement, soit si elles ne servent pas l'action. Si elles ne sont pas efficaces. Raison pour laquelle un immanentiste est incapable de concevoir la production d'idées pour les idées ou l'action des idées en dehors de l'action directe et immédiate. L'immanentiste est cet adversaire de Platon et de tous ceux qui conçoivent que la vraie richesse de la pensée passe paradoxalement, mais profondément, par l'absence de but et d'efficacité. Si vous transmettez des idées qui ne servent pas le sens du pouvoir, l'immanentiste vous répondra que l'on ne peut rien y faire ou que le geste gratuit ne sert à rien.
S'il en vient à raisonner d'une manière aussi efficace et conformiste, c'est parce qu'il raisonne en immanentiste, bien entendu sans s'en rendre compte. Il ne peut comprendre ce que sont les idées. Le principe de l'immanentisme est d'agir en tant que mentalité du non-dit; puis de propager ses conceptions tacites et implicites au sein des populations mondialisées, qui suivent ce mode de raisonnement sans s'en rendre compte. Précisément sans esprit critique, puisque l'esprit critique et la remise ne question sont les ennemis de la mentalité immanentiste. On applique, on ne critique pas. Sinon l'on se montre contestataire, ce qui n'est pas loin de représenter le crime suprême et l'interdit par excellence.
Très peu de moutons agissent sciemment sachant que leur comportement moutonnier recèle le meurtre mâtiné de suicide. De désespoir. D'absence de sens et de sens absurde de l'absurde. Les Autres, l'enfer bien connu, suivent mimétiquement. Que l'on s'enquière du rôle avéré que jouent les médias, la musique ou le cinéma dans la propagation de valeurs occidentalistes. Les jeux vidéos et maintenant les plateformes d'échange Internet. Facebook, face de bouc.
Aujourd'hui que n'importe quel gamin du monde unique s'identifie aux stars, Hollywood et Bollywood, à leurs (re)productions manichéennes, aux clips de rap et de r&b (revisité), à toute cette quincaillerie sonore et sonnante de blingers, notre bon mouton immanentiste élevé à la sauce occidentale est empli d'une idéologie dont il ne soupçonne pas même l'existence. A vrai dire, il en va à l'identique avec le cadre de la classe moyenne occidentaliste qui partage certaines valeurs pernicieuses (en premier lieu pour lui) sans se rendre compte qu'il sert ce qui le dessert. Le thème du travail est l'obsession récurrente de n'importe quel quadra dynamique, qui ne pense qu'à exhiber par sa force de production sa valeur(économique), alors que cette valeur repose sur un malentendu, et, pis, se voit exploitée par les factions de voleurs.
Dans le fond, c'est le rôle des penseurs immanentistes que de pondre des orientations qui seront par la suite ventilées en fonction des formations et des fonctions. L'évolution des penseurs immanentistes est intéressante. L'immanentisme suscite la rupture avec le transcendantalisme. La figure du transcendantalisme est le prophète. L'immanentisme insiste sur la rupture qu'il instaure avec la religion.
En soutien inconditionnel de la Raison, il substitue aux prophètes et à leurs interprètes les prêtres la figure alternative du philosophe. Selon une étymologie controversée, mais fort intéressante, du professeur zaïrois Obenga, le philo-sophe désigne l'éducateur en Afrique antique. C'est dire que la tâche première et essentielle de l'immanentisme réside dans l'éducation. Si l'on considère l'état objectif de l'éducation dans les pays d'Occident, et non la propagande servile qui discute de savoir si le déclin ahurissant n'est pas plutôt changement d'optique, alors les valeurs immanentistes sont en déclin accéléré au fur et à mesure de leur développement On peut même oser que l'immanentisme entre dans sa phase terminale de sa forme tardive et dégénérée.
En tout cas, l'immanentisme s'appuie au début de son avènement sur les philosophes. Cas de Spinoza, de Leibniz, de Rousseau, de Kant - des grands philosophes de la modernité. Descartes marque la transition. Le philosophe immanentiste figure l'usage de la Raison, soit de la raison humaine qui aurait supplanté le religieux, en contradiction avec la représentation traditionnelle du religieux, selon laquelle la raison est au service de la foi (voir notamment le concept d'arationnel). Le philosophe joue le rôle de garant des fondements de la pensée immanentiste. Spinoza incarne le plus complètement ce rôle. Il n'est pas le seul.
Bien vite, les Lumières produisent une variante affadie du philosophe qui convient plus aux besoins de l'immanentisme : l'intellectuel. Voltaire est ainsi le philosophe affadi des Lumières. Ce n'est pas un hasard si l'intellectuel surgit à l'époque des Lumières. Les Lumières signifient la prise de pouvoir intellectuelle de l'immanentisme, qui précède de peu la prise de pouvoir effective, matérialisée par les Révolutions américaine et française. La différence entre l'intellectuel et le philosophe, c'est que l'intellectuel produit des idées en relation avec l'action. En gros : avec les événements de la vie politique. Le philosophe est nommé métaphysicien en ce qu'il s'occupe de questions qui se situent au-dessus du physique. L'événement est l'idée physique.
Le philosophe ne s'intéresse pas en tant qu'ontologue ou métaphysicien aux questions politiques. Spinoza analyse le religieux et le politique après avoir proposé un système ontologique. Le propre de l'intellectuel est de court-circuiter le substrat ontologique pour commencer à réfléchir à partir des événements, soit à partir des phénomènes. L'ontologue métaphysicien interrogeait les phénomènes. L'intellectuel commence à s'interroger à partir des phénomènes. On comprend que l'intellectuel soit toujours un phénomène!
Surgissement de l'intellectuel : l'immanentisme a besoin d'idées politiques et phénoménales, pas d'idées métaphysiques au sens traditionnel, étant entendu que le socle métaphysique a été fixé par des philosophes comme Spinoza d'un manière subversive et révolutionnaire. Précisons d'emblée : révolution trompeuse, tant il est vrai que les fondements de l'immanentisme reposent sur une supercherie : le néant en tant que néant au lieu de l'Etre en tant qu'Etre.
L'éclosion de l'intellectuel montre assez que le philosophe ne correspond pas aux attentes et aux besoins de l'immanentisme à mesure que l'immanentisme prend le pouvoir - dirige et s'effondre. Je veux dire : la figure du métaphysicien ne correspond pas à la figure du philosophe immanentiste. L'immanentisme a besoin de laisser entendre qu'il a réussi son programme, que sa révolution traduit un progrès de l'homme considérable, que les fondements métaphysiques ont été subsumés une bonne fois pour toutes et que par conséquent désormais la quête est inutile. La quête est classée. L'enquête est close.
La question est de savoir si l'intellectuel surgit parce que le fondement immanentiste repose sur une supercherie et un échec ou s'il est la conséquence logique et complémentaire du philosophe. Un peu des deux sans doute. Cependant, il est certain que si la métaphysique immanentiste avait réussi, l'engagement intellectuel aurait constitué une redite plus ou moins superflue. L'échec travesti en réussite de l'immanentisme nécessite au contraire l'activation réactive de l'intellectuel, qui occupe le terrain, brasse du vent et sert de diversion polémique.
Les idées immanentistes ont besoin de formes applicables, soit de lien avec le secteur politique. Cette tendance ne fera que s'affiner et s'affirmer. Elle se manifeste bien entendu aux Lumières, qui sont une dénomination extrêmement positive de la prise de pouvoir intellectuelle de l'immanentisme précédant les Révolutions en tant que prise de pouvoir politique. L'appellation de Lumières obéit aux lois classiques de la propagande. L'intellectuel des Lumières est symbolisé par la figure de Voltaire, quand le philosophe des Lumières est incarné par Kant, dont le projet revient à refonder la métaphysique à l'aune du problème typiquement immanentiste de la représentation.
Voltaire est un styliste remarquable, dont les idées sont remarquablement pauvres. Il se montre incapable de comprendre Leibniz ou Malebranche, c'est-à-dire qu'il est incapable de comprendre la philosophie. Mais quand surgit Nietzsche en tant que philosophe/prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré, on voit bien que le prophète religieux est incarné dans l'immanentisme par le philosophe. C'est dire que l'immanentisme a d'autant plus besoin d'un fondateur et d'un créateur de valeurs qu'il est dépourvu de fondements. Nietzsche se définit explicitement comme un créateur de valeurs et quelque chose comme un prophète qui ne serait pas religieux. Le philosophe se manifeste de manière marquante et viscérale lors des périodes de crise, de perte de repères, de manque de valeur(s). Le philosophe immanentiste tend à imposer l'idée immanentiste, soit l'idée finie et apparente - en lieu et place des arrières-mondes, jugés obsolètes.
L'immanentisme tardif et dégénéré s'exprime encore sous la plume d'un philosophe, le bouillonnant Nietzsche, comme l'immanentisme progressiste s'exprime par l'entremise de la pensée de Marx l'idéologue-philosophe. L'accélération de la dégénérescence immanentiste tend à transformer la pensée vers de plus en plus de concrétude et d'application. A côté des philosophes, dont le rôle se sacralise (paradoxalement) dans la création des valeurs et le remplacement de la figure du prêtre par un rôle défini de penseur, les intellectuels se transforment en experts.
Déjà, le philosophe mute - après les Lumières. Nietzsche n'est plus un philosophe au sens classique. Il se réclame lui-même d'une mutation : ce penseur qui se revendique styliste réfute la métaphysique. Son nihilisme se déploie dans le prolongement des sophistes, dont le but était de créer des valeurs humaines dans l'immédiat et l'apparence.
L'immanentisme viscéral s'exprime ouvertement chez Marx, qui commence par congédier poliment les interrogations d'un Hegel pour se lancer dans des considérations politiques et économiques, qui le feront longtemps tenir pour un idéologue plus que pour un authentique philosophe. Le rôle de l'idéologie est éclatant : c'est de produire des idées à des fins exclusivement politiques. C'est d'ailleurs le but que revendique Marx, qui adapte la métaphysique hégélienne, expression de la métaphysique classique, à la politique.
Autour du dix-neuvième siècle, soit au début de son échec patent et de son effondrement balbutiant, la pensée immanentiste produit de plus en plus d'idéologues/intellectuels en lieu et place des philosophes. L'immanentisme devient de plus en plus tourné vers l'action la plus pressante et urgente, comme s'il sentait l'urgence de la situation. Le fini et le sensible. Ce sont les questions politiques qui l'intéressent. Marx propose l'option du progressisme immanentiste, quand Nietzsche le conservateur appelle de ses vœux la mutation ontologique du Surhomme et de l'Hyperréel.
Parallèlement à cette évolution, on en décèle une seconde, connexe : les questions dites métaphysiques ont moins d'importance. C'est le positivisme et le scientisme qui croient naïvement dans l'ontologisation de la science. Ce sont les revendications extrémistes et comiques du cercle de Vienne, la logique mathématique appliquée à la pensée. Parallèlement aux idéologies, on assiste à l'émergence des sciences humaines. On a tendance à l'oublier aujourd'hui que la faillite du projet est explicite, mais les sciences humaines ont prétendu remplacer la philosophie. C'est cohérent : les sciences humaines finissent d'hyperrationaliser la philosophie immanentiste dans un savoir délimité et défini. Las, l'analogie scientifiques des sciences humaines est un leurre. Les plus optimistes ont dû admettre que les sciences humaines ne produisaient que de la pensée fort fractionnée.
Aujourd'hui qu'on a tendance à oublier ce fâcheux fait (que les sciences humaines ont prétendu remplacer la pensée rationnelle par la méthodologie autrement plus rigoureuse de l'analogie scientifique), on essaye de sauvegarder ce qui constitue l'intérêt spécifique et justifié du projet des sciences humaines. Du coup, on ne retient que la précision la plus périmable à court terme. La pensée scientifique est de la pensée qualitativement de valeur à court terme. Comme par enchantement, l'objet de cette méthodologie révolutionnaire se focalise sur l'homme. L'homme est ainsi le vrai centre d'intérêt des questions immanentistes, qui prétendent débarrasser la pensée de ses préjugés anthropomorphiques.
L'effondrement de l'économie comme science humaine fiable, avec des experts qui dans leur insigne majorité n'ont pas vu venir la pire crise économique de l'histoire moderne, permet sans peine d'étendre la faillite de la science économique à l'ensemble des sciences humaines. Non pour enterrer les sciences humaines. Seulement dans le but de les prendre pour ce qu'elles sont : non pas le substitut à la philosophie ou à la pensée, mais une pensée fort limitée et délimitée. L'analogie véritable de la sciences à l'étude de l'homme. Ni plus, ni moins.
Quelles idées millénaires et majeures ont produit les sciences humaines depuis qu'elles sont apparues? Quel résultat patent - sinon du fractionné, du mineur et du spécialisé? La critique que l'on peut administrer à l'économie est valable pour les autres branches des sciences humaines et sociales : en prétendant apporter une méthode plus fiable, plus précise, sinon scientifique, l'on a en réalité rendu la pensée totalement insignifiante, à tel point que les travaux sont périmés en quelques années. Quel Platon a produit la science humaine? Bourdieu? Chomsky? Dolto? Friedman? N'en jetez plus.
En prétendant substituer du fini fiable et précis à l'infini vague de la pensée classique, les sciences humaines ont rendu finie la pensée. Finie dans tous les sens du terme. Mais ce n'est pas contre l'apparition des sciences humaines qu'il faut s'élever. C'est contre le projet de remplacer la pensée classique par la pensée scientifique en tant que positivisme mal dégrossi. Contre le dessein ontologique immanentiste tapi derrière les démarches des sciences humaines plus que contre les sciences humaines en tant que telles, qui, abordées lucidement, se révèlent fort précieuses. C'est aussi le signe que l'immanentisme tente de remplacer la pensée transcendantaliste par la pensée de l'immédiat et de la finitude. Brillant échec et mat.
Dans cet ordre d'idées, le penseur immanentiste évolue. L'immanentisme d'un Spinoza relevait encore d'un certain classique : penser en suivant son raisonnement. A cette méthode classique l'immanentisme tardif et dégénéré substitue une méthode révolutionnaire, qui consiste à transposer aux champs de la réflexion la méthode de la science moderne. On constatera que ce qu'on nomme science moderne est la réussite éclatante de l'immanentisme. Il ne s'agit pas de dénigrer les progrès de la méthode scientifique, plutôt de constater que son extension à la compréhension du réel est abusive (critique identique à l'ontologie des sciences humaines, étendue à la science moderne).
La science s'attache à analyser un objet qu'elle a isolée et qui se présente comme typiquement fini. Où sa démarche devient peu scientifique et éminemment contestable, c'est quand elle prétend étendre sa méthode efficace sur un plan très circonscrit et très fini à l'ensemble du réel. Cette extension abusive débouche sur la liquidation de tout ce qui dans le réel n'est pas fini, immédiat, apparent, superficiel.
De ce point de vue, les sciences humaines sont le résultat de cette conception philosophique de la science, dont les théories positivistes ou scientistes ne sont que des éléments parcellaires et des succédanées fragmentaires. Les sciences sociales produisent bien des résultats intéressants, mais à chaque fois rapidement dépassés - seulement fiables sur le court terme. C'est dire qu'ils prennent à contre-pied le critère de la longévité temporelle. Inutile d'ajouter que ce simple fait est peu reluisant pour la valeur de la méthode des sciences humaines en tant que substitut à la pensée classique.
L'échec de la révolution immanentiste en métaphysique, qui se matérialise par l'échec des programmes estampillés cercle de Vienne, est sans doute l'une des explications probantes à l'essor de l'interventionnisme et de l'engagement dans le domaine des idées. Pas seulement. C'en est aussi une conséquence logique et prévisible. A défaut d'avoir résolu le problème du fondement ou de la création des valeurs, l'immanentisme s'empresse d'autant plus d'accélérer le processus des idées finies ou des idées agissantes (ou actives).
C'est ainsi que l'on observe l'avènement conjoint des experts, des conseillers et des journalistes à partir du vingtième siècle. Sous l'effet de la révolution des sciences humaines, l'intellectuel évolue vers une partition de plus en plus mimétique et propagandiste. L'évolution de l'intellectuel de Voltaire à BHL est symptomatique : Voltaire était un grand styliste. Sartre un grand idéologue. BHL un grand propagandiste. Sans diminuer les mérites ou les qualités de tous ces personnages, la déperdition qualitative est criante en deux siècles. Voltaire/BHL. Voltaire/Valtaire. Le nez dans le caniveau, c'est la faute à Russell.
Le journaliste prétend répéter des faits et tendre vers l'impartialité en citant les versions contradictoires d'une même thèse en cas de controverse. On remarque pourtant que tel n'est pas le cas : l'exigence d'impartialité est le plus sûr refuge à la partialité. Lorsque l'institutionnel immanentiste s'effondre, les journalistes épousent de manière de plus en plus caricaturale la thèse officielle. Dans le 911, avec évidence, puisque le 911 exprime tel un ventriloque bavard ou un lapsus indécent le fonctionnement révélateur du coeur du système atlantiste. Pas seulement. Cependant, ce travers s'explique plus qu'il ne s'impose comme une dissonance ou une trahison du journalisme.
Le journaliste en tant que disciple des faits se placera spontanément au service de la mentalité immanentiste, qui par excellence définit le réel comme l'immédiat qui se rapproche le plus du factuel. On notera que le journaliste tend de plus en plus à se confondre avec l'intellectuel et que cette identification, que d'aucuns qualifieront de confusion fâcheuse, est tout à fait compréhensible. Le journaliste est tout indiqué pour remplir le rôle de l'intellectuel avec usure, puisque l'évènement se rapproche du fait. Le mélange des genres rapproche les parents.
Toujours au fil de la progression de l'immanentisme tardif et dégénéré, les deux figures manifestent de plus en plus de partialité et de propension à la propagande. La propagande pourrait sembler antithétique de la démarche d'objectivité ou d'impartialité. En réalité, il se pourrait qu'elle en soit le prolongement pervers et logique. Le journaliste ou l'intellectuel en viennent, au fur et à mesure que l'immanentisme décline, à propager la propagande tout simplement parce qu'en tant que disciples des faits et de l'immédiat, ils inclinent à épouser la propagande immanentiste, qui défend précisément les faits et l'immédiat.
Quant au surgissement des experts, des conseillers, des diplomates et consorts, il indique précisément que l'immanentisme dégénère et décline.Qu'est-ce qu'un expert, sinon quelqu'un qui reconnaît explicitement que le savoir est morcelé, spécialisé, défini - et fini? Comment se fait-il que nous assistions à la mode des Super Experts, qui, après avoir fait étalage de leur classe exceptionnelle dans un domaine particulier, estiment qu'ils peuvent étendre leur domaine d'expertise à l'ensemble du réel? Maîtriser l'ensemble du reél à la manière d'un petit bout de réel. Appréhender le reél comme l'on appréhende un objet infinitésimal. La goutte et l'océan.
Le réel devient ainsi vision d'un infini absolument fini, ce à quoi après tout nous invite le bon et saint Spinoza... L'expert serait-il le prolongement conséquent de l'ontologie spinoziste? Le réel expurgé de tout son mystère et de toute son absoluité présente une simplification caricaturale dont la réduction ontologique est frappante. C'est ainsi que l'expert est la figure terminale de l'immanentisme, quelque chose comme l'extrême de la figure Lumineuse de l'intellectuel. On a vu que le philosophe était en régime immanentiste le créateur des valeurs et que la création des valeurs finies avait accouché d'un échec dont le programme des sciences humaines est l'emblème aujourd'hui voilé et terni.
Le programme des sciences humaines a échoué, si bien que les sciences humaines se présentent plus comme des outils complémentaires à la pensée que comme la substitution de la pensée classique par la pensée immanentiste, scientifique et définie. L'intellectuel dans ce programme occupe la place manquante et spécifique (typiquement moderne) de penseur au service des événements ou de l'action politique. L'intellectuel est ce penseur engagé qui n'existe probablement que parce que le fondement immanentiste est incomplet et bancal.
Sans doute l'intellectuel est-il aussi l'incarnation nécessaire et prévisible de l'immanentisme qui a besoin d'une figure liant les idées à l'action. Mais il est plus que probable que si le philosophe immanentiste avait réussi à proposer une alternative et des fondements viables, l'intellectuel aurait été la réduplication quelque peu inutile du penseur. L'échec de l'alternative immanentiste à la métaphysique n'a pas seulement produit l'intellectuel comme hybride bancale et dérangé. L'accélération du processus immanentiste a engendré dans sa continuité folle, de plus en plus accélérée à son tour, la figure de l'expert comme emblème du savoir fractionné. L'intellectuel s'engageait sur l'ensemble des événements. Cas de Voltaire, qui lutte pour que le libéralisme bourgeois prenne le pouvoir. Cas de Sartre qui milite pour que la révolution d'obédience marxiste prenne le pas sur le libéralisme et le capitalisme. On constate que cette figure s'écroule avec l'exemple des Nouveaux philosophes et de leur emblème médiatique BHL, qui opère directement dans la propagande atlantiste et sioniste.
Le surgissement de la figure de l'expert signale la radicalisation de l'immanentisme, puisqu'on passe du penseur de l'action (ou de l'engagement) à la représentation de la pensée et du savoir comme un domaine fini et cloisonné. Dans cette logique, l'expert n'est pas seulement le prolongement extrémiste et réducteur, radicalisé, de l'intellectuel. Il est aussi le prolongement de l'échec des sciences humaines, je veux dire : de l'échec des sciences humaines à occuper la place de substitut de la pensée dans le domaine de l'homme.
L'expert est ainsi vraiment l'incarnation de la figure du penseur/intellectuel issu des méthodes des sciences humaines. Au rythme de dépréciation qualitative, l'expert est un penseur ultraspécialisé qui produit de la pensée hautement périmée, dont la valeur n'excède parfois pas quelques mois. Cas d'un Attali ou d'un Minc en France. Bien entendu, on ne retient des experts que les figures les plus engagées sur le terrain politique, mais c'est logique : la politique est le terrain privilégié de l'action. Lewis, Kissinger, Brzezinski, Pipes, Pastor...
La géopolitique surgit pendant la seconde guerre mondiale sous la houlette d'un savant (expert) hautement controversé, le géographe Haushofer, qui est fort lié, quoi que de manière ambiguë, au régime nazi. Que le père de la géopolitique soit proche du nazisme a de quoi intriguer. On pourrait étudier ses thèses, qui sont une alternative antithétique et continentaliste au modèle de mondialisation atlantiste. Notamment au modèle du CFR, de Chatham House, qu'un Strausz-Hupé défendit avec ténacité après la Seconde guerre. Haushofer est le symbole du surgissement de l'expert dans le monde des idées.
Au fond, les experts les plus reconnus et réputés sont ceux qui interviennent dans le champ du politique, soit les politologues, géopolitiques, économistes (la politique ayant muté en économie sous l'impulsion libérale), stratèges et diplomates. La figure du conseiller est ainsi connexe de la figure de l'expert. Le conseiller est celui qui personnifie le lien entre l'action et l'idée. Cas de Brzezinski ou de Kissinger. Cas d'Attali en France au palais de l'Élysée ou à la tête d'une Commission pour le compte du gouvernement Fillon.
Il est intéressant que les questions d'expert qui comptent le plus soient les questions de sécurité et de stratégie. Entendre par stratégie la faculté quasi divinatoire à prévenir l'avenir. Les experts en questions de sécurité sont aussi versés dans la futurologie, qui peut être appréhendée comme une science analogique, soit une science humaine, si l'on s'avise que le temps dans al mentalité immanentiste est un champ fini et clos et qu'en se montrant expert des événements politiques et des causes de ces événements, on peut prévoir le futur.
Évidemment, Kissinger est versé dans ces questions de stratégie, de diplomatie, de futurologie, de sécurité, de terrorisme (le dernier avatar de la sécurité et de la stratégie à notre époque postmoderne de guerre conte le terrorisme et de Nouvel Ordre Mondial). Évidemment, les futurologues experts se trompent de manière cocasse dès qu'on relit leurs prévisions à six mois, et c'est sans doute un élément rassurant et réconfortant, qui permet de mesurer l'erreur de leurs méthodes et de leur conception ontologique. En France, on se reportera avec délice aux erreurs d'un Attali futurologue de son désir plus que de l'avenir effectif.
Le conseiller en sécurité haut placé, à proximité des ministres ou des présidents, soit des politiques les plus influents, incarne cette liaison immanentiste entre l'action et l'idée, entre le pouvoir et l'idée. Kissinger et Brzezinski toujours. Le diplomate est proche du conseiller, mais également l'analyste ou le stratège qui opère pour des groupes de réflexion ou pour des institutions de renseignement. J'ajouterai que le diplomate est particulièrement proche du renseignement. Cas d'un Wisner Jr.
Le renseignement consiste à prévoir à l'avance le déroulement des événements. On notera qu'en anglais, de manière révélatrice, l'espionnage est relié à l'intelligence, ce qui en dit long sur la conception finie et délimitée de l'intelligence par l'idée immanentiste et la conception immanentiste de l'idée. On en revient ainsi aux think tanks et autres clubs qui sont le lieu par excellence où se produisent les experts et leurs modes de réflexion. En même temps, les experts des think tanks atlantistes débouchent sur des connexions évidentes avec le renseignement, la politique, la diplomatie, la sécurité.
Dans le monde anglo-saxon, de nombreux think tanks produisent des argumentaires exploitables par les formations politiques auxquelles ils sont affiliés. Dans ce dispositif, l'intellectuel est subordonné à l'expert et à ses dérivés, ce qui signifie que c'est l'expert qui est la figure dominante de l'immanentisme terminal. Autre manière de comprendre que l'incarnation la plus spécialisée, délimitée, finie de l'idée correspond aussi au moment où l'immanentisme s'approche de son stade ultime, de la crise qui précède sa disparition - et son remplacement.
Finalement l'intellectuel et le journaliste, figures fort proches et parfois identiques, sont les relais de propagande de l'expert en tant qu'avatar symptomatique et symbolique de l'immanentisme tardif et contemporain. Ils relaient la pensée ultrafinie produite par les experts. Alors qu'un Platon incarnait l'ensemble du savoir, les sciences humaines ont forgé l'idée que les champs disciplinaires d'un savoir devaient nécessairement être compartimentés et fractionnés. L'expert est l'incarnation de cette conception jusqu'à l'absurde ou jusqu'à l'exagération.
L'inféodation de l'intellectuel et du journaliste à l'expert laisse entendre que l'expert est la figure tutélaire de l'immanentisme actuel. C'est ainsi qu'il faut explicitement rapprocher l'expert du monde des renseignements et des services secrets. On se souvient que le diplomate et le conseiller appartiennent parfois explicitement à ces mondes parallèles et complémentaires. C'est ainsi que les diplomates sont souvent des relais objectifs des services de renseignements et que les conseillers sont souvent, de par leurs attributions sécuritaires et stratégiques, en cheville avec des appareils de renseignement. Je pense au NSC américain par exemple.
Le monde du secret en immanentisme implique que ceux qui sont dans le secret soient les créateurs des valeurs. C'est dire que les créateurs des valeurs appartiennent la catégorie des experts. On pourrait rappeler la catégorie des Super Experts, en tant que c'est l'expertise suprême qui conduit au monde du secret, soit à la création des valeurs.
Si le Super Expert détient les clés des valeurs finies, alors il opère sur le terrain du secret, en tant que le secret signifie l'explication à l'avènement des choses et des phénomènes. La vraie question de l'immanentiste tient à l'avènement du reél. Si le reél existe en tant que fini, quelle force produit ce fini? On peut répondre par le hasard, comme le fait par exemple le penseur emblématique de l'immanentisme tardif et dégénéré contemporain, Clément Rosset. Le successeur de Nieztsche qui affirme et assume son nihilisme et le définit en expliquant que le reél découle du hasard.
Dans cette ontologie, le hasard peut aussi bien être remplacé par l'intervention humaine, mais cette intervention doit nécessairement découler de la supériorité. C'est ainsi que le Super Expert remplit la catégorie terminale, dans tous les sens du terme, du créateur supérieur des valeurs. Le secret est nécessaire, puisqu'il est impossible d'expliquer benoitement que le réel est façonné par l'homme.
L'homme qui conçoit ce projet est clairement l'oligarque qui considère que les créateurs des valeurs se situent au-dessus du troupeau commun et que leur domination est légitime puisqu'elle est effective. Ces créateurs coïncident avec les experts dans la conception d'un reél fini. En ce sens, le Super Expert n'est pas seulement l'expert qui pense le réel fini après en avoir pensé un champ avec excellence, mais aussi celui qui crée des valeurs et se meut du coup dans le secret.
Que le secret soit tel n'est pas sans intriguer au pays de la transparence. Comment concilier le secret et la transparence? La transparence signifie que le réel est immédiat et apparent, pas que l'avènement du reél en évènements soit transparent. La création du reél est tout sauf transparente. On la délègue au hasard sachant qu'on se garde bien de définir le hasard ou qu'on le définit comme ce qui est indéfinissable (tactique conjointe adoptée par Rosset dans la définition du reél).
C'est ainsi que l'homme immanentiste considère qu'il peut créer des valeurs. On se souvient que dans la mentalité transcendantaliste, la création des valeurs et du réel et laissée à la toute-puissance de Dieu, qui est le Créateur. L'homme qui se substitue à Dieu : attitude emblématique de la démesure, du nihilisme et de sa forme moderne - l'immanentisme. Attitude qui définit la phase terminale de l'immanentisme, qui est le prolongement de l'immanentisme tardif et dégénéré annoncé par Nietzsche.
L'expert est ainsi l'incarnation de l'idée terminale dans la généalogie scabreuse et chaotique de l'immanentisme. Raison pour laquelle les experts ont si souvent tort : ils récitent leur savoir sur fond d'erreur ontologique fondamentale. Le plus fascinant reste sans doute que le culte du secret, au sens religieux du terme, accompagne l'erreur la moins avouable : que l'expert est le charlatan par excellence, au sens où il est le ventriloque de l'immanentisme tardif et dégénéré de dernière phase. De phase terminale.
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