Si les chrétiens parlent de judéo-christianisme, c’est « afin de soulager leur conscience vis-à-vis des crimes commis en Europe. »
Javier Teixidor, Le judéo-christianisme.
"Promouvoir un travail sans temporalité propre, totalement inféodé à la commande sociale – qu'elle vienne du fouet ou de la faim pour le travail-corvée ou d'une psychologie mutilée de cyber-zombie pour la Surclasse –, incapable de s'articuler avec une intensification de l'individuation pour de grandes masses humaines, bref, se contenter de faire proliférer les cas particuliers d'une espèce : serait-ce tout ce qu'il reste à espérer de l'humanité ?"
Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs.
Quittons un instant les rivages fin de règne et dégénérés de notre époque putride d'immanentisme terminal. Ou plutôt : revenons-y mais - pour mieux les analyser. D'aucuns ont le culte nihiliste au corps - de travestir ou de farder en retour aux sources culturelles et en démarche intellectuelle ce qui s'apparente aux plus vulgaires manifestations de débauche, de dépravation, de déprédation. Dans leur confusion hystérique ou inconséquente, ils confondent la dénonciation de l'intellectualisme avec leur démarche typiquement snob et anti-intellectualiste (au nom du culte savant du corps et autres billevesées réjouissantes).
Nos dionysiens modernes feraient mieux de (re)lire leur véritable prophète, ce Nietzsche dont ils ne connaissent rien sauf pour opérer des amalgames grossiers. J'y reviendrai, également concernant les sources hindoues marginales et élitistes de cet hédonisme typiquement contemporain, qui n'a rien à voir dans son essence avec ses devanciers putatifs.
Ce qui m'intéresse ici, c'est le snobisme de ces énergumènes qui se croient d'autant plus originaux, transgressifs, artistes et avant-gardistes qu'ils reprennent en faits les stéréotypes les plus éculés de l'esprit de leur époque, ce Zeitgeist qui s'apparente à une forme de conformisme débridé et prétentiard. Plus on est conformiste, plus on se présente comme anticonformiste. Le propre de la mode est d'apparaître hors de mode. Subversif et original. Subversion : sens accommodant de perversion. C'est au nom de l'originalité qu'on ressasse la mode.
A l'heure actuelle, les contempteurs du judéo-christianisme ne se rendent pas compte que c'est le tube number one de leur époque frelatée que de s'opposer aux racines religieuses monothéistes chrétiennes (éventuellement d'origine juive). Bien entendu, c'est toujours au nom du dépassement (raaah, Nietzsche!!!) du religieux que l'on formule ce genre d'inepties, qui se fondent en particulier sur la confusion numéro bis, l'amalgame le plus patent et le moins visible (c'est toujours ainsi) : l'assimilation du judéo-christianisme.
Je sais bien qu'on vit une époque d'immanentisme radical qui aimerait expurger toute forme de religieux classique pour imposer sa religion de la sortie de la religion, mais à ce point avouez qu'il fallait y penser. Nietzsche s'en est chargé avec le brio stylistique qu'on lui connaît, ses épigones de plus en plus mineurs répètent le refrain à l'envi, avec d'autant plus d'enthousiasme qu'il leur manque cruellement le contenu. Le plus drôle est lorsqu'ils opère un décentrement culturel jugé capital et novateur pour légitimer leur égarement capiteux et négateur.
Ce qui fait chic, c'est d'aller chercher du côté de chez l'Inde antique, ou des cultures non occidentalistes et non chrétiennes, la légitimation tant attendue, voire la bénédiction intellectualiste et surtout, surtout non religieuse. Et tant pis si la partialité est toujours au rendez-vous de ce genre de démarche typique de l'immanentisme terminal, que l'on se montre honnête (en reconnaissant le caractère ultra-minoritaire de ces coutumes nihilistes ou violentes) ou profondément inculte (secondairement malhonnête et notoirement crétin).
J'aime assez le jeu de mots facile qui en dit long sur la mentalité de notre temps : les crétins se moquent des judéo-chrétiens. En premier lieu, les crétins sont cette race sociale dite des bobos occidentalistes qui se prennent pour les élites et les avant-gardes sans se rendre compte qu'ils font le jeu des véritables élites de leurs milieux autorisés (financiers) et qu'ils ne sont que les classes médiocres des esprits moyens au service des véritables élites dégénérées et destructrices.
Dans ce jeu de dupes, le crétinisme est terme choisi. Il ne désigne pas une affection qui affaiblit notoirement vos facultés intellectuelles et se manifeste par des expressions de débilité mentale, voire physique. Le crétinisme est avant tout l'expression de l'imbécilité ou de la stupidité cultivée, parce qu'il renvoie au christianisme. Au départ, c'est un mot de compassion d'origine savoyarde qui devenu péjoratif exprime l'innocence du benêt ou du fada.
Le crétin est le dérivé dégénéré du chrétien. Traiter quelqu'un de crétin, c'est le considérer comme un chrétien dégénéré. C'est sans doute le cas de certains chrétiens, notamment de ceux qui manifestent des formes d'intégrisme et de rigorisme au nom du dogme; mais c'est aussi et surtout le cas des mentalités immanentistes, en particulier des railleurs du judéo-christianisme, qui sont des dégénérés dans la mesure où les principes qu'ils défendent sont inconséquents, rebattus et où la modernité occidentale se veut d'autant plus antireligieuse qu'elle découle directement du religieux.
Les Lumières savaient encore à peu près cette vérité et un Voltaire entendait remplacer le christianisme qu'il détestait (au nom d'excès largement hypertrophiés) par du déisme vague et moins chrétien. Par la suite, le matérialisme des idéologies, puis la laïcité sont venus accentuer encore le mouvement. On a eu le prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré qui a pondu un livre impartial et objectif, L'Antéchrist, et qui se réclamait de Dionysos, ce qui a au moins le mérite de la franchise. Ce même prophète révérait l'esprit de Voltaire et eut l'exaltation drolatique d'expliquer, peu de temps avant son effondrement pour cause de folie maniaque et fatale, qu'il fallait supprimer de manière pacifique les prêtres en les laissant mourir de faim.
Finir fou en se dépeignant comme l'Antéchrist et en louant Dionysos, c'est tout à fait conséquent, soit : c'est l'expression paroxystique de la conséquence dans l'inconséquence. Le crétin est le déchrétien, le déchristianisé, qui croit avoir dépassé le christianisme par son crétinisme. Évidemment, les religions finissent toujours par changer, évoluer, et il n'est pas question d'oser que le christianisme serait plus éternel que les autres religions. Le crétinisme immanentiste - non plus. L'Islam est d'autant plus honni par les judéo-chrétiens qu'il entend incarner ce dépassement accompli, avec la même constante : il serait lui éternel et définitif, comme la religion qu'il entend couronner et intégrer.
Il en va autrement avec les nihilistes qui entendent dépasser le religieux pour lui substituer des mentalités enfin libérées du carcan religieux, en particulier du religieux dominant. Dans le cas de Nietzsche et des Occidentaux, il s'agit du christianisme, qui chez Nietzsche est encore critiqué (de manière biaisée et amphigourique) en tant que christianisme avec son ascendance juive si différente, alors que chez les immanentistes terminaux crétins, l'amalgame est opéré sans aucune pudeur.
Il est vrai que quand on commence à louer avec partialité et absence de discernement les autres religions pourvu qu'elles ne soient pas chrétiennes, on finit par retourner en Inde antique. C'est la mode actuelle du bouddhisme en terre occidentale, qui convient d'autant mieux aux classes bobos intellos qu'il permet d'embrasser une sagesse qui n'est plus vraiment une religion et qui a au moins le mérite de dispenser le culte du néant et du dépassement/maîtrise des désirs.
En passant, je n'ai rien conte le bouddhisme ou contre toute forme de religion/sagesse à condition qu'elle ne soit pas le paravent hypocrite et caricatural de l'immanentisme et de la haine du religieux. Chez Nietzsche, cette haine du religieux se fixe, au sens maniaque et pathologique, sur la religion dominante de sa culture, qui est le christianisme. Du coup, Nietzsche révère Dionysos le dieu grec aux ascendances orientales et égyptiennes - et toutes les divinités qui ne sont pas chrétiennes. Nietzsche qui se défie tant des valeurs juives en vient à louer l'Ancien Testament pour mieux détruire le Nouveau.
Mais il y a plus cocasse. C'est l'apparition de l'amalgame contenu dans le terme de judéo-christianisme. En dégénérant, l'immanentisme laisse apparaître les contradictions intenables de ses positions. Alors qu'il était défendu par des pointures intellectuelles comme Spinoza, Marx, Schopenhauer ou Nietzsche (j'en passe), le voilà maintenant sous la coupe réductrice des experts ratiocineurs ou des incultes proto-hédonistes qui compensent par le quantitatif exacerbé leur manque de qualitatif exacerbant.
Si l'on essaie de se montrer sérieux une seconde, ce qui n'est pas facile quand on rit des crétinismes, on constate que l'histoire du christianisme est jalonnée par les différends théologiques avec le judaïsme. Le plus important me semble résider dans la démarche chrétienne d'universalisation du monothéisme juif, qui est réservé à un petit nombre. L'épisode du sabbat dans le Nouveau Testament exprime cette réalité. Bien entendu, ces différends se manifestent par des persécutions, qui se légitiment (comme c'est toujours le cas quand on persécute par le label de peuple déicide.
Pour le dire clairement, les premiers adversaires des juifs sont les chrétiens. Cela ne veut pas dire que les points de vue soient irréconciliables ou que les persécutions soient justifiables (surtout pour un chrétien), mais que le judéo-christianisme contient au moins un oxymore de taille.
Historiquement, le concept frauduleux et absurde de judéo-christianisme est attribué à un théologien protestant alsacien du dix-neuvième siècle, un certain Reuss. A une période de critique virulente du christianisme, matérialisée (c'est le cas de le dire) par l'historicisme réducteur d'un Renan en France, on a voulu appuyer l'élan anticlérical né des Lumières et de la Révolution française en réconciliant les deux frères ennemis (et en excluant l'Islam postérieur) sous le couvert d'une critique tous azimuts des religions.
Si l'on voulait polémiquer une seconde, on pourrait oser en direction des apôtres moutonniers et zélés du judéo-christianisme qu'ils se fourrent le doigt dans l'œil jusqu'à l'homo blatte, puisqu'en excluant l'Islam du juédo-christianisme, ils commettent une discrimination à l'intérieur de leur amalgame. Pourtant, l'Islam intègre tout autant ses prédécesseurs monothéistes que le christianisme avec le judaïsme; pourtant, l'héritage des juifs et des chrétiens chez les musulmans est aussi important que l'héritage des juifs chez les chrétiens. A quand pour nos crétins distingués et honorables la reconnaissance du judéo-christiano-Islam?
Revenons à nos loups. On connaît la parole : si ce n'est toi, c'est donc ton frère. Cette apologie de l'amalgame et de la violence conjuguée est identique avec l'amalgame du judéo-christianisme. A part dans une vindicte antireligieuse et antimonothéiste, comme c'est le cas de certains bouffeurs de curés, le concept de judéo-christianisme n'existe pas - à une exception près. La mode du judéo-christianisme témoigne assez de l'esprit anticlérical qui s'est emparé des universités occidentales sous couvert d'objectivité et d'areligiosité (terme qui ne veut rien dire, surtout pour des esprits faisant assaut et parade de culture!).
René Girard a raison d'observer que ce qui se nomme laïcité n'a rien d'impartial et conduit surtout, sous prétexte de tolérance et de respect de tous les cultes et de toutes les croyances, à la disparition des religions établies et à un agnosticisme mou et lâche. La laïcité est un puissant dissolvant cultuel et culturel. L'histoire du terme judéo-christianisme révèle qu'il est repris en particulier par ceux qui veulent attaquer les religions et qui se moquent de distinctions qui n'ont rien de pertinentes dans le contexte d'une critique d'un phénomène dépassé. Depuis la Shoah, le terme permet en outre une réconciliation indispensable à l'esprit de tolérance et de démocratie qui anime l'Occident.
Cette instrumentalisation de la Shoah est encore accrue par une seconde, plus importante, qui entend sous couvert d'étude scientifique et précise, inattaquable, du phénomène judéo-chrétien sioniser le terme en expliquant que finalement les chrétiens sont quasiment des juifs et que les juifs sont des sionistes. Ce Qu'il Fallait Démonter. Par ailleurs, toujours au dix-neuvième siècle, nous avons l'exemple notable d'un idéologue fameux et fort intéressant, le libéral-communiste Karl Marx, qui trouve bon de critiquer le judéo-christianisme.
Qui est Marx? C'est un matérialiste athée revendiqué, qui parfois se laisse aller à des expressions de judéophobie (terme plus adéquat qu'antisémitisme) tout à fait compréhensibles dans son esprit de matérialiste convaincu. Dénoncer le judéo-christianisme et mépriser les juifs (et les chrétiens) n'est pas une faute intellectuelle quand on estime que le religieux est le poison de l'homme (ou l'opium du peuple). Marx se sert du terme pour critiquer la société victorienne de son temps. Marx l'Anglais, qui vivait à Londres et qui y fut enterré, critique le rigorisme qui signe l'apogée de l'Empire britannique et de la révolution industrielle britannique. Il va de soi que la contestation sociale des idéologues de tous poils, dont les féministes et les communistes, cautionne par sa fausse contestation l'ordre impérial.
Au-delà de cette critique politique, l'anglicanisme est une hérésie chrétienne qui découle essentiellement d'un désaccord politique. L'anglicanisme naît d'un différend politique sans aucune assise théologique. Les anglicans expriment l'inféodation du spirituel au temporel, en particulier à la conception impérialiste de la tradition britannique. Par ailleurs, le sionisme en tant qu'idéologie naît sous le régime anglican, de la part d'hérésies particulièrement virulentes du monde protestant, en particulier des restaurationnistes. Que des adeptes de la tradition britannique comme Marx loue le judéo-christianisme n'est pas anodin ou insignifiant.
Il s'interprète en regard de la vraie mentalité d'un Marx, qui est un matérialiste libéral critique, instigateur du dépassement communiste dans le giron libéral de Ricardo et de Smith. L'antimalthusianisme de Marx n'est qu'une opposition interne au libéralisme. Chez Nietzsche, le dépassement était ontologique et s'apparentait à une mutation ontologique. Pour le reste, la seule définition cohérente du judéo-christianisme concerne "les premiers chrétiens, et plus spécifiquement ceux d'origine juive qui continuaient à observer les prescriptions de la loi mosaïque (circoncision, interdits alimentaires, observance du sabbat, fête de Pessah) après leur conversion au christianisme." (Wikipédia).
Les autres interprétations, y compris les proches, souffrent de nombreuses contestations, comme celles de Schoeps qui en limite la portée aux ébionites. Peu importe. Le judéo-christianisme, à l'exception des premiers chrétiens, est une appellation qui traduit l'engagement partial en faveur de l'immanentisme. Du coup, on peut parler de crétinisme pour désigner ceux qui sous couvert d'une appellation aberrante et amalgamante désirent s'affranchir une bonne fois pour toutes de leur tradition religieuse. Qu'ils estiment que par ces temps de laïcité, c'est le signe de l'originalité et de l'avant-garde est un mystère qui les regarde, comme le paradoxe de la mode consistant à faire comme tout le monde au nom de la marginalité, de la subversion et de la différence. Tu parles!
Par ces temps d'hédonisme consumé, où un Crétois (de sens) comme Onfray peut déverser son hédonisme affadi, le plaisir comme fin de l'individu étriqué, il est normal de tancer le judéo-christianisme après avoir opéré de grossiers amalgames. Onfray définit ainsi l'hédonisme - et s'il est certain qu'Onfray est un penseur mineur, comme tous les hédonistes, il est représentatif de la société dans laquelle il vit - de cet occidentalisme si tolérant : "Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà, je crois, toute la morale" (Chamfort). Si l'on croit que j'exagère, on pourra toujours expliquer la définition hallucinante et hallucinatoire du capitalisme par Onfray (le capitalisme ayant toujours existé, il reste à inventer le capitalisme libertarien) par cette reconnaissance de Bentham : Bentham comprend l'utilitarisme comme "calcul hédoniste", qui "devait systématiser l'idée de mesure des plaisirs dans le Philèbe de Platon" (Wikipédia).
Onfray et Bentham : même école. De même : l'hédonisme est la mentalité des matérialistes et des individualistes qui finissent par considérer que le plaisir est la fin des valeurs et que l'existence la plus heureuse est l'existence de plaisirs. Jamais on ne s'avise que cette conception de l'existence détruit la richesse de l'homme et qu'elle n'est accessible qu'à une élite, ainsi que le remarque justement la tradition tantrique (la dernière syllabe du terme est pure coïncidence).
C'est dans cette conception de fausse harmonie et de réconciliation élitiste que s'élabore le summum de tolérance que représente le judéo-christianisme. On fait mine de respecter ce qu'on attaque. On reprend la fausse indifférence de Nietzsche, dont le style enflammé cache mal les vraies intentions, qu'il résume en rappelant qu'il est de la dynamite. Au final, c'est de la haine méprisante qui se tapit derrière l'indiférence de façade. Si vous voulez comprendre le judéo-christianisme ou l'hédonisme, pensez en termes d'immanentisme.
Les hédonistes antiques étaient des nihilistes assez évidents. Leurs épigones contemporains sont des immanentistes qui ne peuvent surgir qu'à une époque d'immanentisme terminal et avarié. Quand le système s'effondre, on trouve des érotiens et des béotiens moins cons que vaincus pour vous affirmer que la fin de la vie est (dans) le plaisir. La fin de la vie individuelle et autiste, peut-être. Dans la même veine, lors du naufrage tragique du Titanic, des hurluberlus eurent l'idée lumineuse de profiter de leurs derniers instants sur le pont ou dans la salle des fêtes. Jouir avant de crever, c'est la variante séduisante et moderne de l'hilarant slogan : "Vivre comme des porcs" (dont la variante intellectualiste et deleuzienne consiste dans le divertissant titre de Gilles Châtelet).
Javier Teixidor, Le judéo-christianisme.
"Promouvoir un travail sans temporalité propre, totalement inféodé à la commande sociale – qu'elle vienne du fouet ou de la faim pour le travail-corvée ou d'une psychologie mutilée de cyber-zombie pour la Surclasse –, incapable de s'articuler avec une intensification de l'individuation pour de grandes masses humaines, bref, se contenter de faire proliférer les cas particuliers d'une espèce : serait-ce tout ce qu'il reste à espérer de l'humanité ?"
Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs.
Quittons un instant les rivages fin de règne et dégénérés de notre époque putride d'immanentisme terminal. Ou plutôt : revenons-y mais - pour mieux les analyser. D'aucuns ont le culte nihiliste au corps - de travestir ou de farder en retour aux sources culturelles et en démarche intellectuelle ce qui s'apparente aux plus vulgaires manifestations de débauche, de dépravation, de déprédation. Dans leur confusion hystérique ou inconséquente, ils confondent la dénonciation de l'intellectualisme avec leur démarche typiquement snob et anti-intellectualiste (au nom du culte savant du corps et autres billevesées réjouissantes).
Nos dionysiens modernes feraient mieux de (re)lire leur véritable prophète, ce Nietzsche dont ils ne connaissent rien sauf pour opérer des amalgames grossiers. J'y reviendrai, également concernant les sources hindoues marginales et élitistes de cet hédonisme typiquement contemporain, qui n'a rien à voir dans son essence avec ses devanciers putatifs.
Ce qui m'intéresse ici, c'est le snobisme de ces énergumènes qui se croient d'autant plus originaux, transgressifs, artistes et avant-gardistes qu'ils reprennent en faits les stéréotypes les plus éculés de l'esprit de leur époque, ce Zeitgeist qui s'apparente à une forme de conformisme débridé et prétentiard. Plus on est conformiste, plus on se présente comme anticonformiste. Le propre de la mode est d'apparaître hors de mode. Subversif et original. Subversion : sens accommodant de perversion. C'est au nom de l'originalité qu'on ressasse la mode.
A l'heure actuelle, les contempteurs du judéo-christianisme ne se rendent pas compte que c'est le tube number one de leur époque frelatée que de s'opposer aux racines religieuses monothéistes chrétiennes (éventuellement d'origine juive). Bien entendu, c'est toujours au nom du dépassement (raaah, Nietzsche!!!) du religieux que l'on formule ce genre d'inepties, qui se fondent en particulier sur la confusion numéro bis, l'amalgame le plus patent et le moins visible (c'est toujours ainsi) : l'assimilation du judéo-christianisme.
Je sais bien qu'on vit une époque d'immanentisme radical qui aimerait expurger toute forme de religieux classique pour imposer sa religion de la sortie de la religion, mais à ce point avouez qu'il fallait y penser. Nietzsche s'en est chargé avec le brio stylistique qu'on lui connaît, ses épigones de plus en plus mineurs répètent le refrain à l'envi, avec d'autant plus d'enthousiasme qu'il leur manque cruellement le contenu. Le plus drôle est lorsqu'ils opère un décentrement culturel jugé capital et novateur pour légitimer leur égarement capiteux et négateur.
Ce qui fait chic, c'est d'aller chercher du côté de chez l'Inde antique, ou des cultures non occidentalistes et non chrétiennes, la légitimation tant attendue, voire la bénédiction intellectualiste et surtout, surtout non religieuse. Et tant pis si la partialité est toujours au rendez-vous de ce genre de démarche typique de l'immanentisme terminal, que l'on se montre honnête (en reconnaissant le caractère ultra-minoritaire de ces coutumes nihilistes ou violentes) ou profondément inculte (secondairement malhonnête et notoirement crétin).
J'aime assez le jeu de mots facile qui en dit long sur la mentalité de notre temps : les crétins se moquent des judéo-chrétiens. En premier lieu, les crétins sont cette race sociale dite des bobos occidentalistes qui se prennent pour les élites et les avant-gardes sans se rendre compte qu'ils font le jeu des véritables élites de leurs milieux autorisés (financiers) et qu'ils ne sont que les classes médiocres des esprits moyens au service des véritables élites dégénérées et destructrices.
Dans ce jeu de dupes, le crétinisme est terme choisi. Il ne désigne pas une affection qui affaiblit notoirement vos facultés intellectuelles et se manifeste par des expressions de débilité mentale, voire physique. Le crétinisme est avant tout l'expression de l'imbécilité ou de la stupidité cultivée, parce qu'il renvoie au christianisme. Au départ, c'est un mot de compassion d'origine savoyarde qui devenu péjoratif exprime l'innocence du benêt ou du fada.
Le crétin est le dérivé dégénéré du chrétien. Traiter quelqu'un de crétin, c'est le considérer comme un chrétien dégénéré. C'est sans doute le cas de certains chrétiens, notamment de ceux qui manifestent des formes d'intégrisme et de rigorisme au nom du dogme; mais c'est aussi et surtout le cas des mentalités immanentistes, en particulier des railleurs du judéo-christianisme, qui sont des dégénérés dans la mesure où les principes qu'ils défendent sont inconséquents, rebattus et où la modernité occidentale se veut d'autant plus antireligieuse qu'elle découle directement du religieux.
Les Lumières savaient encore à peu près cette vérité et un Voltaire entendait remplacer le christianisme qu'il détestait (au nom d'excès largement hypertrophiés) par du déisme vague et moins chrétien. Par la suite, le matérialisme des idéologies, puis la laïcité sont venus accentuer encore le mouvement. On a eu le prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré qui a pondu un livre impartial et objectif, L'Antéchrist, et qui se réclamait de Dionysos, ce qui a au moins le mérite de la franchise. Ce même prophète révérait l'esprit de Voltaire et eut l'exaltation drolatique d'expliquer, peu de temps avant son effondrement pour cause de folie maniaque et fatale, qu'il fallait supprimer de manière pacifique les prêtres en les laissant mourir de faim.
Finir fou en se dépeignant comme l'Antéchrist et en louant Dionysos, c'est tout à fait conséquent, soit : c'est l'expression paroxystique de la conséquence dans l'inconséquence. Le crétin est le déchrétien, le déchristianisé, qui croit avoir dépassé le christianisme par son crétinisme. Évidemment, les religions finissent toujours par changer, évoluer, et il n'est pas question d'oser que le christianisme serait plus éternel que les autres religions. Le crétinisme immanentiste - non plus. L'Islam est d'autant plus honni par les judéo-chrétiens qu'il entend incarner ce dépassement accompli, avec la même constante : il serait lui éternel et définitif, comme la religion qu'il entend couronner et intégrer.
Il en va autrement avec les nihilistes qui entendent dépasser le religieux pour lui substituer des mentalités enfin libérées du carcan religieux, en particulier du religieux dominant. Dans le cas de Nietzsche et des Occidentaux, il s'agit du christianisme, qui chez Nietzsche est encore critiqué (de manière biaisée et amphigourique) en tant que christianisme avec son ascendance juive si différente, alors que chez les immanentistes terminaux crétins, l'amalgame est opéré sans aucune pudeur.
Il est vrai que quand on commence à louer avec partialité et absence de discernement les autres religions pourvu qu'elles ne soient pas chrétiennes, on finit par retourner en Inde antique. C'est la mode actuelle du bouddhisme en terre occidentale, qui convient d'autant mieux aux classes bobos intellos qu'il permet d'embrasser une sagesse qui n'est plus vraiment une religion et qui a au moins le mérite de dispenser le culte du néant et du dépassement/maîtrise des désirs.
En passant, je n'ai rien conte le bouddhisme ou contre toute forme de religion/sagesse à condition qu'elle ne soit pas le paravent hypocrite et caricatural de l'immanentisme et de la haine du religieux. Chez Nietzsche, cette haine du religieux se fixe, au sens maniaque et pathologique, sur la religion dominante de sa culture, qui est le christianisme. Du coup, Nietzsche révère Dionysos le dieu grec aux ascendances orientales et égyptiennes - et toutes les divinités qui ne sont pas chrétiennes. Nietzsche qui se défie tant des valeurs juives en vient à louer l'Ancien Testament pour mieux détruire le Nouveau.
Mais il y a plus cocasse. C'est l'apparition de l'amalgame contenu dans le terme de judéo-christianisme. En dégénérant, l'immanentisme laisse apparaître les contradictions intenables de ses positions. Alors qu'il était défendu par des pointures intellectuelles comme Spinoza, Marx, Schopenhauer ou Nietzsche (j'en passe), le voilà maintenant sous la coupe réductrice des experts ratiocineurs ou des incultes proto-hédonistes qui compensent par le quantitatif exacerbé leur manque de qualitatif exacerbant.
Si l'on essaie de se montrer sérieux une seconde, ce qui n'est pas facile quand on rit des crétinismes, on constate que l'histoire du christianisme est jalonnée par les différends théologiques avec le judaïsme. Le plus important me semble résider dans la démarche chrétienne d'universalisation du monothéisme juif, qui est réservé à un petit nombre. L'épisode du sabbat dans le Nouveau Testament exprime cette réalité. Bien entendu, ces différends se manifestent par des persécutions, qui se légitiment (comme c'est toujours le cas quand on persécute par le label de peuple déicide.
Pour le dire clairement, les premiers adversaires des juifs sont les chrétiens. Cela ne veut pas dire que les points de vue soient irréconciliables ou que les persécutions soient justifiables (surtout pour un chrétien), mais que le judéo-christianisme contient au moins un oxymore de taille.
Historiquement, le concept frauduleux et absurde de judéo-christianisme est attribué à un théologien protestant alsacien du dix-neuvième siècle, un certain Reuss. A une période de critique virulente du christianisme, matérialisée (c'est le cas de le dire) par l'historicisme réducteur d'un Renan en France, on a voulu appuyer l'élan anticlérical né des Lumières et de la Révolution française en réconciliant les deux frères ennemis (et en excluant l'Islam postérieur) sous le couvert d'une critique tous azimuts des religions.
Si l'on voulait polémiquer une seconde, on pourrait oser en direction des apôtres moutonniers et zélés du judéo-christianisme qu'ils se fourrent le doigt dans l'œil jusqu'à l'homo blatte, puisqu'en excluant l'Islam du juédo-christianisme, ils commettent une discrimination à l'intérieur de leur amalgame. Pourtant, l'Islam intègre tout autant ses prédécesseurs monothéistes que le christianisme avec le judaïsme; pourtant, l'héritage des juifs et des chrétiens chez les musulmans est aussi important que l'héritage des juifs chez les chrétiens. A quand pour nos crétins distingués et honorables la reconnaissance du judéo-christiano-Islam?
Revenons à nos loups. On connaît la parole : si ce n'est toi, c'est donc ton frère. Cette apologie de l'amalgame et de la violence conjuguée est identique avec l'amalgame du judéo-christianisme. A part dans une vindicte antireligieuse et antimonothéiste, comme c'est le cas de certains bouffeurs de curés, le concept de judéo-christianisme n'existe pas - à une exception près. La mode du judéo-christianisme témoigne assez de l'esprit anticlérical qui s'est emparé des universités occidentales sous couvert d'objectivité et d'areligiosité (terme qui ne veut rien dire, surtout pour des esprits faisant assaut et parade de culture!).
René Girard a raison d'observer que ce qui se nomme laïcité n'a rien d'impartial et conduit surtout, sous prétexte de tolérance et de respect de tous les cultes et de toutes les croyances, à la disparition des religions établies et à un agnosticisme mou et lâche. La laïcité est un puissant dissolvant cultuel et culturel. L'histoire du terme judéo-christianisme révèle qu'il est repris en particulier par ceux qui veulent attaquer les religions et qui se moquent de distinctions qui n'ont rien de pertinentes dans le contexte d'une critique d'un phénomène dépassé. Depuis la Shoah, le terme permet en outre une réconciliation indispensable à l'esprit de tolérance et de démocratie qui anime l'Occident.
Cette instrumentalisation de la Shoah est encore accrue par une seconde, plus importante, qui entend sous couvert d'étude scientifique et précise, inattaquable, du phénomène judéo-chrétien sioniser le terme en expliquant que finalement les chrétiens sont quasiment des juifs et que les juifs sont des sionistes. Ce Qu'il Fallait Démonter. Par ailleurs, toujours au dix-neuvième siècle, nous avons l'exemple notable d'un idéologue fameux et fort intéressant, le libéral-communiste Karl Marx, qui trouve bon de critiquer le judéo-christianisme.
Qui est Marx? C'est un matérialiste athée revendiqué, qui parfois se laisse aller à des expressions de judéophobie (terme plus adéquat qu'antisémitisme) tout à fait compréhensibles dans son esprit de matérialiste convaincu. Dénoncer le judéo-christianisme et mépriser les juifs (et les chrétiens) n'est pas une faute intellectuelle quand on estime que le religieux est le poison de l'homme (ou l'opium du peuple). Marx se sert du terme pour critiquer la société victorienne de son temps. Marx l'Anglais, qui vivait à Londres et qui y fut enterré, critique le rigorisme qui signe l'apogée de l'Empire britannique et de la révolution industrielle britannique. Il va de soi que la contestation sociale des idéologues de tous poils, dont les féministes et les communistes, cautionne par sa fausse contestation l'ordre impérial.
Au-delà de cette critique politique, l'anglicanisme est une hérésie chrétienne qui découle essentiellement d'un désaccord politique. L'anglicanisme naît d'un différend politique sans aucune assise théologique. Les anglicans expriment l'inféodation du spirituel au temporel, en particulier à la conception impérialiste de la tradition britannique. Par ailleurs, le sionisme en tant qu'idéologie naît sous le régime anglican, de la part d'hérésies particulièrement virulentes du monde protestant, en particulier des restaurationnistes. Que des adeptes de la tradition britannique comme Marx loue le judéo-christianisme n'est pas anodin ou insignifiant.
Il s'interprète en regard de la vraie mentalité d'un Marx, qui est un matérialiste libéral critique, instigateur du dépassement communiste dans le giron libéral de Ricardo et de Smith. L'antimalthusianisme de Marx n'est qu'une opposition interne au libéralisme. Chez Nietzsche, le dépassement était ontologique et s'apparentait à une mutation ontologique. Pour le reste, la seule définition cohérente du judéo-christianisme concerne "les premiers chrétiens, et plus spécifiquement ceux d'origine juive qui continuaient à observer les prescriptions de la loi mosaïque (circoncision, interdits alimentaires, observance du sabbat, fête de Pessah) après leur conversion au christianisme." (Wikipédia).
Les autres interprétations, y compris les proches, souffrent de nombreuses contestations, comme celles de Schoeps qui en limite la portée aux ébionites. Peu importe. Le judéo-christianisme, à l'exception des premiers chrétiens, est une appellation qui traduit l'engagement partial en faveur de l'immanentisme. Du coup, on peut parler de crétinisme pour désigner ceux qui sous couvert d'une appellation aberrante et amalgamante désirent s'affranchir une bonne fois pour toutes de leur tradition religieuse. Qu'ils estiment que par ces temps de laïcité, c'est le signe de l'originalité et de l'avant-garde est un mystère qui les regarde, comme le paradoxe de la mode consistant à faire comme tout le monde au nom de la marginalité, de la subversion et de la différence. Tu parles!
Par ces temps d'hédonisme consumé, où un Crétois (de sens) comme Onfray peut déverser son hédonisme affadi, le plaisir comme fin de l'individu étriqué, il est normal de tancer le judéo-christianisme après avoir opéré de grossiers amalgames. Onfray définit ainsi l'hédonisme - et s'il est certain qu'Onfray est un penseur mineur, comme tous les hédonistes, il est représentatif de la société dans laquelle il vit - de cet occidentalisme si tolérant : "Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà, je crois, toute la morale" (Chamfort). Si l'on croit que j'exagère, on pourra toujours expliquer la définition hallucinante et hallucinatoire du capitalisme par Onfray (le capitalisme ayant toujours existé, il reste à inventer le capitalisme libertarien) par cette reconnaissance de Bentham : Bentham comprend l'utilitarisme comme "calcul hédoniste", qui "devait systématiser l'idée de mesure des plaisirs dans le Philèbe de Platon" (Wikipédia).
Onfray et Bentham : même école. De même : l'hédonisme est la mentalité des matérialistes et des individualistes qui finissent par considérer que le plaisir est la fin des valeurs et que l'existence la plus heureuse est l'existence de plaisirs. Jamais on ne s'avise que cette conception de l'existence détruit la richesse de l'homme et qu'elle n'est accessible qu'à une élite, ainsi que le remarque justement la tradition tantrique (la dernière syllabe du terme est pure coïncidence).
C'est dans cette conception de fausse harmonie et de réconciliation élitiste que s'élabore le summum de tolérance que représente le judéo-christianisme. On fait mine de respecter ce qu'on attaque. On reprend la fausse indifférence de Nietzsche, dont le style enflammé cache mal les vraies intentions, qu'il résume en rappelant qu'il est de la dynamite. Au final, c'est de la haine méprisante qui se tapit derrière l'indiférence de façade. Si vous voulez comprendre le judéo-christianisme ou l'hédonisme, pensez en termes d'immanentisme.
Les hédonistes antiques étaient des nihilistes assez évidents. Leurs épigones contemporains sont des immanentistes qui ne peuvent surgir qu'à une époque d'immanentisme terminal et avarié. Quand le système s'effondre, on trouve des érotiens et des béotiens moins cons que vaincus pour vous affirmer que la fin de la vie est (dans) le plaisir. La fin de la vie individuelle et autiste, peut-être. Dans la même veine, lors du naufrage tragique du Titanic, des hurluberlus eurent l'idée lumineuse de profiter de leurs derniers instants sur le pont ou dans la salle des fêtes. Jouir avant de crever, c'est la variante séduisante et moderne de l'hilarant slogan : "Vivre comme des porcs" (dont la variante intellectualiste et deleuzienne consiste dans le divertissant titre de Gilles Châtelet).
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