dimanche 17 février 2008

Les grenouilles

Pour les béotiens un brin idéalistes qui ne comprennent pas ce qui se produit en ce moment avec l'avènement de l'ère 911, une petite histoire, celle de la grenouille qui jamais ne supporterait qu'on la plonge dans une marmite d'eau bouillante. Immédiatement elle actionnerait ses cuisses toniques et d'un bond, elle sortirait de la marmite. Alors, bien entendu, l'argument coule de source : il est impossible que la grenouille consente à se laisser cuire dans une casserole d'eau bouillante. La preuve? S'il en était besoin, la grenouille possède les ressources pour se sortir de l'éventuel piège. Conclusion formelle et rassurante : il est impossible de faire cuire une grenouille dans une marmite d'eau bouillante sans son consentement. La conclusion est rassurante et la Nature fort bien faite.
Désolé de singer les rabat-joies, mais face aux béotiens, je vais jouer aux esprits forts et aux voix sacrilèges. Est-il si certain que la grenouille refuse opiniâtrement (et justement) de se laisser cuire vive? Dans les condition énoncées, c'est certain. Mais... Il y a un mais. Comme à chaque fois que l'on veut montrer l'incertitude de toute chose, jouons sur la limite. Prenons cette fois une marmite d'eau glacée. Evidemment, la grenouille ne voudra pas qu'on la plonge dans l'eau glacée. Pas folle la guêpe. Alors augmentons un peu la température de l'eau et cette fois, l'eau est tiède. Cette fois, il est possible de plonger la grenouille dans l'eau tiède sans qu'elle rechigne. Au contraire, la grenouille se satisfait de cette situation où, ma foi, les conditions de vie ne sont pas si mauvaise que ça.
Afin de la contenter et de prouver nos meilleures intentions, nous démiurges de grenouille, allumons le gaz (ou poursuivons la cuisson) et faisons augmenter la température de l'eau provisoirement. Petit à petit. Pourquoi la grenouille aurait-elle à se plaindre de son sort? Au contraire, à présent, elle baigne dans le bonheur. L'eau est tiède. Les conditions sont presque agréables. Il est vraiment rare pour une grenouille de bénéficier de conditions aussi favorables : un bon bain, de l'eau tiède, que demander de plus? Eh bien, la grenouille peut attendre plus parce que la cuisson se poursuit - et la température de l'eau augmente imperceptiblement.
Désormais, l'eau est presque chaude. La grenouille est au paradis. Elle n'en peut mais de sa condition de privilégiée et tient à ce que ça se sache. Elle ferme les yeux, elle profite de son jacuzzi providentiel, elle poireaute, elle se dorlote, elle batifole, elle paresse langoureusement. Elle ne peut rêver à de meilleures conditions d'existence. Certes, il commence à faire un peu chaud, mais c'est toujours appréciable, une bonne suée, et puis, c'est bon pour la santé. Le sauna après la jacuzzi, il ne faudrait pas songer à se plaindre. La grenouille supporte certes une température qui est cette fois brûlante, c'est-à-dire plus que chaude, mais il n'est pas question pour elle de bouger le petit doigt (si l'on peut dire).
Elle est trop confortablement installée, et puis, le sauna, ce n'est pas la mort, jusqu'à plus ample informé. Au contraire, elle en ressortira plus forte et avec une plus belle peau. Elle ferme les yeux et elle pense à des choses agréables pour se distraire. Qu'elle a de la chance! Qu'elle est bénie des dieux! Que la Nature est une Dame patronnesse agréable et providentielle! Notre grenouille est embarquée dans un rêve doucereux et idéaliste. Elle a oublié que la température de l'eau ne cessait de monter, par petits paliers progressifs. Elle a raison d'avoir troqué le rêve contre la réalité, parce que si elle ouvrait les yeux, elle se rendrait compte que l'eau est devenue plus que brûlante. Elle est au stade intermédiaire entre le brûlant et le bouillant.
Heureusement pour elle, la grenouille ne se réveillera pas. Elle partira dans une atmosphère onirique de fumées et de nuages. L'eau boue désormais et plus que jamais. La grenouille est morte; elle cuit à petit feu; et bientôt, si rien n'est fait, elle cuira même à grandes eaux. Que l'on ne s'attarde pas trop cependant sur le sort atroce et cruel qui frappe cette malheureuse grenouille cuite par un démiurge faussement bienveillant - en fait fort cupide. La fable de cette courte histoire? Le préjugé selon lequel aucune grenouille ne pouvait consentir à se laisser cuire repose sur l'illusion. Non pas stupide, mais naïve.
En réalité, le moyen de cuire une grenouille avec son consentement le plus repu existe bien et repose sur le stratagème le plus simple. Ou encore sur la stratégie du changement si progressif qu'il en est imperceptible. Passer de l'eau glacée à l'eau bouillante, soit le changement le plus brutal et marquant, voilà qui n'est pas envisageable si l'on attend le consentement de la grenouille. On ne consent certes pas à cuire de but en blanc. Pour ce faire, il reste la ruse démoniaque des promesses et des avantages octroyés avec générosité. Pendant que l'on fait monter la température (c'est le cas de le dire), on laisse miroiter des privilèges, dont certains sont mirobolants et effectivement fort appréciables.
C'est par le mirage des avantages et des améliorations incalculables et inattendues de sa condition initiale que la grenouille se laisse cuire et se laissera farcir. Leçon pleine d'enseignements, que l'homme ferait bien de méditer s'il ne veut pas connaître le même sort après l'avènement de l'Evénement, je veux bien sûr désigner ici le 911. Tous les avantages et les progrès qu'il croit avoir reçu de ses luttes et de ses revendications sont en fait autant de poudre aux yeux jetée par des bonimenteurs et des menteurs dont l'intérêt réside dans le pouvoir et la domination. A ceci près, exception notable, que les démiurges de la triste comédie humaine, de sa farce tragique, ne sont pas des démiurges qui seraient extérieurs à notre espèce.
Les inconscients qui revendiquent le droit de manipuler sont des hommes qui se croient sortis de la cuisse de Jupiter parce qu'ils sont des parvenus odieux et qu'ils veulent se hisser au-dessus de leur condition naturelle et inaliénable. Ce sont des grenouilles qui voulant se faire plus grosses que le boeuf exigent le droit inquiétant et monstrueux de faire cuire leurs congénères, qu'ils considèrent bien entendu comme les membres d'une espèce inférieure, envers qui tous les traitements d'ingratitude seraient permis.
Malheureusement, leur différence qualitative ne repose même pas sur une possibilité de différenciation quantitative. Le délire de ces grenouilles qui font assaut de snobisme grandiloquent apparaîtra dans sa véritable boursoufflure si l'on s'avise que le démiurge et la grenouille en l'occurrence se confondent. Que dirait-on d'une histoire où la grenouille et le démiurge seraient identiques au point de se croire différents? Que dirait-on si la grenouille se croyait supérieure et émancipée parce qu'elle avait le privilège de se faire cuire? Que dirait-on si une grenouille inspirée vous déclarait à brûle-pourpoint qu'elle était le démiurge détenant le pouvoir exorbitant et inquiétant de faire cuire une grenouille de la meilleure chair grâce à sa stratégie unique de cuisson progressive et indistincte?
Sans doute cette grenouille a-t-elle le cerveau dérangé : elle tient des raisonnement d'une perversité inquiétante, d'autant que sa confusion la pousse à établir une distinction hallucinatoire entre le démiurge et le cobaye culinaire. En fait, la victime du piège et le démiurge supérieur sont une seule et même personne - la grenouille. Ce qui implique malheureusement que la folie du démiurge culmine au point de se croire supérieur dans le temps où il se condamne lui-même à la mort perverse. Il serait d'ailleurs fort intéressant d'analyser cette mentalité raffinée qui consiste à opérer une distinction hallucinatoire entre soi-même et l'autre alors que les deux ne font qu'un et alors que la distinction justifie de pratiques infâmes qui se retournent in fine contre leur auteur - et pour cause.

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