lundi 4 février 2008

L'hypercute de l'hypercrite

"Chaque génération se croit plus intelligente que la précédente et plus sage que la suivante."


"Aux moments de crise, ce n'est pas contre un ennemi extérieur qu'on lutte, mais toujours contre son propre corps."


Ces deux citations impressionnantes de George Orwell me permettent, sans que je sache bien pourquoi au juste, de dresser le portrait de Jacques Attali. En pensant à Jacques Attali, j'ai immédiatement associé son nom à hypocrite. Non que j'estime Attali hypocrite, du moins en conscience et machiavélique, mais que j'éprouvais au contact de son nom le besoin irrépressible de vérifier l'étymologie.
Hypocrite : celui qui fait semblant, le comédien, celui qui juge en dessous. Eh bien! Attali jugeait-il en dessous? Faisait-il la comédie? Je ne pense pas. Attali laisse l'impression télévisuelle d'être un petit homme qui sait tout, pense tout savoir et pique des colères d'enfant capricieux et gâté si on s'avise de le contredire. Piétinant tous ses jouets pour se punir d'avoir tort, il est alors capable d'étriper son meilleur allié pour passer sa rage et son ressentiment. C'est ce qu'il a fait avec Michel Onfray. Il n'aurait pas dû s'emporter de la sorte, Jacques; Onfray est un philosophe à la mode, son frère en toc et tics polémiques. La preuve? Il est édité par Jean-Paul Enthoven, l'éditeur aussi de BHL, ce qui situe le pedigree de pareils énergumènes. Tiens, en pensant à BHL, je pense que l'étymologie d'hypocrite s'applique à merveille à ces escrocs de la pensée, qui montre de quel bois ils se chauffent chaque fois qu'on s'intéresse à leur patrimoine peu monacal. Mais pas Jacques Attali. Notre homme ne joue pas sciemment la comédie. Alors c'est le néologisme d'hypercrite qui me vient.
Comme je ne sais pas pourquoi il m'est venu à l'esprit, je vais tâcher d'expliquer pourquoi j'ai retenu pareil terme à coucher par terre. Pourquoi hypercrite? Parce qu'Attali est un expert. C'est même sa principale qualité, celle qui le perdra. Hypercrite désigne celui qui juge au-dessus. Attali a un avis sur tout ou presque, mais il ne pense certainement pas en penseur classique. Il pense en expert. Attali est de ce point de vue l'emblème éclatante du mal qui ronge, non seulement notre belle France, mais le monde depuis qu'il s'est fait système mondialiste. Attali est bien un enfant du système : non seulement il a tout réussi, ce qui est fort mauvais signe, mais il s'évertue à produire et reproduire, comme un perroquet grotesque et implacable, les avis du système. Auparavant, il y avait les penseurs. Attali en sait quelque chose puisqu'il a signé de nombreuses biographies sur ses modèles, ceux qu'il aimerait tant recopier, alors qu'il est incapable d'en produire une ligne, je pense à Pascal.
Heureusement. Car Attali apparaît à point nommé sur notre Vieux Continent pour nous montrer que la chute du penseur, depuis Bergson jusqu'à BHL, ne s'est pas achevée avec le pauvre BHL. Notre Vieux Continent ignore que le modèle du système, les États-Unis les plus morcelés qui soient, a produit des Huntington et des Fukuyama, soit des individus qui prétendent penser de la plus moderne et curieuse des manières. L'expert se distingue de l'intellectuel en ce que l'intellectuel traduisait déjà l'adoration de l'événementiel.
L'expert perfectionne cette adoration en incarnant la seule maîtrise envisageable, la seule maîtrise scientifique, la maîtrise qui morcèle et qui se veut humble : donner son avis, à partir du moment où le savoir que l'on connaît sur le bout des doigts est délimité, circonscrit, qu'il ne prétend pas embrasser tout le champ du donné. Autrement dit : le penseur estimait que pour penser, il fallait embrasser l'ensemble du réel, y compris et surtout le réel inconnu, le réel mystérieux, le réel intrigant. L'intellectuel prétendait réformer cette définition impossible et proposer une alternative plus concevable et viable : au lieu du réel, trop énigmatique et indépassable, l'événement en tant que production immédiate et aisément définissable.
L'intellectuel était encore haut en couleurs car il lui fallait avoir un avis sur tout, c'est-à-dire un avis sur tous les événements qui se produisaient. Exemple de Sartre en tant que descendant de Voltaire et figure bien différente d'un Bergson ou d'un Heidegger. L'expert vient achever cette révolution en donnant le maximum de gages au savoir événementiel, en le compartimentant en segments clairs et précis.
De ce fait, Jacques Attali est bien un expert, qui ne pense qu'à partir de savoirs compartimentés et qui se pense en tant que superexpert. Il y a les experts et, quand les experte accèdent à la maîtrise la plus brillante, ils peuvent se présenter comme superexperts. Soit : puisqu'ils connaissent leur savoir unique et compartimenté sur le bout des doigts, ils peuvent s'attaquer à plusieurs savoirs et passer pour des omniscients en tant que maîtres reconnus et plénipotentiaires.
Rien d'étonnant dès lors à ce que le surbrillant Jacques Attali se soit trouvé figurer en tant qu'élève des plus prestigieuses écoles le modèle incontesté et éculé de la réussite selon le système. Soit un intelligent qui pense dans la mesure où il n'est que le porte-voix et le tocsin formaté du système. Des superexperts, le système en fabrique à la pelle. Jacques Attali est interchangeable et d'ailleurs, on trouve des milliers de spécialistes dans le monde qui équivalent à Jacques Attali. Le système a besoin que ses modèles intellectuels soit aisément reproductibles et aisément clonables. Le formatage selon le système exige la flexibilité intellectuelle.
Il est certain que Jacques Attali est expert en tant que le plus important de la pensée selon lui réside dans l'échange économique. Évidemment : l'économique présente la particularité de fixer les échanges selon un processus et une norme délimités et définissables. Attali ne peut qu'acquiescer à toute définition claire et précise. C'est ainsi qu'il conçoit la modernité comme progressisme et révolution rationaliste, dont il estime être le représentant.
Dans la logique d'un expert de la trempe d'Attali, il est prévisible que la logique joue un grand rôle. D'abord, le superexpert lie entre eux les différents domaines compartimentés dont il a la charge voire la jouissance; ensuite l'expert est un lointain héritier de Voltaire, à ceci près que les intellectuels savaient que les traits d'esprit renvoyaient à l'esprit, quand les experts croient vraiment qu'accorder le plus d'importance et de crédit à l'intelligence est marque indubitable de son intelligence et de son esprit. Les experts à l'instar d'Attali auraient-ils oublié que Montaigne, grand esprit lui, précisait avec pénétration que ce sont les gens dépourvus d'intelligence qui adorent le plus l'intellignece, en vertu de la loi psychologique selon laquelle on accord de l'importance a ce dont on manque cruellement?
En attendant, Attali révère l'intelligence en expert butinant avec délectation sa possession favorite. Attali a bien tort, il ne se rend pas compte qu'il égare son esprit en le prostituant à des idoles mensongères, capricieuses et passagères. Mais Attali se rêve en prince du bon goût et en arbitres des élégances. Autant dire que le bon élève du système ne peut que jouer les rebelles en posant au progressiste, soit à celui qui rêve de transformer et de changer les choses en utilisant son intelligence. Attali ne cesse de répéter que les idées sont activité misérable si elles n'ont pas d'application. Il se veut penseur de l'action et certainement pas penseur dans sa tour d'ivoire. Au juste, cette distinction n'aurait aucun sens si elle ne révélait pas à quel point Attali pérore parce qu'il est le chantre et le disciple zélé du système.
Déclarer qu'on veut changer les choses et militer pour l'avènement d'un monde plus juste quand on admire Blair et qu'on a été le conseiller de Mitterrand, c'est susurrer de manière délicate et attentionnée que l'on travaille pour l'ultralibéralisme progressiste et qu'on a été nommé par le système afin de faire passer les mesures dont le système avait besoin. Le progressisme sert à jeter un voile pudique et de la poudre aux yeux sur les mesures progressistes consistant au nom du Progrès à autoriser l'avancée inéluctable du libéralisme vers l'ultralibéralisme. N'oublions pas que c'est sous Attali conseiller de Mitterrand que la France a vendu presque la moitié de son fond boursier et de son fond industriel aux investisseurs étrangers, qui ne sont pas tous américains, mais qui sont tous du côté du système (bel exemple de libéralité hypocrite et suicidaire)...
Voilà le règne de l'hypercrite : prétendre jusqu'à la démesure dominer les choses, dominer son sujet et dominer son assiette dans la mesure où on prétend au fond dominer le réel en lui piquant son bifteck. Bien entendu, cette posture ressortit de la démesure la plus destructrice et de la vieille fable de la grenouille qui se voulait enfler plus grosse que le boeuf. Egalement de la chauve-souris tantôt rat et tantôt oiseau. Ceci est une autre histoire qui nous ramènerait à l'hypocrisie. Loin de l'hypercrisie? Mais l'hypocrite est celui qui fait semblant dans la mesure où il ne sait que trop qu'il doit dissimuler et divulguer ses sentiments et intentions véritables. L'hypercrite, lui, est persuadé qu'il peut jouer cartes sur table car il maîtrise ce que l'hypocrite, plus prudent, se contente d'amadouer de loin.
En gros, l'hypercrite est bien plus naïf et arrogant que l'hypocrite. L'hypocrite se contente de biaiser avec le reél en sachant que le reél est ô combien plus fort que lui. L'hypercrite croit avoir vaincu toutes les résistances ontologiques. Il ne sait pas encore que son égarement n'est pas passager et annonce tout simplement le déclin du système qu'il promeut en bon vieux progressiste du côté de la morale et du bien. L'hypercrite n'a rien compris à la vie, non pas parce qu'il serait intellectuel, mais parce qu'il n'a rien compris aux idées. L'hypercrite est un formaté, un copiste, un copieur, un méchant écrivaillon, qui se fâche tout rouge quand on lui rappelle qu'il se contente de répéter ce que les têtes du système lui dictent avec autorité et mépris. Alors je pourrais m'autoriser une petite pause salutaire en citant Barthes avec d'autant plus de facilité que je n'apprécie guère ce professeur surfait travesti en grand écrivain défait :

"La France est atteinte d'une surproduction de gens à diplômes, polytechniciens, économistes, philosophes et autres rêveurs qui ont perdu tout contact avec le monde réel."

Mais je conclurai avec prestance et rapidité en convoquant un expert en bonne chanson, soit un artiste en ce que l'artiste est l'antithèse salutaire de l'expert, celui seul qui sauvera le monde de sa folie experte - le grand Jacques Brel :

"Tais-toi donc Grand Jacques
Que connais-tu de l'amour
Des yeux bleus des cheveux fous
Tu n'en connais rien du tout

Et dis-toi donc Grand Jacques
Dis-le-toi bien souvent
C'est trop facile
De faire semblant."

1 commentaire:

Maïkru Foon a dit…

C'est drôle, depuis quelques temps, je me suis pris à imaginer ce que serait le contraire, l'opposé du mot hypocrite. Bien sûr, connaissant mon étymologie grecque, le mot hypercrite venait spontanément. Mais comment le définir ?

Puis une simple recherche me mène à votre texte. Vous donnez ici un sens plutôt critique au mot. Cela a sans doute permis d'établir les basses sur lesquelles se pourront développer des définitions prosaïques, plus près du sens commun.

En faisant des lectures, je n'ai pu m'empêcher de rapprocher l'hypercrisie à la manifestation d'un désir d'authenticité, ou du moins à une attitude morale la recherchant, la chérissant. Ainsi, l'hypercrite tâcherait d'exprimer qui il est intrinsèquement, en cessant de se dissimuler derrière un masque que lui impose la société, la communauté dans laquelle il vit.

M'enfin, merci pour vos réflexions judicieuses sur ce néologisme de votre cru, et qui se trouvait aussi être le mien, et probablement celui de bien d'autres inconnus !