mercredi 16 avril 2008

Du pire au même

La dernière fois, j'écoutais une émission sur France Culture, je crois que c'était mardi 15, Les Nouveaux chemins de la connaissance. Enthoven recevait un invité dont j'ai oublié le nom, pour parler du diable. Bonne intervention, nettement plus tranchante que celle de la veille, avec le philosophe français que je préfère, Clément Rosset. Je mets au-dessus René Girard, mais Girard ne se définit pas lui-même comme philosophe, et puis c'est un français très américanophone. Le dernier livre que Girard a sorti sur Clausewitz et l'Apocalypse est très bon, sauf la discussion finale et sur l'Europe, que j'ai trouvée assez convenue et rébarbative. Chacun ses goûts.
Justement, en abordant la relativité des goûts, je trouve que Rosset est de moins en moins bon. Après un excellent Fantasmagories, La nuit de mai fait très faussement scolaire, très récité et surtout c'est une théorie du désir qui est simple mais simpliste. Jusqu'alors, Rosset était fascinant parce qu'il était simple et profond. Ce n'est pas la même chose. Les Grecs étaient superficiels à force de profondeur, à en croire un abbé moustachu et myope dont j'ai oublié le nom. Rosset était simple à force de profondeur, surtout dans Le Réel, traité de l'idiotie ou de nombreuses productions.
J'ai bien peur qu'il ait perdu cette qualité rare en touchant à la célébrité et qu'il ait transformé l'or en plomb. Ce n'est pas donné à tout le monde de faire simple et profond. La plupart du temps, on fait compliqué et superficiel. Je dirai un jour, quand j'en aurai le temps, en quoi le théorie du désir selon Rosset est simpliste. Sans doute cette perte de qualité est-elle proportionnelle au début de la reconnaissance. Rien de telle que l'insouciance pour être bon. Demandez à Rosset, d'ailleurs, si l'artificiel est meilleur que le naturel...
Mais je m'aperçois que je m'écarte de mon sujet. Mardi 15 donc, l'intervenant qui passait après Rosset a expliqué à un moment ou à un autre que dans le fond la représentation du diable selon ben Laden et selon W. était assez proche et similaire. J'ai tendu l'oreille. Curieux tout de même que lors d'une émission philosophique au demeurant assez intéressante (quand Enthoven ne fait pas de manières, c'est parfois carrément excellent) on en vienne à parler du 911, comme si le sujet le plus tabou était aussi celui que tous ont sur le bout de la langue à force d'avoir pour consigne tacite et implicite de n'en pas parler. En tout cas quant au fond.
A vrai dire, ben Laden et W. sont très proches. Le grand frère d'Oussama, Salem je crois, était un associé d'affaires pétrolières de W. Et un autre frère, dont je ne me rappelle plus le nom, était à la fameuse réunion du Carlyle Group le matin du 911, dans un palace de New York (si je ne m'abuse). Mais surtout, les connaissances théologiques d'Oussama et de W. sont très superficielles et très rudimentaires.
Rien d'étonnant dès lors à ce que nos deux fondamentalistes soient d'accord quant à la conception du diable. Ca aussi, j'aimerais aborder le sujet. S'il est certain que le diable est celui qui divise, alors W. est un démon, ainsi qu'en atteste une citation impressionnante tirée de Dante. Mais si les deux ennemis les plus farouches et les plus irréductibles sont si proches en matière de fondamentalisme religieux et de conception du diable, c'est facilement explicable : c'est parce qu'ils sont au fond fort proches. Quasiment les deux mêmes. J'ose une hypothèse, mais elle s'appuie sur une connaissance de fond du parcours d'Oussama et de W.
C'est que les ennemis sont ennemis en tant que différences internes. Dans le fond, ils sont les deux mêmes : rejetons ratés d'une famille richissime et prestigieuse, représentants paumés de franchises pétrolières et industrielles qui les dépassent, marionnettes de marécages fort peu transparents, reconnus pour leur stupidité qui serait en fait plus de la désorientation mentale, inclination pour les paradis artificiels guérie par le recours forcené au fondamentalisme, inclination pour le mensonge et la dissimulation...
Les points communs abondent. Il reste à comprendre en fait que les différences internes recoupent le même système immanentiste. Sans doute W. est-il méthodiste fondamentaliste quand Oussama est wahhabite scrupuleux et tatillon. Mais les deux font le jeu de l'immanentisme. Si les deux hommes ont la même conception du diable, nul besoin de chercher des raisons sophistiquées. C'est qu'ils relèvent du même parti.
W. et Oussama poursuivent la même cause, celle de l'immanentisme. Leurs différences exacerbées sont en fait du cinéma d'Hyperréel et d'opérette. On notera amusés que l'existence de W. prête à contestation (sérieuse) et qu'il en est venu récemment dans ses apparitions croquignolesques et grand guignolesques à citer l'Evangile (selon saint Mathieu)! Mais W. à y bien regarder n'est guère plus vivant. On le voit de plus en plus livide et blafard faire ses imprécations ultramoralistes et l'on a l'impression qu'il joue un numéro de clown désaxé ou de pantin désarticulé. Qui sont Oussama et W. dans le fond? Qui furent-ils? Il est d'autant plus difficile de répondre à cette question qu'ils sont les hommes de paille d'un système dont la marque de fabrique est le recours à la différance.
Reste à comprendre que le syndrome de la différence interne (plus les différences internes sont exacerbées, plus elles servent dans le fond le même système) fonctionne avec les symboles Oussama et W., mais qu'il s'applique a fortiori à l'opposition souterraine qui parcourt toute la question des valeurs contemporaines et même ultracontemporaines. Oussama et W. sont les représentants déposés (au sens de trade marks) de l'opposition sensée donner sens au monde : l'opposition officielle de la liberté à l'islamisme, de la civilisation à la barbarie (selon les travaux savoureux de Bernard Lewis et Samuel Huntington, qu'il serait temps de lire pour ceux qui veulent mesurer l'ampleur des dégâts de l'ultralibéralisme sur les facultés intellectuelles. Pour ce faire, on peut aussi lire Revel en langue française, l'Académicien membre d'honneur de la Heritage Foundation).
Officieusement chacun sait bien que l'opposition serait plus celle de l'Occident et de l'Orient, du christianisme et de l'Islam. Ceux qui ont inventé la guerre contre le terrorisme comme un mauvais scénario destiné à retrouver une opposition crédible après celle contre la Russie communiste, ont montré à quel point ils manquaient d'imagination : cela fait très avatar de Croisade ou resucée de discours chrétiens typiquement antiislamiques.
Pourtant ce n'est pas que les différences entre Islam et chrétienté n'existent pas, mais qu'elles ne sont pas significatives de ce qui se trame. Ce n'est pas un problème de conceptions théologiques entre deux monothéismes, c'est un problème d'application pratique et politique. Ce n'est pas un hasard si sont privilégiées in fine les options fondamentalistes au sein de la chrétienté comme de l'Islam. On veut des options fort peu spirituelles, et fort pragmatiques et politiques. C'est l'islamisme postcolonial et anticolonial qui fournit le prétexte et qui n'est que la réplique ou le miroir du fondamentalisme protestant de tendance anglo-saxonne.
Il est vrai qu'Islam et christianisme, quelles que soient leurs différences indubitables, ne sont jamais que des monothéismes fort proches (en tant que monothéismes). Mais ici, ce sont aussi des fondamentalismes de type monothéiste, qui sont fondamentalistes parce qu'ils privilégient l'application politique et pratique, mais aussi parce qu'ils sont immanentistes. L'immanentisme s'épanouit particulièrement en terre fondamentaliste et monothéiste. Dès lors la gémellité d'Oussama et de W. n'est pas une coïncidence fâcheuse. Elle est symbolique de la différence (je devrais presque écrire différance) interne qui frappe de son sceau mimétique l'islamisme et le fondamentalisme protestant.
Allons plus loin : La différence interne est à l'oeuvre dans les oppositions entre Islam et chrétienté, Orient et Occident. Tous aspirent au fond au même modèle, ainsi que Girard le remarquait dans Je vois Satan tomber comme l'éclair. La guerre contre le terrorisme signifie en fait que tous sont des suppôts dévoués de l'immanentisme. Le reste n'est que mises en scène et fausses oppositions, souvent pour la galerie. L'Islam n'a aucune alternative à opposer à l'Occident en apparence déchristianisé, démocratique, libéral et laïc.
Les fausses différences sont redoutables parce qu'elles encouragent au final le mimétisme et le système unique (la pensée unique aussi et les excommunications au nom du Bien). L'idée qu'il n'y a qu'un seul système est soutenu en apparence par les différences internes et par l'exemple chaque fois administré par les disciples affidés, du style de Revel en France : citez-moi un seul autre système alternatif et j'accepterai de changer mon fusil d'épaule. Il est vrai que depuis la disparition du communisme, le libéralisme est bien seul en course. Mais il n'est pas certain du tout que le communisme soit après tout une alternative au libéralisme.
Je penche même pour l'hypothèse inverse : libéralisme et communisme sont les deux faces d'un même système qui découle de la Raison mutante. Dans ce cas, il serait ridicule et presque comique de donner pour argument que le système est seul, donc qu'il ne doit pas être contesté. Car le plus sûr signe de la décadence du système tient précisément à son unicité. Quant à l'idée selon laquelle le système, quand il est bien appliqué, fonctionne à merveille, comme en Occident; et quand il est mal appliqué, fonctionne moins bien, avec les mauvais élèves désignés (l'Orient et l'Afrique), ce raisonnement relève de la mascarade et de l'hypocrisie. Chacun sait bien que le système tel qu'il est conçu ne peut assurer que la prospérité de l'Occident et qu'il implique la pauvreté des 4/5èmes de l'humanité pour contenter une minorité d'élus de moins en moins privilégiés d'ailleurs (à mesure que le système s'épuise et se gangrène).
La preuve qu'un système fonctionne mal, c'est son unicité. La revendication de cette unicité tient donc de gageure absurde et invraisemblable. Cela revient à se réclamer de l'incohérent pour justifier de la cohérence. La preuve que le système fonctionne à merveille, c'est justement qu'il fonctionne au plus mal (qu'il est unique). Je propose donc d'instaurer l'expression de système unique sur le même modèle que l'expression courante de pensée unique. Dans la pensée unique, la pensée s'atrophie, se sclérose et dégénère. Dans le système unique, le système disparaît. Le seul problème, c'est que ceux qui pensent pareils sont très mimétiques et ressemblants, mais qu'ils n'empêchent jamais tout le monde de penser comme eux - de travers. C'est impossible. Par contre, quand le système disparaît, ses représentants se ressemblent (comme Oussama et W.), ses modèles se ressemblent (sur fond de différences internes, comme l'Orient et l'Occident), mais le hic majeur, c'est que l'homme est en danger de disparition. Raison pour laquelle l'immanentisme se présente comme d'autant plus nécessaire qu'il n'est en fait que le système du diable : il présente la nécessité de la faiblesse.

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