jeudi 2 octobre 2008

Bel avis

Le journalisme est devenu le nec plus ultra contemporain de la pensée, de l'écriture et de l'expression. Comprendre pourquoi l'immanentisme tardif et dégénéré produit comme acmé de la pensée le journalisme, c'est se rendre compte d'une identité de toutes les formes de pensée, qui tourne en gros autour de l'objectivité, du factuel et de l'apparence.
A chaque fois que j'entends un mouton patenté vendre le mythe de l'objectivité, je me murmure, à mes oreilles loin des chevaux, que ce benêt est encore prisonnier du mythe de l'immanentisme, qui est bien plus qu'une caverne : une prison pour conformistes et autres mimétiques. Croire dans l'objectivité, c'est croire dans l'objet, soit adhérer au programme inquiétant et formaté de l'immanentisme selon lequel seul tout ce qui est fini est réel.
De nos jours, tout ramène en fait au journalisme si bien que la caricature de Bel Ami par l'ami Maupassant ferait presque passer pour une fadaise mièvre l'ancêtre du journaliste contemporain. Bel Ami était un sacré arriviste. Que sont lors ses successeurs d'aujourd'hui, qui pérorent pour raconter n'importe quoi quand les faits sont brûlants, soit quand les faits sont défavorables à l'immanentisme et au système qu'ils surreprésentent? Le journaliste aujourd'hui est le symbole de la pensée immanentiste. Si l'on accepte de regarder l'état de la pensée, on ne constate pas seulement le délabrement de tous les penseurs et de toutes les productions de pensée.
Il est certain que ce délabrement s'explique par la spécialisation et l'objectivité. Cette spécialisation fait la part belle aux experts, aux spécialistes et aux apôtres des sciences humaines. Le but de la pensée classique est de réunir les savoirs et si l'on accepte de regarder vers où tend cette réunion, on arrive à la religion et au phénomène religieux, pas à la philosophie. Il n'est de bonne philosophie qu'inféôdée au religieux, ainsi que le savaient fort bien Pascal, Saint Augustin et tant d'autres - dont un certain Platon, qui est un philosophe religieux et qui essaya de concilier philosophie et religion avec la doctrine des Idées, d'origine religieuse égyptienne.
C'est suite à l'avènement et à la prise de pouvoir de l'immanentisme que surgit la philosophie comme couronnement de la pensée, alors que jusqu'alors le couronnement tenait plutôt au religieux. A partir du moment où l'immanentisme prend le pouvoir et la parole, il impose la suprématie de la philosophie et ramène irrésistiblement la philosophie au fractionnement du savoir et au morcèlement des idées. Platon n'aurait pas été content. Aujourd'hui un bon philosophe est un historien de la philosophe spécialisé autant qu'un perroquet savant. La philosophie a instauré le règne des sciences humaines, qui fait que pour être philosophe on est soit économiste, historien, linguiste, ethnologue, anthropologue, archéologue, et que l'on est spécialiste d'un domaine très pointu et particulier à l'intérieur de chacun de ces savoirs.
Penser, c'est fractionner et diviser, fort du principe de la toute-puissance du fini. Si le réel ramène chaque individu à une place définie et fort stable, alors il est évident que le bon savoir doit être fractionné et ultra spécialisé. C'est le cas aujourd'hui, et c'est la raison pour laquelle triomphe le journalisme comme l'incarnation de la pensée du factuel.
Tous les experts, les philosophes, les économistes, les politologues, les anthropologues tendent en fait vers la méthode du journalisme : des faits, des objets, des apparences. Raison pour laquelle les philosophes sont aussi mauvais : après tout, que l'on songe au général de Gaulle qui tançait les philosophes qui font du journalisme. Le pauvre : que dirait-il de nos jours? Que les philosophes sont des journaliers?
Le niveau a tellement baissé que ce sont les journalistes qui font de la philosophie. On est journaliste, puis romancier, philosophe, économiste, et ainsi de suite, à la petite semaine, c'est-à-dire à la petite journée. Les experts ont tous adhéré au journalisme. Le symbole de la réussite tient au fait de passer dans une émissions de radio ou de télévision. La télévision est certes le média le plus populaire; mais la radio est sans doute plus snob; et le journalisme de la presse écrite, plus smart.
Raison pour laquelle il est important de comprendre que les critiques du système sont vaines tant qu'elles prétendent substituer à la presse déliquescente et propagandiste une presse enfin saine, lucide et honnête. C'est un peu comme ceux qui en appellent à un retour au capitalisme sain et au libéralisme modéré. Cette duplication fantomatique, chère à Rosset, philosophe nihiliste profond, consiste à définir une voie immanentiste saine qui diffèrerait de l'immanentisme dégénéré.
Une voie saine en lieu et place de la voie viciée. On se serait fourvoyé. Il faudrait revoir les méthodes, en revenir à des fondamentaux vrais. En réalité, il serait temps de comprendre que l'immanentisme ne peut parvenir qu'à ce résultat, comme le libéralisme et le capitalisme. A chaque fois, c'est le constat d'échec. L'immanentisme débouche sur la décadence, comme le libéralisme sur l'ultralibéralisme, le capitalisme sur le sauvage et le communisme sur la chute du Mur.
Que ne nous a-t-on pas abreuvé de propagande massive pour réfuter l'argumentaire néo communiste selon lequel les résultats du communisme provenaient de dévoiements du communisme et n'étaient pas de vrais communismes! Les libéraux à la Revel en France répétèrent en mode de triomphe aveugle que le communisme ne pouvait que parvenir à cet échec retentissant. Dès lors tout est dit : ce raisonnement mérite d'être appliqué sans tarder au libéralisme.
Le libéralisme ne peut qu'échouer comme le communisme. Quant au journalisme, il est temps de comprendre qu'il ne coïncide pas avec la pensée. Les faits sont soit une religion, auquel cas ils ressortissent du positivisme typique de l'innocence immanentiste (l'époque où l'on croyait vraiment que l'immanentisme serait une révolution couronnée de réussite); soit ils sont plus lucidement et profondément une propédeutique.
Propédeutique à quoi? A l'approfondissement et à la pensée - justement. La réduction de la pensée au journalisme ne signifie nullement qu'il faille condamner le journalisme, pas davantage qu'il faut supprimer les banquiers ou les médecins. Simplement les ramener à leur juste place. Un médecin est un médecin, pas un grand prêtre. Un banquier est un banquier; pas un démiurge. Un journaliste est un journaliste; pas un penseur ou un artiste.
Il se contente de se rapporter aux faits, ce qui est une position très louable, à condition qu'elle ne débouche pas sur une religion du fait et une assimilation de la pensée au journalisme. Dans ces conditions, la position de ceux qui estiment, à la lumière du 911 singulièrement, mais également suite à l'analyse du fonctionnement réel du système immanentiste et occidentaliste, que les méthodes du journalisme se sont dévoyées en propagande, mais qu'en restaurant le vrai esprit du journalisme, on peut s'en sortir, cette position et cette attente sont fausses.
Une telle position consiste en gros à annoncer que l'esprit de l'immanentisme est positif et que seul le dévoiement de l'immanentisme est négatif. Malheureusement, l'immanentisme ne peut qu'engendrer la destruction, la dégénérescence et la décadence. C'est ainsi que la plupart des sites fort instructifs et fort louables qui ont fleuri grâce à l'essor d'Internet pensent incarner le vrai journalisme contre le journalisme officiel. Ils ont certes raison dans l'immédiat, car il est certain qu'il vaut mieux lire le Réseau Voltaire que Libération.
Mais à terme, leur démarche est promise à l'échec. Elle est vouée aux gémonies en considération de l'espoir inconsidéré qu'elle fait naître. L'immanentisme ne peut connaître qu'un seul chemin et un seul destin : celui de l'espoir le plus fou, consistant à penser que le désir humain peut être comblé en ce monde, ce qui implique que l'homme puisse transformer le réel à sa guise et à sa main.
En réalité, l'immanentisme repose sur des fondements faux, ce qui implique que l'homme n'ait pas le pouvoir dont il se targue dans l'immanentisme. Le journalisme ne peut être au mieux florissant que dans la mentalité de l'immanentisme. Il a prospéré sous ce règne immanentiste et aujourd'hui sa méthode domine toute la pensée. La médiocrité de la pensée provient de sa soumission au journalisme comme objectivité et factualisme forcenés.
En s'en tenant au journalisme, à la restauration du vrai journalisme contre le journalisme dévoyé, les citoyens-journalistes d'Internet ne se rendent pas compte qu'ils sont un peu comme les libéraux d'aujourd'hui qui appellent à restaurer le vrai libéralisme contre le néolibéralisme. Leur enthousiasme prospère sur des mythes. Ils se condamnent à des faux serments et des lendemains qui déchantent. Le seul moyen de comprendre notre époque, ce n'est pas de s'en limiter aux méthodes du journalisme, c'est justement de penser, soit de spéculer, d'évaluer, de dévaluer, de juger, de critiquer, à partir de ces faits auxquels s'en tient le journalisme dans sa soif de réduction inquiétante (du moins quand elle prétend coïncider avec la pensée).
Il faut penser notre époque pour la comprendre et pour réaliser qu'elle n'est pas gentillette, anodine et positive. Elle est à la fois profondément dangereuse et profondément novatrice. De cette période va sortir de grands bouleversements. En pensant, on prend la mesure de l'immanentisme, qui est la religion de la sortie de la religion. En pensant, on comprend que la vraie pensée est subordonnée au phénomène religieux et que l'idée que la philosophie soit la pensée des pensées est justement le postulat monstrueux et dévoyé de l'immanentisme précoce, voire idéaliste, ayant permis la domination du journalisme dans l'immanentisme tardif et dégénéré.

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