mercredi 15 octobre 2008

Spaceculation

La spéculation financière est remarquable en ce qu'on emploie spontanément et presque sans s'en rendre compte un terme philosophique et surtout religieux. Spéculer renvoie ainsi à la religion et il est impeccable que la spéculation économique et financière soit d'elle-même, en tout cas aux yeux de l'époque, reconnue comme une spéculation religieuse et comme une forme d'acception typiquement religieuse.
Qu'est-ce que la spéculation? C'est la forme la plus haute de la pensée, soit de la virtualité. On peut parler de la spéculation comme de l'imaginaire et de la nécessité de l'imaginaire pour organiser l'action humaine. Sans spéculation, point d'existence, ce qui montre que l'imaginaire sert sans doute à rendre possible l'existence du temps. L'imaginaire est aussi la possibilité de conjurer les risques du futur et à rendre possible que le temps ne soit pas une discontinuité de fractionnement.
Sans l'imaginaire et sans la spéculation, l'homme ne pourrait pas vivre puisqu'il ne pourrait tout simplement pas subsister : il faut en effet que l'homme soit en mesure d'opérer le lien entre le passé, le présent et le futur pour obtenir un liant qui aboutit à l'absolu et qui demeure un mystère aussi impénétrable que fascinant. Spéculer, c'est ainsi tendre vers l'absolu en réunissant les trois grandes étapes du temps. Spéculer, c'est proposer un regard mystique qui réconcilierait l'homme avec le temps (on se souviendra que selon Heidegger, comprendre le temps reviendrait à comprendre l'Etre).
La spéculation théologique et la spéculation philosophique peuvent au fond se réunir au nom de la même démarche : proposer une conception du réel qui ne soit jamais certaine et toujours incertaine. En même temps, cette spéculation est proche de l'expérience mystique en ce que par l'imagination elle embrasse en un coup unique et fulgurant l'ensemble du champ du réel. Qui médite sur le réel en vient naturellement à des spéculations de type ontologique.
Étymologiquement, le spéculateur est celui qui contemple (speculari). Celui qui contemple l'ensemble du réel, soit aussi celui qui en est le voyant, qui voit ce que les autres n'ont pas vu et qui le rapporte, souvent comme il peut, c'est-à-dire de manière vague et/ou indicible. C'est typiquement l'expérience du religieux en méditation, à l'inverse de la contemplation tragique de Khayyam ("Veille à ne pas répéter ce secret : les tulipes ne refleuriront jamais").
Reste à ajouter que le voyant est aussi celui qui voit ce que les autres d'ordinaire ne voient pas. On pourrait ainsi opposer le mystique religieux à Khayyam le sceptique tragique (et non l'athée, car Khayyam est plus prudent, sinon plus subtil). Khayyam se désole de ne voir que le sensible, malgré toute sa science, philosophique, religieuse et scientifique, quand un saint ou un prophète discernent justement de la réalité une autre dimension que la dimension sensible communément admise (je pense notamment au martyr de Saint Étienne).
C'est ainsi que la spéculation classique consiste à voir et à rapporter ce que les autres n'ont ni vu ni rapporté. Contempler et méditer sont au fond deux actions et deux attitudes très proches, pour ne pas dire reliées et dérivées entre elles. Mais la spéculation immanentiste et moderne est alors parfaitement compréhensible, tant dans le choix du mot que dans la nature de l'action définie.
Il est saisissant et fascinant que ce que l'on nomme spéculation ressortisse du domaine de l'économique. Dans cette rupture et cette mutation modernes, l'économique a remplacé le religieux. Il serait temps de comprendre qu'historiquement la philosophie est une branche du religieux. C'est ainsi que la plupart des métaphysiciens occidentaux se situent explicitement dans le giron du christianisme (Kant ou Descartes) et que les opposants occidentaux au religieux le sont au christianisme (Nietzsche surtout).
Dans le système transcendantaliste, le spéculateur est religieux, parce que la contemplation du réel fait voir un réel idéel comme dirait Platon, le Royaume de Dieu comme dirait un monothéiste. Mais dans l'immanentisme, il n'est pas de réel plus haut que le réel sensible. Dans ce cadre, se hisser au-dessus du sensible reviendrait à se projeter dans le néant. La spéculation du néant en tant que croyance positive n'est pas possible, puisque la pensée doit bien relever de quelque objet.
C'est alors que la spéculation devient du virtuel ou de l'Hyperreél et qu'elle prend logiquement la forme de l'économique. Spéculer dans l'immanentisme, c'est nécessairement si l'on veut demeurer cohérent : spéculer sur du fini. Contempler ce que les autres n'ont pas contemplé, ce n'est plus relater de l'idéel, mais c'est mouvoir et dominer le sensible.
Seul l'économique, notamment par son étymologie transparente, parvient à cette domination sensible, soit au fait de se hisser par le virtuel et le spéculatif au-dessus de la pyramide du sensible et de proclamer la face du monde, à défaut de Dieu, que l'on domine le sensible et que l'on possède le pouvoir de décider de ce qui sera (sensible) ou de ce qui ne sera pas. Difficile de demeurer insensible à un tel pouvoir et à une proposition qui s'apparente en tous points au pouvoir démiurgique.
Qui aujourd'hui spécule à l'immanentiste acquiert un pouvoir qui est celui de Dieu, à ceci près que ce sont des hommes, des spéculateurs de type financier, qui le réalisent. Dieu s'est fait homme, dans un sens sinistre, qui consiste à avancer que Dieu tout bonnement a été remplacé par l'homme. C'est un cas typique et incontestable de démesure au sens antique et grec.
Le spéculateur financier est le maître de l'immanentisme, en particulier tardif et dégénéré. Cette spéculation est tout bonnement insensée, si l'on comprend ce que le terme de spéculation possède d'antithétique et d'oxymorique avec le domaine propre du fini. Spéculer sur le fini, ce n'est pas seulement réduire considérablement la portée et le champ de la spéculation classique, c'est surtout un geste absurde et nihiliste, qui conduit à autoriser une attitude fort dangereuse et suicidaire : en effet, en ne spéculant que sur le fini, on laisse en jachère le reste du réel et on interdit la transformation du réel non sensible en réel sensible. Du coup, le réel s'étiole et se sclérose et il risque fort de se désagréger en de finir en bordel, sans sombrer pour autant dans la vulgarité, voire l'obscénité.

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