mardi 21 octobre 2008

La religion du fait

La distinction entre fait et religieux donne une claire représentation du réel. Alors que l'homme essaye continuellement d'atteindre la vérité, il commence par retenir la démarche religieuse, avant de se rabattre sur le fait. Sans doute l'homme a-t-il cependant commencé déjà par le fait, s'est rabattu sur le religieux faute de résultats concluants et ne revient vers le fait qu'en période de crise.
Qu'est-ce que la crise? La crise consiste à perdre de vue l'idée du réel. La connaissance du réel n'est pas spontanée. Quand l'homme s'en tient aux faits, il se rend rapidement compte qu'il suit la conception minimaliste du réel. Raison pour laquelle il se rabat rapidement sur le religieux, qui lie et délivre dans la mesure exacte où il fournit du réel une dimension qui ne s'en tient pas aux seuls faits.
L'expérience traumatisante de l'homme intervient quand il se rend compte qu'il est perdu s'il suit du réel la seule définition factuelle. Le religieux n'est pas une fantaisie ou un opium, dans le sens où il délivrerait une conception anesthésiante et rassurante. Ce n'est pas une illusion. C'est une manière de proposer une vision du réel qui intègre la dimension non factuelle du réel, soit la dimension qui intègre que le réel ne se réduit pas à sa dimension factuelle.
Le religieux est ainsi une démarche connexe de la pensée humaine. Il est impossible de penser sans saisir que le réel n'est pas réductible à l'immédiat, avec deux options tout aussi profondes l'une que l'autre :
1) soit le réel immédiat est lacunaire, ce qui implique que le réel soit ailleurs. C'est l'hypothèse dualiste en philosophie, transcendantaliste en religion : le vrai réel n'étant pas ici et maintenant, il est ailleurs.
2) On peut aussi estimer que notre perception de l'ici et du maintenant est lacunaire et que ce que nous voyons n'est jamais que fragments de ce qui est vraiment. Dans ce cas, le réel est ici et maintenant, c'est-à-dire que le réel peut être ici et maintenant et en même temps qu'il diffère de la représentation humaine.
A y bien regarder, les deux solutions sont complémentaires, puisque l'ailleurs équivaut dans la seconde hypothèse au caché de l'ici et du maintenant. Quoi qu'il en soit, il est capital de cerner les raisons de la crise - immanentiste. A chaque fois que le religieux prospère et prospecte, il le fait à partir de connaissances factuelles limitées. Quand une révolution factuelle survient, comme la démarche scientifique moderne, elle bouleverse le religieux et l'homme se rabat sur le factuel en prenant le religieux pour du baratin et du charabia.
Pourtant, si l'on regarde le fond du problème, le vrai reproche à adresser au religieux n'est pas de mentir. Au contraire, le religieux est une démarche salutaire, dans tous les sens du terme, puisqu'elle est celle qui rappelle que le réel n'est pas le sensible et que de ce fait le réel redevient salutaire. Sans l'expérience religieuse, avec seulement l'expérience factuelle, l'homme disparaîtrait rapidement.
Le factuel est plus mensonger que le religieux. Mais le religieux repose sur un soubassement factuel. Le religieux constitue la prospection et la prolongation du factuel. Il est assez facile de proposer une conception factuelle, alors qu'il devient nettement plus hasardeux d'oser une conception religieuse.
On a vu des scientifiques s'emballer dans le scientisme et le positivisme et croire qu'avec un peu de rigueur scientifique, ils allaient enfin parvenir à la vérité, quittant ainsi les hésitations titubantes et les délires grossiers des religions. Cependant, tous les résultats du positivisme et du scientisme n'ont jamais abouti qu'à des pensées fort caricaturales et fort fragiles. Le meilleur exemple que je connaisse est encore la philosophie risible d'Einstein. Les propositions du cercle de Vienne sont de l'assez petite bière en comparaison des spéculations d'un Bergson.
Sans factuel, le religieux n'est pas développable. Mais sans religieux, le factuel n'est jamais qu'une grossière propédeutique, à moins qu'il ne soit qu'une courte introduction. Que l'on songe si l'on veut s'aviser de cette réduction que constitue le factuel à ce que serait une représentation purement factuelle. Non seulement elle conduirait à la disparition rapide du sujet en proie à de telles berlues, mais en plus elle équivaudrait à une aberration de représentation.
Voilà ce qui étonne et détonne dans le réel : il n'y a de certain que le factuel, soit le plus immédiat de notre représentation, et en même temps, le factuel n'est jamais qu'un sinistre et dangereux raccourci quand il évacue le religieux. Factuel et religieux : on pourrait sans peine proposer une définition satisfaisante du réel à partir de ces deux termes si seulement on était en peine de dire quoi exactement ils recouvrent.
Personne n'est jamais capable de définir le plus petit fait, à part d'avancer qu'il est certain s'il est expérimenté ou expérimentable. Personne n'est davantage en mesure d'expliquer ce qu'est le religieux, à part le fait de remarquer que toutes les formes de sociétés humaines commencent et finissent par le religieux. Le religieux est le culte de la culture. Aujourd'hui on rejette le religieux sous le prétexte qu'il constituerait une somme de billevesées, d'approximations et que l'imagination religieuse aurait depuis la modernité été dépassée par une méthode plus précise et objective.
On explique béatement que les absurdités du monothéisme sont la preuve de la faillite du religieux : eh non, le monde ne s'est pas fait en six jours. Eh non, le singe ne descend pas de l'homme. Et ainsi de suite. La ridiculisation du monothéisme s'ordonne sur le mode plus général d'une destruction du religieux, comme si le religieux était une gangue obsolète et illusoire qui enserrait le joyau factuel.
A en croire la vulgate immanentiste, la méthode scientifique engendre de tels progrès que le factuel est désormais arrivé à sa période de plénitude et que le religieux est inutile. Plénitude du factuel : les découvertes scientifiques permettent enfin de rendre le factuel plein et entier, soit de quitter ses oripeaux de fini délimité et limité. Le factuel immanentiste et moderne serait enfin la rencontre du fini et de l'infini, à ceci près que le fini serai si l'on veut l'infini.
Évidemment, cette approche du factuel dénote une forme outrée et outrancière de fanatisme, qui est le fanatisme immanentiste et qui consiste à rejeter toute forme de transcendantalisme sous prétexte qu'elle ressortirait du religieux bête et méchant. Qui est bête et méchant? En l'occurrence, je crains fort que ce soit la conception immanentiste qui tend à évacuer le religieux pour prôner le dogme du factuel tout-puissant.
C'est lors des périodes de profond remaniement du factuel que se trament les crises religieuses. Le religieux est particulièrement éperdu et mis à mal quand le factuel sur lequel il s'appuie n'est plus valide. Il est certain que le monothéisme comme forme de religieux n'a pu s'épanouir que sur la trame d'une profonde révolution factuelle. Cette révolution factuelle préfigure le changement de représentation du monde, qui passe d'un monde morcelé et régional à un monde uni et mondial.
Le monothéisme est l'amorce explicite de la mondialisation, dont le projet culmine en apothéose avec la découvert des Amériques en 1492 et dont le crépuscule est présenté de nos jours comme un accomplissement, la mondialisation funeste et fumeuse. Du coup, le religieux s'est adapté aux faits contemporains à l'avènement du monothéisme, dans un monde de représentations stables, disons autour d'une période de latence d'environ un demi millénaire.
La crise immanentiste laisse accroire que le religieux serait une vision du monde datée et périmée, alors que le renouvèlement du factuel provient de la révolution scientifique moderne. C'est le renouvèlement historique du factuel par rapport au religieux qui entraîne l'impression que le religieux est décalé, au sens péjoratif de réactionnaire et obsolète. N'oublions jamais que le religieux s'édifie à partir d'un donné factuel intangible et que le monothéisme s'est édifié par rapport à un donné qui aujourd'hui apparaît particulièrement daté.
Pourtant, les commentaires selon lesquels le religieux en tant que tel serait faux parce que le factuel sur lequel il s'adosse est faux sont simplistes. On connaît certes l'épisode de la croyance factuelle dans la platitude de la Terre, croyance plate et dépassée de nos jours. Mais peut-on conclure de l'inexactitude factuelle du monothéisme à l'inexactitude religieuse du monothéisme? Allons plus loin : peut-on conclure de l'inexactitude factuelle à l'inexactitude religieuse?
Absolument pas si l'on se souvient que le religieux n'a pas pour but véritable de révéler comment le monde factuel est, mais comment prolonger le réel à partir du factuel. En période de crise, ce n'est pas le sentiment religieux qui est obsolète. C'est seulement le factualisme du religieux qui se trouve caduc.
J'irais jusqu'à prétendre au contraire que la crise dévoile la beauté du religieux, beauté esthétique certes, mais à chaque fois que nous ressentons une émotion d'ordre esthétique, c'est parce que cette harmonie ou cette émotion proviennent du contact avec un réel plus profond et plus tenace que l'immédiateté à laquelle nos sens nous convient et nous habituent. De nos jours, adhérer à un monothéisme ne signifie certainement pas pour un croyant sensé qu'il souscrive aux croyances factuelles millénaires et datées, mais qu'il ressente la profondeur du sentiment religieux, qui est la seule démarche permettant de dépasser le sentiment d'immédiateté et d'offrir une vision du monde pérenne et valable pour le devenir de l'homme.
Il suffit de constater que l'immanentisme, en tant que religion de la négation du religieux, emmène l'homme tout droit vers l'abîme. Rien d'étonnant à cette évidence : le nihilisme mène au néant. Également, le religieux est le seul moyen pour l'homme de pérenniser sa présence dans le réel en offrant une représentation du monde qui dépasse l'immédiateté. Sans religieux, ou avec la religion du diable, celle qui nie le religieux, l'homme est certain d'aller à l'avanie. Il est vrai aussi que l'immanentisme peut se définir comme la religion des faits, soit la religion qui dissocie le fait du religieux et qui assimile le fait au religieux.

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